Consulter Neuvième Art la revue

notes sur blutch

Christian Rosset

[Janvier 2008]

Les bandes dessinées de Blutch se nourrissent, de façon singulière, de signes, de figures, d’idées (d’abstractions), empruntés à d’autres domaines « de création » (on devrait dire à tous les domaines, presque sans exception). Mais elles ne procèdent d’aucun mimétisme ; le passage, le déplacement d’un lieu à l’autre, altérant l’original, l’agrégeant à d’autres, construit un nouvel espace-temps, matérialise une nouvelle forme ‒ de la « pure bande dessinée » qui ne serait en aucun cas de la « bande dessinée pure ».

I

Commençons d’un ton léger (mais est-ce bien sûr ?). Existe-t-il une Muse, une déesse des temps modernes, qui inspirerait la bande dessinée ? Et, si oui, comment la figurer ? En jeune fille d’aujourd’hui ou en princesse des temps jadis ? Quelle est sa couleur de peau, la couleur de ses yeux ? Est-elle longue et élancée ou petite, un peu timide ? Est-elle de chair faite encre ou n’est-elle qu’une idée, l’embryon d’un désir encore désincarné ? Je ne sais si les livres de Blutch répondent à ces questions, mais, à les lire, on ne peut manquer d’y songer. Et, quand l’auteur lui-même revendique la spécificité du moyen d’expression qu’il s’est choisi, le lecteur qui le suit, qui connaît son parcours depuis ses débuts à Fluide glacial jusqu’à La Volupté, ne peut que l’approuver. Le 9ème Art est peut-être plus que jamais en quête de Muse, bien plus que d’héroïne, donc en quête de souffle, d’énergie [1].

La bande dessinée est toujours, paraît-il, un art juvénile ; elle en serait encore aujourd’hui au stade des balbutiements. Et pourtant elle fait montre, depuis un certain temps, d’anachronisme, et ce à plus d’un titre : d’abord parce que certains de ses auteurs continuent de s’amuser au petit jeu facile des confusions volontaires entre époques [2] (avec le plus souvent des résultats très attendus) ; ensuite du fait que les siècles, les années, s’enchevêtrant d’eux-mêmes [3], on peut goûter physiquement la possibilité de vivre simultanément plusieurs temps et tenter de le traduire dans sa pratique ; et enfin parce que quelques auteurs infiniment plus subtils marquent leur inquiétude de maintenir en vie certains vestiges, les déplaçant dans l’espace et le temps, de manière à ce que l’idée même de mesurer ces déplacements n’ait plus aucun sens.
L’anachronisme, chez Blutch, serait plutôt de ce bord-là : du côté de la survivance, de l’entretien de ce « déjà-là » que l’auteur possède en lui avant même d’avoir songé à passer à l’acte, dont il ne sait pas nécessairement d’où ça vient (et, encore moins, de quand), mais qui, travaillant le corps, l’esprit, se retrouve, inévitablement, dans l’œuvre. « Quelque chose » demeure et se meut d’un livre à l’autre, ne se répétant pas, mais revenant, à chaque fois métamorphosé, tout en préservant ce qui constitue son identité. L’anachronisme, au sens « fort », « actif », c’est cela et rien d’autre : se frotter au monde d’avant notre naissance. Et ce monde n’est pas un monde historique, ni préhistorique, mais une géographie, une cartographie de hantises, de fantasmes, une topographie d’humeurs, de sensations (et cette déesse, survivante d’un lointain proche, que nous avons nommée la Muse, veille aussi sur lui). Mais cela, dans un premier temps, on le ressent davantage qu’on ne le comprend.

Cette forme d’anachronisme n’est pas rare dans les bandes dessinées animées d’une certaine ambition, celles qui ne font pas, de manière scolaire, de l’Histoire romancée, de la fiction historique ou, de manière puérile, du décalage standard. On peut penser aux meilleurs Tardi ou à certains Forest, hantés par cette période de l’Histoire de France d’entre deux guerres (celle de 70, celle de 14, et alentours), époque des grands feuilletons populaires, mais aussi d’une remise en question tous azimuts de la conception classicoromantique de l’art ‒ ce qui a été parfaitement formulé par Rimbaud, dans deux phrases fameuses d’Une saison en enfer (tirées d’Adieu et d’Alchimie du verbe) : « Il faut être absolument moderne » et « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs ». Mais chez Blutch, s’il y a comme une relance de ce qu’ont ouvert ces grands auteurs (Forest, tout particulièrement, semble-t-il), cela s’emballe parfois, s’affole même, tout en manifestant davantage de rigueur de livre en livre. On peut continuer à se remémorer Rimbaud (Alchimie du verbe, un peu plus loin) : « J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges ». Tout cela s’accorde bien à la démarche de l’auteur de Vitesse moderne, associant le mouvement ‒ l’élan comme la chute, le « plongeon dans l’acte » avec ce que ça comporte de risque ‒ à l’immobilité, effet de la sidération comme principe constitutif du dessin en tant qu’écriture (le travail de bande dessinée consiste en grande partie à fixer le mouvement, à l’arrêter sans pour autant pétrifier les sensations qui s’en dégagent).

II

Il est intéressant de relever que cette œuvre, certes séduisante mais âpre et dérangeante, a pris naissance dans les pages de Fluide glacial, un magazine de pur divertissement où il est de bon ton de faire semblant de ne rien prendre au sérieux, l’usage de la dérision généralisée étant, selon une prescription locale, le meilleur remède contre l’angoisse. Blutch est sans doute, après Goossens, celui qui a le plus travaillé ‒ usé, réinventé ‒ l’idée de décalage, creusant l’écart avec la plupart de ses collègues du journal qui se contentent de répéter, de maintenir coûte que coûte, une forme d’humour vaguement grinçant sans chercher à déplacer quoi que ce soit. L’art et la manière de « fixer » un déplacement, c’est ce qu’on nomme, en peinture, en littérature, en cinéma (etc.) : le collage. Cette pratique d’une forme de collage qui ne serait pas un simple jeu intellectuel, un quizz citationnel, ou un équivalent du remix (le recyclage permanent, nouvelle forme contemporaine de l’académisme), Blutch en joue de manière très réjouissante et de plus en plus complexe au fil du temps, allant bien au-delà du principe de rencontre fortuite (comme celle de la machine à coudre et du parapluie que les surréalistes ont épuisée depuis belle lurette). En procédant à ce type d’opérations, il ne cherche pas à imprimer du non-sens ordinaire, mais plutôt à proposer le plus de liberté possible, désenclavant les sensations tout en les « formulant » avec précision, dégageant le sens des ornières de la psychologie, se débarrassant des velléités à toujours en rajouter là où il vaudrait mieux s’en abstraire. De ce point de vue, Blutch se place davantage du côté des musiciens que des littérateurs, car, en musique, ce qu’on entend par « le sens » passe d’abord par le rythme, le phrasé, les intensités, le silence.

Ce désir d’abstraction ne conduit à aucun hermétisme : car, bien plus qu’inexplicable, l’œuvre se Blutch se passe d’explication. Son savant désordre ne demande jamais à être remis en ordre par un discours qui lui serait extérieur ‒ toute chose étant à sa place, c’est-à-dire déplacée là où, justement, tenter de lui donner un sens autre qu’équivoque ne pourrait qu’échouer. Une lecture libre de ce corpus se générant presque case à case, selon un parcours non linéaire, plutôt « in progress » qu’en simple progrès, permet de noter ce qui, en surface, sans fausse profondeur, nous renseigne avec beaucoup de précision sur ce que l’auteur ne soupçonnait peut-être pas au moment de l’écriture et qui échappe, entre autres choses, aux lieux communs de l’autobiographie.

« Etre présent partout, mais visible nulle part ». Blutch cite souvent cette phrase, presque comme une devise, qui a pu être reprise d’un auteur à l’autre depuis des lustres pour se préserver de cet exhibitionnisme post-romantique qui ne cesse de s’actualiser pour coller à l’air du temps. Mais, quand on lit, si on s’inquiète de devenir un peu trop spectateur passif, la tentation est grande de dévoiler l’intime tapi derrière le rideau (ou l’écran, le miroir). Cet intime, on peut tenter de le dérober (soulevant le tissu opaque, le voile léger, comme une femme ‒ ou une pensée, dirait Georges Bataille ‒ soulève sa robe, l’enlève, découvrant sa nudité), mais, pour cela, il faut presque danser avec l’auteur. Il faut s’accorder à ses mouvements, se déplacer dans la page de manière un peu chaloupée parfois, en tout cas suivant une chorégraphie plus ou moins improvisée, n’hésitant pas à être en décalage (cherchant le juste contrepoint) avec celle qui fait se mouvoir les personnages. Chez Blutch, la danse, le mouvement chorégraphié, est fascination, peut-être davantage (et de manière sans doute plus énigmatique) que la musique. Tout le monde se laisse entraîner par la musique, en bande dessinée c’est presque la règle, alors que peu ont
une relation forte à la danse (Florent Ruppert en a fait, dit-il, sérieusement. Edmond Baudoin est amoureux des danseuses autant que de la danse). Blutch raconte que le souvenir d’un ballet de Roland Petit a été un des déclencheurs de Péplum (l’histoire du jeune homme amoureux d’une femme congelée que son amour va faire revivre en « déplaçant », par transfert, la glace d’un corps à l’autre ‒ histoire éternelle s’il en est). Il accorde apparemment une grande attention au travail fondamental de Merce Cunningham (qui est ouvertement à l’opposé de celui de Roland Petit). D’ailleurs le personnage du chorégraphe dans Vitesse moderne lui ressemble un peu ; mais, européanisé, francisé même, de corps comme de caractère, l’Américain ne garde que quelques traits et perd au passage cette douceur réservée, ce sens du silence, ce refus de toute emphase qu’il partageait avec son plus proche compagnon, le musicien John Cage (« Notre intention ‒ écrivait ce dernier en 1956 ‒ n’est pas de produire de l’ordre à partir du chaos, ni de suggérer des améliorations dans la création, mais simplement de s’éveiller à la vraie vie que nous vivons, et qui est si excellente une fois qu’on l’a débarrassée de nos pensées et de nos désirs et qu’on la laisse agir de son plein gré »).
Toujours à propos des modèles : dans Vitesse moderne, à chaque fois qu’on en reconnaît un, possible sinon probable, par exemple Christine Angot pour le personnage de Renée, on doit reconnaître aussitôt que la transformation opérée a plus de poids que la référence repérée, et que, du coup, cette nouvelle impression efface le modèle au profit du personnage de papier dont, si on s’en approche au plus près, on peut se rendre compte à quel point on ne l’avait jamais vu ‒ ni d’avant, ni d’ailleurs.

La danse, la musique se passent généralement de mots. La chanson, le plus souvent ritournelle, répète, ressasse, tente de faire sentir quelque chose avec le minimum de mots. Elle est généralement sentimentale, affectée, c’est à la fois sa force et sa limite. Blutch s’avoue (se désole d’être ?) sentimentaliste mais, autant que possible, il s’efforce de le taire ‒ et pas seulement dans les pages « muettes » (ceci dit, c’est un grand bonheur de découvrir autant de pages de bande dessinée qui se passent de mots [4] sans pour autant pétrifier le récit : dans Mitchum, surtout, qui est une écriture palimpseste, de façon parfois visible ‒ comme dans le No.4, « Le ballet », où quelques pages d’une bande dessinée abandonnée sont recouvertes d’une série de portraits d’une danseuse en mouvement jusqu’au moment où la fusion entre les deux mondes opère, dénudant le modèle et faisant surgir discrètement ces premiers mots : « N’aie pas peur, c’est juste pour voir » ‒, parfois invisible).

III

Malgré le désir de pureté, l’exigence, l’ascèse, qui peuvent l’animer, un livre contient presque toujours les traces d’une lutte contre son propre effacement. Le matériau résiste, il faut l’interroger, négocier, s’en arranger, ruser, tenter des remises en question. C’est pourquoi le chemin ne peut pas se faire en toute tranquillité d’une étape à l’autre. Dès ses débuts, malgré une volonté d’exacerber ce qui fait Fluide, de provoquer un débordement (comme un enfant grandissant doit, de lui-même, déborder le lit que sa mère continue soir après soir de border comme si de rien n’était), des repères sont mis en place, tel un kit de survie. Mais, s’ils vont permettre des passages d’un livre à l’autre, des dialogues entre les projets, des allers-retours se moquant de la chronologie de l’œuvre, ces repères ne sont stables qu’en apparence : comme pour l’effet de reconnaissance des modèles, le repérable possède aussi bien une tête de lecture qu’une tête d’effacement. On croit, à la lecture, avoir décelé une figure obsessionnelle se transformant d’un livre à l’autre, par exemple la figure de la Princesse ou Déesse, de Black Lady en Sunnymoon, de Vénus prisonnière des glaces en Lolita baby-sitter, et, d’avoir accès à ce repère qui, tel un phare, diffuse une clarté dans l’obscurité, on pense y voir plus clair. Mais cette clarté peut se révéler bien plus inquiétante que les ténèbres.

N’oublions pas que Blutch est né non loin d’une frontière, dans un monde entre deux langues, entre deux cultures, où se jouent depuis toujours nombre d’affrontements pas toujours amicaux bien qu’empreints d’admiration réciproque. Ces luttes vont faire naître et consolider un langage, une identité culturelle locale, mais aussi impulser un élan vers un ailleurs lointain. Entre France et Allemagne, même dans le contexte actuel d’amitié relancée dans un champ de ruines, s’affrontent depuis toujours deux conceptions des lumières. La clarté « classique » serait plutôt du côté français [5] ; et, de l’autre, une clarté peut-être plus violente qu’obscure : dans les résonances du romantisme, de l’expressionnisme, entre enténèbrement et illumination, les choses semblent plus complexes (on peut y perdre son ombre et musiciens et philosophes sombrer dans la folie). Ces combats offrent des occasions de changer (non de synthétiser, mais de tenter d’agréger ou, au moins, de questionner), et ces échanges ont donné des résultats discrets mais fameux : citons Hans (Jean) Arp, peintre, dessinateur, sculpteur, poète, se moquant ironiquement des frontières tout en se sentant profondément venu de là - son nom a été donné à une place où se trouve le Musée d’Art Moderne de la ville de Strasbourg. Il faut noter aussi qu’au Musée de l’Œuvre Notre-Dame (et dans bien d’autres lieux de la ville), on peut voir nombre de natures mortes, notamment les grandes vanités de Sébastien Stoskopff (dont les Corbeilles de verres). Les natures mortes ont un autre nom : vies tranquilles (still life, stilleben) ou vies silencieuses. Les dernières œuvres d’Arp cohabitent facilement avec ces peintures du dix-septième siècle rendant visible la transparence des verres, leur mutisme, en l’absence d’être humain (mais non de regard), sans pour autant censurer leur tranchant ni le cri qui peut surgir dès la coupure : rencontre de la clarté douce, discrète, immobile qui caresse la peau et de la clarté violente, remuante, animée qui prend à la gorge. Certaines images de Blutch, certaines séquences, me semblent marquées de cet état de tension d’entre deux mondes.

Mais il y a aussi un appel, une fascination, pour un ailleurs, un pays lointain mais à portée, avec une culture plus neuve, moins complexée, moins chargée de pathos, de nostalgie des temps passés. Cet ailleurs, depuis maintenant plus d’un demi-siècle, et pour une grande partie de l’humanité, l’Europe en premier lieu, ce sont les USA. De l’autre côté du Rhin, quelqu’un comme Peter Handke l’a bien saisi, notamment dans sa Courte lettre pour un long adieu. Blutch a publié chez Cornélius une Lettre américaine que l’on aurait tort de négliger, un carnet de voyage en grand format où l’on retrouve ce qui fait la mythologie américaine, plus précisément new-yorkaise (musiques, fringues, attitudes, architectures), mais aussi ce qui a été transporté d’Europe en Amérique, comme ces peintures fameuses qu’on peut toujours aller admirer au MoMA : Les Demoiselles d’Avignon de Picasso et L’Atelier rouge de Matisse, toutes proches l’une de l’autre dans la même salle [6]. Blutch note sa stupéfaction devant les « demoiselles », ce tableau qui se serait démythifié d’avoir été ainsi déplacé. Mais ce qui nous sidère, nous lecteurs, c’est que Blutch n’hésite pas à le dessiner, à vue, dans un noir et blanc très contrasté [7] (qui donne la tonalité du livre), conservant quelque chose de la violence du tableau peint dans une France coloniale où l’on commençait à peine à parler d’Art Nègre. Matisse fera plus tard une apparition dans Mitchum 2, s’interrogeant sur la couleur des yeux d’une belle Anglaise : « Ses beaux yeux changeants, que j’avais vus noisette hier [...] J’ai pensé que c’était l’afflux de sang qui [les] faisait changer ».

Mais le nouveau monde vit aussi la nuit et ces nuits sont parfois hantées par les résurgences d’un autre monde infiniment plus âgé, ou plutôt d’un autre âge, qui ne connaîtrait pas ou aurait oublié ses dates, et qui perdure dans cette zone étrange où se côtoient avant-garde révolutionnaire et primitivisme (comme l’était déjà l’atelier de Picasso en 1907). Nous en revenons à la question de l’anachronisme, via le Jazz par exemple qui, même free, peut offrir à qui l’écoute l’occasion d’une plongée dans des temps immémoriaux tout en étant au plus près de l’expression d’un présent.
Remontée d’Afrique, souffle revenant, histoires bleu-nuit, noir d’encre : matière magnifique pour un dessinateur comme Blutch qui, dans Total Jazz, « mettant en scène » les plus grands musiciens, se passera encore davantage des mots (une des histoires muettes se nomme « La muse », égrenant, d’image en image, cinquante années d’une jeune femme blanche enthousiaste vieillissant au côté de musiciens noirs ‒ et blancs ‒ mélancoliques, au bord de la mort : elle finit gardienne de leurs images ‒ de leurs musiques ?).

Vitesse moderne du jeu de Charlie Parker, de Cecil Taylor, Sonny Sharrock, etc. Ralentissement chez Miles Davis. Raréfaction, jusqu’au silence, le tout dernier souffle se projetant dans l’espace musical comme une ombre d’Afrique fantomatique, non luxuriante, celle des musiciens jouant de sanzas ébréchées, aux voix rauques et presque inaudibles. Désir secret de toucher à l’origine, d’aller à la source ? Pour se retrouver dans quel Paradis ? « Le paradis est le temps antérieur au temps. Il est un lieu étrange qui est situé à l’ouest de l’Éden et dans lequel on rêve. Ce que nous transportons ? L’ombre de la nudité. Nous transportons le souvenir de corps plus anciens que le nôtre. Nous ne sommes que la trace vivante d’une scène qui n’est plus. » [Pascal Quignard] [8]

IV

« Cet album, je le vois comme le dernier volet d’une trilogie. Après le bonheur, la volupté, voici finalement la beauté » (Blutch, note sur La Beauté). De ce troisième volet qui devrait donc achever (en beauté ?) cette trilogie, peu d’informations, au moment où j’écris, ont encore filtré [9]. Parmi les impulsions de départ, Blutch cite Valéry : « Quoi de plus énigmatique que la clarté ». Il parle aussi de « souci d’économie de moyens » qui le conduit à limiter couleurs et instruments (une couleur de plus à chaque volet : noir [10], rouge, bleu ‒ avec quelques exceptions le temps de quelques pages).

Beauté et Volupté sont deux mots rimant dans un des plus célèbres poèmes de Baudelaire (L’invitation au voyage) : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté. » Si la tentation du luxe (et de la luxure) est bien présente, l’ordre et le calme sont comme en attente. On sent bien que les figures immobiles, qui sont comme des tableaux de Balthus (ou de Pierre Klossowski, frère aîné du peintre, écrivain, dessinateur moins habile mais compositeur de très étranges « tableaux vivants »), sont là pour agiter, et même exciter, qui les regarde. Goût sadien du simulacre, théâtre mental aplatissant le réel d’une autre manière que le rêve, plus contrôlée, sans doute davantage plastique (plus libre et jouant sur l’idée de contour : précision du dessin, du coup de gomme, redessinant par effacement ‒ et, à découvrir certaines images de La Beauté, le nom de Bruno Schulz, dessinateur écrivain comme Klossowski, me vient à l’esprit, en contrepoint de celui de Giacometti). L’immobilité peut aussi s’accorder au sommeil, à un certain état du sommeil, donc du corps où, malgré le battement du cœur, l’entretien de la respiration, le temps semble suspendu. La couverture de Vitesse moderne, qui ne se réfère à aucune scène du livre, montre ainsi les deux « héroïnes » endormies calmement dans une voiture à l’arrêt. Hiatus entre le titre et l’image (rien ne nous empêche d’imaginer que l’autoradio diffuse doucement une vieille chanson désuète, accordant la « non-vitesse » à la « non-modernité »).

Dans des notes sur ce même album, Blutch écrit : « Je me fais l’effet d’essayer de vous raconter un rêve et de ne pas y réussir ». Dans un entretien [11] au sujet du deuxième volet de sa trilogie (qu’on pourra donc maintenant considérer comme central), Blutch raconte qu’il « travaille un peu comme un élève dont le sujet de rédaction serait : “Parlez-nous de la volupté” : En réalité, je cherche à faire un bouquin de cul... et je n’y arrive pas. La Volupté, c’est ma façon de tourner autour de cette idée... » Tourner autour plutôt que de s’inscrire dans un genre : quoi de plus ennuyeux et répétitif que l’onirisme en bande dessinée ? Quoi de plus convenu, académique, que l’érotisme en bande dessinée ? La nudité : « le dernier des mystères » ? De quoi donner, en effet, le tournis. Il faut toujours rater [12] le livre attendu pour réussir celui auquel ni l’auteur ni le lecteur ne pouvait a priori s’attendre.

C’était le bonheur (revers de la médaille : le malheur se rapproche ; ou : ne se cache plus, se montre ouvertement). est la beauté : où les belles endormies (yeux clos, ou non) sont cernées par des figures de cauchemar (regard fixe, arrêté, pénétrant, c’est selon ; attirance réciproque bien connue de la beauté et de son envers). L’amour, la sidération, comme sujets ou sésames de la part la plus jouissive de l’œuvre de Blutch. Quant à la volupté, le Robert propose « douleur » comme antonyme, comme s’il n’y avait pas de douleur voluptueuse. « Je crois que j’ai déjà écrit dans mes notes que l’amour ressemblait fort à une torture ou à une opération chirurgicale. Mais cette idée peut être développée de la manière la plus amère. Quand même les deux amants seraient très-épris et très-pleins de désirs réciproques, l’un des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que l’autre. Celui-là, ou celle-là, c’est l’opérateur, ou le bourreau ; l’autre, c’est le sujet, la victime. Entendez-vous ces soupirs, préludes d’une tragédie de déshonneur, ces gémissements, ces cris, ces râles ? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésistiblement extorqués ? [...] Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. ‒ Et l’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve tout volupté. » [Charles Baudelaire, Fusées]

V

Histoires d’affrontements, de prédations, de ruptures, de troubles du désir comme d’entretien du feu sacré, dans une œuvre déroutante, au sens où elle joue avec l’égarement. D’une étrangeté surgie des ruines du surréalisme (un surréalisme d’avant le surréalisme, ou d’à côté, légèrement à l’écart) qui sont comme les ruines romaines : dépôts, vestiges, fossiles, à partir de quoi on peut assembler, au présent, une histoire « sans queue ni tête » (sans début ni fin, mais sexuée et pensante).
« Une pierre dans mon jardin [13] » : statuaire organique, regard et corps médusés comme dans les contes les plus archaïques, ou ce qui touche à « l’effroyablement ancien ». Dans Péplum, le « héros », le jeune chevalier romain, contemple ‒ une dernière fois ? ‒ la statue de la déesse délivrée de sa carapace de glace. À la question : « elle est morte ? », il répond, les yeux clos : « elle était morte. »

« L’effroyablement ancien », formule que j’emprunte à Maurice Blanchot (« Quelque chose de tout autre, à travers cette parole, s’était fait jour, avait cherché une issue, quelque chose de plus ancien, d’effroyablement ancien, qui avait peut-être même lieu en tout temps, et en tout temps j’étais cloué sur place [14]. »), n’est pas « un événement qui aurait eu lieu il y a des siècles, des millénaires, et dont on aurait perdu toute mémoire, mais "le temps de l’en deçà du temps" [...], un passé immémorial qui bouleverse notre représentation commune du temps, car toujours passé, il n’aurait été précédé par aucun présent [15] ». Dans Le Sexe et l’effroi [16], Pascal Quignard avait déposé cet incipit : « Nous transportons avec nous le trouble de notre conception. » Cloué sur place... Un passé qui n’aurait été précédé par aucun présent (ce qu’on peut dénommer le jadis)... « Nous sommes venus d’une scène où nous n’étions pas [17]. »

En lisant ou relisant les livres de Blutch, ces souvenirs de lecture me sont revenus, mystérieusement mais de manière insistante. Non parce qu’ils nous apportent une clef ‒ à vagabonder dans ce champ où la lecture nous transporte, nul désir d’en posséder une ne nous vient ‒, mais parce qu’ils nous aident à sortir ce travail de pure bande dessinée du discours le plus courant, le plus infernal : celui qui privilégie l’organisation temporelle des bandes, la succession des cases, à l’appréhension de la topographie singulière où se dépose la véritable signature de l’auteur.

Christian Rosset
6/09/07

[Cet article a paru dans le No.14 de Neuvième Art, janvier 2008, pp. 126-135.]

[1] Selon Jean-Luc Nancy, la Muse « anime, soulève, excite, met en branle. Elle veille moins sur la forme que sur la force. Ou, plus exactement : elle veille avec force sur la forme ». Les Muses, éd. Galilée, 1994 ; 2e édition revue et augmentée 2001.

[2] Comme, par exemple, faire parler des légionnaires romains avec le langage et le ton de jeunes des banlieues d’aujourd’hui.

[3] Répondant à une enquête de Libération pour marquer le passage à l’an 2000 (À quoi pensez-vous ?), Michel Chaillou a écrit : « En fait, pour moi, il n’y a pas de troisième millénaire. Si l’on y regarde d’un peu près, les années s’enchevêtrent trop les unes dans les autres. On peut se lever moyen-âge le matin encore hanté de son sommeil, être dix-septième siècle à midi à cause de la clarté classique des assiettes et dix-neuvième dans la monnaie courante du jour ».

[4] On peut poser l’hypothèse que, de manière générale, le temps de lecture d’une bande dessinée est celui qu’impose l’enchaînement des récitatifs et dialogues ; ça va assez vite, la plupart du temps ; quand il n’y a plus de mots sur la page, le temps ne passe plus de la même manière : on l’oublie ; on est, quand ça marche, sidéré.

[5] Il y a aussi autre chose. Le côté très « français » qui saute aux yeux au détour de certaines pages de Blutch – français du temps où la France était encore un empire, où elle se parfumait d’exotisme, où elle se dévergondait là écouter certaines musiques, à danser, à s’abreuver d’art « nègre », à transporter ses acteurs les plus parigots dans les médinas lointaines, etc.) sans pour autant perdre de sa morgue héréditaire (qui est loin de pouvoir être qualifiée de superbe). Cet intérêt, même ironique, voire pervers, pour cette fin de règne, ces derniers souffles d’une puissance en voie d’extinction, peut sembler d’une étrangeté absolue pour un lecteur, un peu plus âgé que l’auteur, qui est né et a vécu ses premières années dans une des périodes les plus terribles de la décolonisation (guerre d’Algérie, etc.).

[6] Ça ne semble plus être le cas aujourd’hui depuis la réouverture du Musée après travaux.

[7] Il fera de même avec une photo du père de Richard Avedon qui aura, tout tâché d’encre, encore davantage l’air d’un mort-vivant.

[8Sur le Jadis, Grasset, 2002.

[9] Quelques images de ce troisième volet me sont parvenues ce dernier jour d’août, pleines pages dénuées de mots et dont l’ordre n’est apparemment pas encore définitif (ce qui prouve qu’il y a plus d’une possibilité, mais ce qui sera publié sous forme de livre incitera-t-il le lecteur à saisir pleinement l’occasion d’inventer son propre parcours ?).

[10] Pour cette raison, il est regrettable que de la couleur bleue ‒ surtout quand elle remplit en aplat des pages vides qui auraient dû rester plutôt blanches (ou être couvertes de noir) ‒ vienne perturber l’austérité de C’était le bonheur. C’est pourquoi, on comprend mieux ce souci d’économie avec La Volupté qui, bien qu’ajoutant une couleur supplémentaire (le rouge) apparaît d’une rigueur dans la réalisation, très justement adaptée à son projet.

[11] Revue Bang, sept-oct. 2006.

[12] « J’y pense, j’y pense, un livre quelle prétention dans un sens, mais quelle extraordinaire merveille s’il est raté dans ses grandes largeurs. » Robert Pinget, cité par Alain Robbe-Grillet (Un roman qui s’invente lui-même, 1954).

[13La Volupté, p. 104.

[14] Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, Gallimard, 1953.

[15] Roger Laporte, Études, POL, 1991.

[16] Gallimard, 1994.

[17Id. On peut relever, du même auteur, ce fragment très éclairant : « Le début c’est le coït. / Ce qui précède le début, tel est le jadis. [...] Les êtres vivants sont truffés de morts, de fantômes affamés de vie, d’êtres beaucoup plus anciens que nous-mêmes qui engloutissent à peu près tout ce que nous portons à leur bouche et déversons dans leurs yeux. / La contemplation sexuelle adore le jadis. / Je pose l’hypothèse que la volupté est au plaisir ce que le jadis est au passé. » (Sur le Jadis, p. 55-56). Il faut se souvenir que Pascal Quignard, en écrivant Le Sexe et l’effroi, cherchait « à affronter ce mystère : c’est le plaisir qui est puritain. »