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de martine à ici même : Casterman, itinéraire d’un singulier retournement

Sylvain lesage

[Juin 2014]

On ne peut envisager une histoire d’(À Suivre) sans une histoire de Casterman ; or, si le journal est plutôt bien connu, son éditeur l’est beaucoup moins, souvent réduit à une poignée de moments, d’auteurs ou de livres considérés comme emblématiques. Une histoire de la bande dessinée et de ses supports ne peut pourtant s’envisager sans une prise en compte de l’ensemble de ses acteurs, parmi lesquels les éditeurs jouent un rôle de premier plan. Ce retour historique est particulièrement nécessaire dans le cas de Casterman, car les deux virages par lesquels les amateurs de bande dessinée connaissent l’éditeur nécessitent d’être recontextualisés.

La publication d’Hergé puis le lancement d’(À Suivre) constituent tous deux des ruptures par rapport à l’histoire de la maison d’édition. Fondée au XVIIIe siècle, la maison tournaisienne est au début du XXe siècle une vénérable entreprise au catalogue poussiéreux. Une histoire élargie de Casterman permet donc d’insister sur l’ampleur du paradoxe qu’elle représente : comment un éditeur périphérique en est-il venu à s’imposer comme l’un des pôles centraux d’une avant-garde en bande dessinée ? Laissant ici de côté l’histoire détaillée du journal et des collections qui en sont issues, nous insisterons plutôt sur cette histoire au long cours de Casterman, d’abord en rappelant la longue histoire de Casterman avant (À Suivre), puis en analysant la période de recompositions et de turbulences à laquelle correspond la publication du magazine, troubles qui culminent à la fin des années 1990 avec l’arrêt du titre (1997) et la revente à Flammarion (1999).

Avant Tintin et Martine :
Pro Deo et Patria, la trajectoire d’un éditeur périphérique

Fondée par Donat Casterman en 1760, la maison reste une entreprise familiale jusqu’à la fin des années 1980, et offre donc une plongée dans l’histoire de ces maisons d’édition provinciales transmises sur plusieurs générations, dont la cohérence éclate à la fin du XXe siècle à l’heure de la constitution de grands groupes multi-médiatiques [1]. Casterman reste également longtemps emblématique d’une édition wallonne doublement périphérique : l’éditeur construit sa place en périphérie du centre créatif parisien, en investissant les marges de l’édition parisienne.


Grâce aux travaux de Serge Bouffange, les premières décennies de la maison Casterman nous sont bien connues [2]. Le fondateur de la dynastie est Donat Casterman qui, né en 1756, orphelin à onze ans, se trouve placé chez un imprimeur. À vingt-quatre ans, il se marie et s’installe près de l’Athénée, pour lequel il imprime des opuscules scolaires [3]. En 1820, il laisse à ses fils un fonds modeste de quelques dizaines de livres et une entreprise qui emploie en tout une vingtaine d’ouvriers. Dans la répartition, Josué, l’aîné, est chargé de la partie librairie tandis qu’au quatrième fils, Charles, échoit l’imprimerie. Josué fait prospérer la librairie qui élargit le spectre des publications : almanachs, journaux, ouvrages catholiques à bas prix, et des réimpressions et contrefaçons qui font la marque distinctive de l’édition belge. Au XVIIIe siècle, la pratique de la contrefaçon se développe de manière privilégiée dans les entités qui échappent aux pouvoirs centraux (Bouillon, Liège, Avignon, Lausanne...). Cette contrefaçon conduit les imprimeurs à s’inscrire dans une perspective internationale, et à développer une compétence technique et des capacités de production hors du commun, afin de rester concurrentiels ; les imprimeurs produisent dans tous les formats, à des prix souvent inférieurs de moitié à ceux pratiqués à Paris. Comme l’écrit Stendhal à Sainte-Beuve, « Rome et moi, nous ne connaissons la littérature française que par l’édition belge [4] ». Loin d’être un produit abâtardi, le livre contrefait en Belgique présente une qualité de fabrication qui souvent surpasse les éditions françaises. Malgré l’apparition de quelques figures d’éditeurs, la contrefaçon conditionne ainsi l’édition belge dans un éthos reproducteur que Pascal Durand et Yves Winkin résument de cette formule brutale : « la France produit et la Belgique reproduit [5] ». Cette compétence technique très élevée inhiberait toute démarche créative soutenue. Le système persiste jusqu’au milieu du XIXe siècle, quand l’apparition de concurrents efficaces côté français et la convention de 1852 mettent fin à la contrefaçon. En 1829, Charles meurt et son frère aîné Josué reprend à son nom une partie de l’imprimerie et du fonds. Josué accompagne la croissance de l’entreprise jusqu’en 1849, à la veille de l’adoption de la convention anti-contrefaçon.


Son fils, Henri (1819-1869) exerce une influence déterminante dans l’entreprise, en l’émancipant de la pratique de la contrefaçon. Formé précocement aux côtés de son père, il achève la mue de l’entreprise vers l’édition industrielle. « L’entreprise change d’échelle, se modifie en profondeur : nouvel appareil de production, nouveaux ateliers, apparition d’une véritable politique éditoriale, avec des auteurs sous contrat [6] ». Casterman réagit sur deux fronts à la convention : d’une part en réorientant la production maison vers les ouvrages édifiants (la devise de la maison, « Pro Deo et Patria », dit assez l’ancrage conservateur de la maison) et en fidélisant les auteurs et, d’autre part, en ouvrant en 1856 une filiale à Paris, située pendant quelques mois au 20 de la rue de Tournon avant de se fixer au 66 de la rue Bonaparte, permettant à la firme tournaisienne d’accroître son rayonnement. Henri augmente le patrimoine immobilier, finit d’industrialiser les techniques de production. En 1863, alors que des presses vapeur dernier cri assurent désormais la production, l’entreprise emploie 146 employés, sort 80 nouveautés par an, et le catalogue atteint environ 1 500 titres.

Henri meurt à 49 ans, en 1869 et l’entreprise rentre alors dans un demi-siècle moins faste. La direction est assurée par l’ancien bras droit d’Henri, Henri Van Looy, qui se cantonne dans une gestion routinière. Devenus majeurs, les deux fils, Henri et Louis, reprennent les rênes au moment où les querelles sur la place de la religion dans l’enseignement scolaire font rage en France. Henri et Louis mettent alors l’accent sur une édition confessionnelle de choc. Cette phase correspond à un essoufflement de l’entreprise, dont le parc de machines vieillit, et les débouchés traditionnels s’amenuisent. Le décès de Louis en 1906, puis d’Henri en 1907, laisse une entreprise en crise, sans dirigeant potentiel. Les trois fils d’Henri et Louis – Henri, Louis et Gérard – sont trop jeunes pour prendre la tête de la société. Le conseil de famille qui se réunit décide alors la transformation de l’entreprise en société anonyme, pour permettre à l’entreprise d’accroître et de diversifier sa capitalisation. Jusqu’en 1919, la direction est assurée par le journaliste Léon-Séverin Mallié, et les cousins accèdent au pouvoir après la guerre : Henri prend la direction de la librairie, Louis des éditions, et Gérard de l’imprimerie. Éditions et imprimerie transfèrent leur activité rue des Sœurs-Noires. L’entre-deux-guerres et l’arrivée de cette cinquième génération de Casterman voient l’entreprise renouer avec le dynamisme et le succès. En 1923, Gérard décroche le contrat d’impression des Guides Michelin puis, trois ans plus tard, celui des annuaires téléphoniques belges. Cette véritable manne (suivie du contrat sur la publication des indicateurs de chemin de fer) assure pendant de longues années une rente de situation à l’entreprise, lui permettant de se doter des machines les plus performantes, linotypes et rotatives typographiques.

Casterman constitue donc jusqu’au début du XXe siècle une maison qui a su maintenir un très haut niveau de compétence technique, mise au service d’ouvrages édifiants. La matrice de l’entreprise réside dans la contrefaçon, qui a formé des typographes très qualifiés, et forgé une disposition à reproduire un texte venu d’ailleurs : littérature parisienne, puis missels romains. Plus largement, elle a ancré en Belgique une disposition à inscrire l’activité éditoriale dans un horizon industriel et dans le commerce international. De ce point de vue, la situation géographique de Tournai est bien à concevoir comme un véritable atout, comme l’analyse Serge Bouffange : « alors que le [XIXe] siècle passait et que les productions de Casterman se répandaient dans le Tournaisis, le Hainaut […], la Belgique, la France (dès les années 1840), l’Europe (sous Henri Casterman), le monde entier enfin (vers 1880), le siège de l’entreprise ne quitta pas Tournai [7] » : sa bonne liaison par chemin de fer, sa main-d’œuvre bon marché et abondante, l’espace disponible en ville permettant à l’entreprise d’adapter ses locaux à une production croissante. Casterman se concentre sur des ouvrages à la « faible valeur littéraire intrinsèque [8] » visant un lectorat large : ouvrages de dévotion, almanachs, littérature édifiante constituent les trois piliers du catalogue de Casterman.

De Tintin aux 4 As :
la bande dessinée chez Casterman avant (À Suivre)

Au sein de cette vénérable maison qui a su efficacement prendre le tournant de la modernité, le premier virage vers la bande dessinée doit beaucoup au hasard. La bande dessinée n’occupe aucune place dans le catalogue de la maison tournaisienne avant 1934, même si on remarque dans la bibliothèque familiale d’Henri et Louis, au début des années 1880, la présence d’albums de bande dessinée de Töpffer et de Cham.
Hergé entre dans la maison Casterman non pas par ses albums, mais par l’illustration de couvertures. En avril 1930, il est en effet contacté par une vieille connaissance, Charles Lesne, ex-rédacteur au XXe Siècle, qui avait eu l’idée d’organiser le premier retour de Tintin en chair et en os à Bruxelles à la fin de Tintin au pays des Soviets. Depuis, Charles Lesne a été engagé par Casterman, et cherche à rééditer L’Année avec Marie du Père André Prévot, en rajeunissant sa couverture, tâche qu’il confie à Georges Remi. L’année suivante, Hergé fait appel à Charles Lesne. Rappelons ici que les « éditions du “Petit Vingtième” » ne sont rien d’autre qu’un cache-sexe recouvrant une auto-édition assurée par les deux « auteurs » de la série, Hergé et son mentor, l’abbé Norbert Wallez, directeur de la Société Nouvelle Presse et Librairie, qui publie Le XXe Siècle. L’abbé prend en charge les frais de photogravure et l’impression, en se remboursant sur les premières ventes, pour ensuite partager les bénéfices, pour moitié, entre l’auteur et lui [9]. Responsable du stock, Hergé s’aperçoit fin novembre 1931 qu’il lui reste peu d’exemplaires du dernier Tintin, et contacte Casterman pour le faire réimprimer. Charles Lesne ne tarde pas à faire une offre à son ancien collègue, qu’Hergé finit par accepter après quelques réticences initiales. Le premier Hergé, pétri de catholicisme et de valeurs conservatrices, se trouve bien à sa place dans le catalogue de la maison tournaisienne.

La complicité entre l’auteur et son éditeur Charles Lesne, l’attention placée par les deux parties dans la réalisation de livres techniquement irréprochables ainsi, bien entendu, que la qualité des aventures de Tintin, ont conféré à ces albums une dimension mythique. Mais la stratégie de la maison Casterman en matière de bande dessinée reste exclusivement concentrée sur Hergé, preuve d’une place encore délicate de la bande dessinée dans le catalogue – alors qu’en Belgique les initiatives éditoriales fleurissent, à l’abbaye d’Averbode ou chez le liégeois Gordinne notamment. La guerre est, pour certains éditeurs (comme Dupuis), une période de difficulté et de restructuration du fonds. La période est plus propice pour l’éditeur tournaisien, qui entame une refonte de son catalogue pour préparer l’après-guerre avec des albums couleurs de Tintin. Les ventes des albums en noir et blanc étaient en effet restées relativement réduites. Mais à partir de l’automne 1941, celles-ci commencent à grimper, effet manifeste de sa présence dans un quotidien à gros tirage contrôlé par l’occupant allemand, Le Soir [10]. Face à l’envolée des ventes d’albums, l’éditeur tournaisien élabore une stratégie plus agressive pour vendre les albums, et la couleur joue à cet égard un rôle fondamental. La polychromie est perçue comme une arme essentielle pour conquérir un marché étendu à l’Europe. D’après Charles Lesne, tous les éditeurs préparent de nouvelles collections dans la perspective de la fin du conflit : celui qui arrivera le premier dominera le marché. Dès lors, deux ou trois albums ne suffisent pas, il faut offrir une série. Le passage à la couleur implique cependant une contrainte forte : ramener chaque volume à soixante-quatre pages, afin de conserver un prix de revient compétitif. De cette contrainte commerciale naît ainsi à la fois un nouveau standard narratif transformant en profondeur la poétique d’Hergé, mais aussi une nouvelle organisation du travail pour l’auteur, contraint de recourir à une division du travail au sein d’un studio.

Le passage à la couleur connaît un succès foudroyant, limité essentiellement par les difficultés d’approvisionnement en papier. Celui-ci se stabilise dans l’après-guerre, ce qui permet de faire grimper les tirages et de partir à l’assaut du voisin français. Dans un premier temps, les tirages ne semblent pas varier considérablement par rapport à la guerre ; en revanche, leur fréquence est bien plus rapprochée. Ainsi, de février 1946 à juillet 1948, trois tirages successifs du Lotus bleu sont réalisés, pour un total de 82 379 exemplaires. Le Sceptre d’Ottokar, sorti en 1947, fait l’objet d’une mise en place initiale de 39 500 exemplaires, suivie dès l’année suivante d’un retirage identique puis, en 1950, d’un retirage de 59 520 exemplaires. En 1949, Le Temple du soleil franchit un palier, avec un tirage initial de 80 013 exemplaires. En 1953, le tirage initial d’Objectif Lune atteint le seuil des 120 000 exemplaires pour la seule édition en français. La progression des albums Tintin se fait alors plus douce.


L’évolution la plus spectaculaire se situe ailleurs pour Casterman, dans sa tentative d’adaptation au nouveau contexte de l’édition jeunesse marqué par une modernisation de l’album. Plus que les albums du Père Castor sans doute, la publication des « Petits livres d’or » par Cocorico depuis 1949 avec l’aide de Flammarion, fait considérablement bouger les lignes de l’édition jeunesse. Ces petits ouvrages presque carrés (17x19 cm), à la couverture cartonnée et piquée à plat proposant des histoires courtes tranchent par la vivacité des couleurs, la qualité des graphismes… et leur prix modeste [11]. Hachette réagit le premier en lançant les « Albums roses » fin 1950, véritables clones des « Petits livres d’or », qui accueillent de nombreuses adaptations des œuvres de Disney, mais également les œuvres de Pierre Probst, qui fournit d’abord des personnages animaliers puis un personnage enfantin déluré et indépendant, Caroline (1953). Pour s’adapter à cette nouvelle donne du marché de l’album, Casterman lance en 1953 la collection « Farandole », des albums presque carrés eux aussi (20 x 25 cm), imprimés en couleurs très vives. L’un des premiers titres est confié à Marcel Marlier, sur un texte de Jeanne Cappe : Deux lapins tout pareils. Né en 1930, Marcel Marlier avait étudié à l’Institut Saint-Luc de Tournai ; à peine sorti, il avait travaillé pour La Procure de Namur en 1949, avant d’être recruté en exclusivité par Casterman en 1951, qui lui avait confié d’abord des illustrations de contes et de romans. Les nécessités d’approvisionner la collection « Farandole » conduisent à le charger d’une série, dont l’écriture est assurée par Marcel Delahaye, chef de l’atelier de composition chez Casterman et poète à ses heures. En 1954, le premier titre, Martine à la ferme, est tiré à 30 000 exemplaires dans sa version française. Neuf ans plus tard, les deux nouveautés de l’année, Martine au zoo et Martine à la maison, sont tirées chacune à 80 000 exemplaires pour la version française. Les niveaux sont encore légèrement inférieurs à Tintin – mais la production, assurément plus régulière. Au total, soixante titres sont réalisés, imprimés à cinquante millions d’exemplaires en une cinquantaine de langues, sans compter les innombrables produits dérivés [12]. Mal vue par la critique, plébiscitée par le public, la série n’en témoigne pas moins d’une capacité de l’éditeur tournaisien à s’inscrire dans une production alors résolument moderne.

Au cours des années 1960, le catalogue de bandes dessinées de la vénérable maison tournaisienne s’enrichit peu. Petzi, des Danois Carla et Wilhelm Hansen, intègre en 1958 le catalogue de Casterman parce que son éditeur initial, Carlsen, en fait une contrepartie à la diffusion des albums Tintin sur sa propre aire géographique. Les albums de Petzi opèrent une diversification vers un lectorat plus jeune. Les 4 As, quant à eux, sont initialement une série de romans imaginée par Georges Chaulet. Celui-ci propose la série aux éditions Hachette, qui la refuse : l’univers paraît trop proche du Club des Cinq d’Enid Blyton, qu’Hachette traduit depuis 1962. Les aventures stéréotypées des quatre adolescents et leur chien échouent alors chez Casterman, qui en confie l’illustration à un dessinateur qui a fait ses classes dans les Héroïc-Albums et dans Tintin, François Craenhals ; les deux auteurs signent du pseudonyme commun François-Georges. Six romans sont publiés dans la collection « Relais », avant que la série ne se voit déclinée sous forme de bande dessinée. La publication des albums de bande dessinée ne tient donc qu’à la publication préalable de cette série de romans loufoques pour la jeunesse. Quant à Jacques Martin, qui quitte le Lombard en 1965 pour passer chez Casterman, son arrivée résulte directement du conflit qu’il a noué avec son éditeur, et à sa position au sein du studio Hergé.
Dans les années 1960, Casterman ne développe donc aucune politique éditoriale cohérente en matière de bande dessinée ; l’élargissement progressif et modéré de son catalogue ne résulte que d’accidents qui n’incitent pas encore l’éditeur à concevoir un grand dessein en matière de bande dessinée.

Vers la bande dessinée adulte : de Jean Yanne à Jacques Tardi

Par rapport à ses concurrents belges sur le segment de la bande dessinée, Casterman présente donc un profil singulier. Si la bande dessinée lui procure de confortables revenus, l’éditeur ne développe aucune politique suivie jusqu’au début des années 1970. En 1966 et 1967, l’éditeur publie certes deux titres de la série Steve Pops, de Jacques Devos, mais la publication s’interrompt avant la sortie du troisième volume, dont les planches sont « égarées » dans les locaux de Casterman. Deuxième inflexion dans le catalogue de bande dessinée, l’éditeur publie un OVNI éditorial : Les Dossiers du B.I.D.E., de Jean Yanne et Tito Topin, qui décline l’esthétique pop et psychédélique en bande dessinée dans un registre jeune et avec un humour qui n’a pas grand-chose de commun avec la poésie graphique de Guy Peellaert, qui publiait l’année précédente Pravda la survireuse à Paris chez Losfeld, l’éditeur des surréalistes et d’une bande dessinée érotique d’auteurs. Dans un registre plus porté sur le calembour que sur la rêverie délurée, Les Dossiers du B.I.D.E., dont deux tomes sont publiés, attestent cependant la tentation chez Casterman d’étoffer le catalogue et de s’adresser à un lectorat diversifié.

C’est au début des années 1970 qu’intervient le véritable tournant chez Casterman, à la faveur d’un renouvellement de l’équipe dirigeante. Présent depuis 1945 dans l’entreprise, Louis-Robert Casterman prend officiellement les manettes en 1972, au moment où deux personnages prennent une importance nouvelle dans l’entreprise : Louis Gérard, qui a gravi tous les échelons pour devenir directeur éditorial pour la France, et Didier Platteau, entré dans l’entreprise en 1972 avec le titre d’adjoint à la direction littéraire. Ce renouvellement intervient alors que la bande dessinée est en ébullition depuis le milieu des années soixante : les débuts du militantisme bédéphilique et les effets centrifuges de mai-68 ont entrepris de renouveler en profondeur le paysage du neuvième art. De l’exposition Bande dessinée et figuration narrative, organisée en 1967 au musée des Arts décoratifs, au lancement en 1972 de l’Écho des savanes en passant par la publication de Charlie mensuel en 1969, c’est une déflagration qui affecte à la fois les horizons thématiques et esthétiques des auteurs, les supports de publication et les lectorats et leurs modes d’appropriation. (À Suivre) constituera, à dix ans de distance, un écho de cette déflagration.

Au moment où Louis-Robert Casterman prend la tête de l’entreprise familiale, celle-ci se trouve à la croisée des chemins. Les trois piliers de sa production se voient alors fragilisés. La production religieuse se trouve en repli dans une société affectée par le mouvement de rénovation de l’Église qui suit Vatican II ; si Casterman est bien équipée pour répondre aux attentes d’une catéchèse renouvelée, ce premier pilier religieux commence à s’effriter sous les effets de la sécularisation. En 1969, Casterman tire les conséquences de cette évolution en se séparant de La Revue nouvelle fondée en 1945, emblématique revue du renouvellement intellectuel de la gauche chrétienne après-guerre en Belgique. Le deuxième pilier, les livres pour enfants, reste solide ; cependant, le poids nouveau de la télévision dans les divertissements enfantins et l’essor de nouveaux concurrents font craindre des lendemains difficiles pour la maison. La collection « Farandole », moderne à défaut d’être innovante au début des années 1950, peine à se renouveler deux décennies plus tard, et l’entrée d’Alain Grée au catalogue ne suffit pas à rafraîchir celui-ci en profondeur.
Le troisième pilier, la bande dessinée, se voit enfin de plus en plus fragilisé. Car si les niveaux de vente des albums de Tintin restent élevés, la production d’Hergé se fait de plus en plus sporadique : deux ans s’écoulent entre la sortie de Coke en stock (1958) et Tintin au Tibet (1960), trois ans entre la sortie de ce dernier et celle des Bijoux de la Castafiore (1963), puis cinq ans avant la sortie de Vol 714 pour Sydney (1968), qui débute une parenthèse de huit ans avant la sortie du dernier album paru du vivant d’Hergé, Tintin et les Picaros (1976). Cette production déclinante ne se voit qu’en partie compensée par les autres séries inscrites au catalogue : l’absence de fonds fortement structuré commence alors à faire sentir ses effets. En 1969, Tintin et l’ensemble de la production jeunesse représentent à eux deux 80 % du chiffre d’affaires du secteur édition. Casterman se trouve donc fortement dépendant de la publication de nouveautés, même si divers subterfuges permettent d’entretenir la vitalité du « fonds Tintin », comme la publication d’un album Tintin et le lac aux requins et du premier volume des Archives Hergé en 1973. Début 1972, les réunions de direction concluent à la nécessité de rechercher de nouvelles directions. Ces pistes permettant de renouveler le catalogue pour préparer l’avenir, l’éditeur les recherche à Paris. La France représente alors 60 % des ventes de l’éditeur, et sa situation est d’autant plus compliquée outre-Quiévrain qu’après la dévaluation du franc en 1969, la rentabilité devient de plus en plus incertaine.


C’est donc dans le contexte d’une entreprise en plein questionnement que Louis-Robert Casterman, Louis Gérard et Didier Platteau envisagent une diversification en profondeur du catalogue « bande dessinée ». Amateurs de bande dessinée et grands admirateurs d’Hergé, Louis Gérard et Didier Platteau se rendent ensemble fin janvier 1974 lors de la première édition du Salon international de la bande dessinée d’Angoulême. Ils « en reviennent avec la conviction que la maison Casterman, respectée par la profession en tant qu’éditeur d’Hergé, mais tenue pour ce qu’elle est sans doute – une institution très peu innovante qui se contente de ronronner, pour ne pas dire davantage – a réellement une carte à jouer sur le terrain de cette bande dessinée adulte en pleine émergence [13] ».

La publication, en 1973, des premiers albums de Corto Maltese s’inscrit donc dans le prolongement de cette réflexion sur le coup de jeune à apporter au catalogue. Hugo Pratt commence à susciter une curiosité en France à la fin des années 1960, par l’intermédiaire de Claude Moliterni et de la revue Phénix, qu’il anime. Issu de Una ballata del mare salato, le héros a fait l’objet de récits complets dans les pages de Pif, accueillis avec réserve par les lecteurs peu habitués à de telles audaces graphiques dans une revue qui voit la présence de Paul Gillon s’estomper. Les premiers récits de Pif sont rassemblés en luxueux albums par l’éditeur Publicness – qui assure aussi la publication de Creepy – avant que Casterman ne commercialise des recueils à prix modiques en 1973 (13,50 F en 1974, soit 10 € de 2014, contre un peu moins de 8 € à la même époque pour un album de Tintin). Cette année-là, la direction de Pif profite de l’absence du rédacteur en chef, Richard Medioni, pour se débarrasser de Pratt, dont les valeurs idéologiques semblent incertaines et, surtout, dont le style est en décalage avec la ligne enfantine que défend la direction contre l’avis de la rédaction [14]. Détaché de Pif, Pratt se voit introduit chez l’éditeur tournaisien.
La reconnaissance par le grand public d’Hugo Pratt comme auteur pour adultes passe cependant moins, sans doute, par le biais des albums cartonnés de Casterman que par les pages du grand quotidien accordant une place de choix à la bande dessinée : France-Soir. Le journal de Pierre Lazareff (par ailleurs membre du comité de parrainage du CELEG) s’est fait depuis longtemps une spécialité de publier de la bande dessinée « pour adultes », du Crime ne paie pas à 13, rue de l’Espoir. La vitrine qui s’offre alors à Pratt est sans commune mesure avec la force de frappe commerciale de l’éditeur tournaisien. Celui-ci reprend cependant à son compte le récit que Pratt a publié dans les pages de France-Soir et rassemble en volume, en 1975, La Ballade de la mer salée.

Formellement, l’ouvrage marque une profonde rupture dans le catalogue de Casterman. Les premiers albums cartonnés de Corto Maltese s’inscrivaient encore largement dans le cadre formel de l’album classique : paginations limitées à une quarantaine ou une cinquantaine de pages, reliure cartonnée avec dos pincé, planches mises en couleurs à partir du troisième volume. Au contraire, La Ballade de la mer salée, avec ses 161 planches en noir et blanc réunies dans un volume souple avec couverture à rabats ornée d’aquarelles de Pratt, tranche dans la production du moment, et se rapproche des audaces formelles que constituent les premiers ouvrages publiés par la librairie Futuropolis, que l’équipe de Casterman fréquente assidûment. Jusque-là publié sous forme de feuilleton, le récit trouve une cohérence inédite dans son rassemblement en album : le rythme lent du récit, la narration éclatée, la pluralité des personnages dont les trajectoires s’entrecroisent sans qu’aucun n’assume franchement le statut de héros (principe structurant de la bande dessinée d’aventure d’alors), la fréquence des respirations graphiques et narratives, les pages de méditations mélancoliques, les références à Stevenson, Conrad, Melville, Coleridge et Baudelaire, tout cet ensemble se voit resserré dans l’espace d’un livre qui établit avec évidence la force de l’œuvre. L’adoption du noir et blanc, dans la lignée des choix esthétiques de la SOCERLID, magnifie le trait de Pratt et éloigne son œuvre des standards d’une édition industrielle où la couleur est un prérequis.


Cette radicalité de La Ballade de la mer salée constitue le socle sur lequel Casterman construira son catalogue de bande dessinée pour adultes. L’année suivante, la publication de Fort Wheeling donne l’occasion à Casterman de lancer une collection « Les Grands romans de la bande dessinée » qui, au-delà de l’ambition de son titre, ne publie que des titres de Pratt (en-dehors du Vidocq d’Hans Kresse). Par le titre de la collection, ses propriétés formelles et le découpage des ouvrages, Casterman tire les récits de Pratt vers le pôle littéraire et entreprend de transformer les récits complets qu’étaient, dans les pages de Pif, les premiers récits centrés sur Corto Maltese, en autant de « chapitres ». « L’irruption sauvage de la littérature dans la bande dessinée », pour reprendre la formule de Jean-Paul Mougin, s’opère donc en amont du lancement d’(À Suivre) : le magazine reprend et prolonge dans l’espace de la presse des initiatives amorcées dans le domaine de l’album.

En 1975, Casterman signe un contrat avec un jeune auteur, remarqué pour ses contributions à Pilote et, surtout, ses albums publiés chez Dargaud et Futuropolis : Jacques Tardi. Casterman lui offre une distribution que Futuropolis ne pourrait jamais envisager ; en contrepartie, Jacques Tardi négocie une liberté totale pour mener les aventures d’Édith Rabatjoie / Adèle Blanc-Sec. Ce passage chez Casterman est facilité par l’intensité des liens informels qui unissent la maison tournaisienne et le libraire-éditeur de la rue du Théâtre.
Formellement, les deux premiers titres d’Adèle Blanc-Sec, qui paraissent simultanément en 1976, sont plus proches des standards de l’album pour enfants (48 pages, cartonné, en couleurs) ; mais les aventures de l’héroïne début-de-siècle n’ont jamais été prépubliées dans les pages d’un magazine spécialisé – tout au plus paraissent-elles dans Sud-Ouest. En cela, Adèle Blanc-Sec témoigne d’un virage du marché de la bande dessinée vers l’album, virage qui permet à terme de bâtir les catalogues éditoriaux en-dehors des titres de presse qui constituaient jusque-là le socle des politiques éditoriales.

Le magazine, outil de construction d’un catalogue éditorial :
la réussite paradoxale d’(À Suivre)

Ainsi, au milieu des années 1970, la bande dessinée « pour adultes » longtemps cantonnée à divers supports de presse, devient un phénomène central de l’édition d’albums. Après quelques coups de sonde lui confirmant la capacité que pourrait avoir cette bande dessinée à renouveler son catalogue poussiéreux, Casterman cherche à s’y investir plus franchement. Mais pour aller au-delà des coups éditoriaux, Casterman se trouve confrontée à la nécessité d’adosser son catalogue à un titre de presse. Alors que Dargaud peut se reposer sur un Pilote certes affaibli, que les Humanoïdes associés publient les titres issus de Métal hurlant, que les éditions du Fromage publient ceux tirés de L’Écho des savanes et qu’Audie fait de même avec Fluide glacial tout comme Glénat avec Circus, Casterman ne peut guère faire l’économie d’une aventure dans la presse. Casterman ne peut se passer d’un magazine, non seulement pour lancer de nouveaux auteurs, tester des récits, leur assurer une notoriété avant l’arrivée en librairie, mais surtout pour s’attacher une écurie d’auteurs. La publication dans la presse permet en effet de toucher une double rémunération et, pour les moins vendeurs d’entre eux, d’atténuer les cruels effets des relevés de droits [15]…

Ce sera donc Saga – avant que le choix du titre ne se fixe sur (À Suivre), lancé en février 1978. Ayant écarté Jean-Claude Forest, qui ambitionnait de racheter l’échec qu’il avait rencontré une décennie plus tôt à la tête de Chouchou, la direction de Casterman préfère nommer un professionnel de la presse plutôt qu’un auteur : ce sera Jean-Paul Mougin, journaliste de formation, entré en 1965 à l’ORTF, renvoyé après mai 68, passé par Pif puis Télé Gadget, Détective et L’Écho des savanes, où il a noué d’utiles liens avec Régis Franc, Pétillon ou Ted Benoît – que l’on retrouvera bientôt au sommaire d’(À Suivre). Le journaliste trouve la formule pour synthétiser l’ambition nouvelle du journal : marquer « l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature » – la formule restera. Significativement, la rédaction est installée à Paris. Car si, au milieu des années 1930 ou même dans l’après-guerre, il était tout à fait envisageable de conquérir les lecteurs français depuis la province belge (Dupuis à Marcinelle, Gordinne à Liège), le contexte a évolué. Pour fédérer les auteurs, pour gagner les journalistes, Paris est indispensable. Cette localisation de la rédaction témoigne de la trajectoire culturelle effectuée par la bande dessinée dans l’intervalle. Devenue neuvième art, la bande dessinée s’extirpe simultanément de sa position subalterne dans la hiérarchie culturelle et de sa localisation belge : l’essentiel de l’effervescence qui agite la bande dessinée « adulte » se concentre à Paris et la scène belge (en particulier bruxelloise) reste secondaire.


Le magazine constitue pour Casterman la fondation sur laquelle édifier son catalogue de titres « adultes », une réalité rendue tangible par l’intitulé des collections qui, toutes, renvoient au titre de presse : « Les romans (À Suivre) » puis « Un auteur (À Suivre) » et « Studio (À Suivre) ». Par rapport à ces deux dernières collections, l’élément le plus marquant des maquettes de la collection « Les romans (À Suivre) » est précisément l’absence de cohérence stricte : illustrations à bords perdus ou vignettes encadrées par des filets, en noir et blanc ou en quadrichromie (ainsi qu’en bichromie), titre typographié ou calligraphié, place du nom de l’auteur... Les différences l’emportent nettement sur les similitudes. Par ailleurs, de l’aventure (Corto Maltese en Sibérie, Jour de colère) au roman policier (Alack Sinner flic ou privé, Brouillard au pont de Tolbiac, Magnum Song) en passant par la rêverie métaphysique (Fable de Venise), la chronique paysanne fantastique (Silence) ou la saga historico-mythologique (Bran Ruz) et la parodie bouffonne (Jehanne au pied du mur), la collection brouille les genres et témoigne du refus d’un ancrage générique étroit. Le point commun le plus marquant de ces ouvrages réside sans doute dans une forme qui radicalise et systématise la publication en noir et blanc, et surtout des récits de longue ampleur, des quatre-vingt pages de Brouillard au pont de Tolbiac aux deux cent pages de Bran Ruz. Cependant, là où la mythologie entourant la collection a retenu une liberté totale allouée aux auteurs dans la fixation de leur nombre de pages, l’examen des contrats et courriers échangés par Didier Platteau et les différents auteurs du nouveau catalogue témoigne d’une réalité plus nuancée, chaque pagination faisant l’objet d’une négociation entre l’éditeur et l’auteur.

La vraie réussite du catalogue, l’élaboration de nouveaux rythmes narratifs et d’esthétiques neuves, s’accompagne d’une aporie pour le magazine. L’introduction d’un souffle plus romanesque, de narrations plus amples, ne s’accommode pas nécessairement du découpage en livraisons régulières. Le vrai succès d’(À Suivre) ne se situe donc pas, selon nous, dans la revue elle-même. D’ailleurs les ventes cessent rapidement d’être satisfaisantes. Le magazine connaît un pic de sa diffusion payée en 1983, en passant au-dessus des 50 000 exemplaires – ce qui reste inférieur à Spirou et Tintin, pourtant bien mal en point, et évidemment très loin de Pif et du Journal de Mickey, qui vendent 300 000 exemplaires de plus. Mais dès 1986, la diffusion est passée sous le seuil des 40 000 exemplaires vendus, et l’année suivante, sous celui des 30 000. Lorsque Casterman tire le rideau sur cette aventure de presse, en 1990, la diffusion est inférieure à 20 000 exemplaires. On mesure bien l’étendue de l’échec du magazine sur le plan commercial, ou à tout le moins la brièveté de son succès.

Au-delà de sa capacité à rassembler des talents venus d’horizons divers, c’est bien dans le livre que se construit (À Suivre), lancé d’abord pour édifier un catalogue. De ce point de vue, la paradoxale réussite du magazine est éclatante. C’est avant tout par le catalogue d’albums que cette réussite s’est manifestée. La disparition du magazine correspond d’ailleurs moins à un affaiblissement de ses ventes qu’à une crise plus large de l’édition de bande dessinée. Les maisons d’édition se trouvent prises dans la tourmente d’un mouvement de concentration généralisé à l’ensemble du marché du livre, et dans le contexte d’une concurrence accrue, les entreprises familiales peinent à assurer la transmission à la génération suivante. C’est le cas des éditions du Lombard : après avoir échoué à vendre sa maison à Casterman, Raymond Leblanc en cède les parts à Média Participations. Mais le cas de Casterman est sans doute le plus emblématique de ce changement de paradigme d’une édition de bande dessinée qui quitte le domaine de l’affaire familiale pour intégrer des logiques de groupes de communication et de médias. Après plus de deux siècles de transmission ininterrompue, Casterman se trouve paralysée par les tensions au sein de l’actionnariat familial, et la nécessité de professionnaliser l’encadrement. L’arrêt de la publication d’(À Suivre) correspond donc moins à l’affaiblissement du magazine – qui n’a rien de nouveau – qu’aux difficultés croissantes d’une entreprise au moment où les tensions au sein de l’actionnariat mènent à la cession de l’entreprise au groupe Flammarion, peu de temps avant que la famille Flammarion ne cède elle-même les parts de son entreprise au groupe italien RCS MediaGroup.

Rapportée à l’histoire longue de Casterman, le moment (À Suivre) pourrait n’apparaître que comme une brève parenthèse. Pourtant, il transforme en profondeur l’image de l’éditeur en repositionnant son catalogue sur deux secteurs privilégiés, la bande dessinée et le livre pour la jeunesse. L’arrivée dans les années 1970 de l’éditeur tournaisien sur le terrain d’une bande dessinée adulte, plus audacieuse thématiquement et, surtout, formellement, constitue une rupture déterminante dans l’histoire de l’entreprise. Elle chasse le relent d’arriération qui pesait sur Casterman, change définitivement son image d’éditeur provincial – au prix d’un positionnement paradoxal, l’éditeur continuant à assumer, dans son catalogue jeunesse en particulier, un fonds particulièrement traditionnel. Garder Martine en publiant Corto Maltese nourrit une tension devenue depuis constitutive de l’image de l’éditeur.

Sylvain Lesage

[1] Jean-Yves Mollier (dir.), Où va le livre ?, La Dispute, 2007. La maison Casterman se rapproche donc fortement d’autres éditeurs périphériques, dont le mieux documenté est le tourangeau Mame : voir Cécile Boulaire (dir.), Mame. Deux siècles d’édition pour la jeunesse, Rennes/Tours, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires François-Rabelais, 2012.

[2] Serge Bouffange, Pro Deo et patria. Casterman : librairie, imprimerie, édition (1776-1919). Genève, Droz, 1996.

[3Idem, p 51.

[4] Deschamps (J.), « Stendhal et la Belgique », cité par Dopp (H.), La Contrefaçon des livres français en Belgique, Louvain, Vuystpruyst, 1932, p. 21.

[5] Yves Winkin, Pascal Durand, « Des éditeurs sans édition. Genèse et structure de l’espace éditorial en Belgique francophone », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 130, No.1, 1999, pp. 48-65.

[6] Serge Bouffange, op. cit., p. 297.

[7Idem, p. 298.

[8Idem, p. 301.

[9] Philippe Goddin, Hergé, chronologie d’une œuvre. Tome 2, 1931-1935, Bruxelles, Moulinsart, 2002, p. 203.

[10] Pour plus de détails sur les ventes des albums de Tintin pendant cette période cruciale, voir Marcel Wilmet, Tintin noir sur blanc, Bruxelles, Casterman, 2011, pp. 108-110, et Philippe Goddin, Hergé. Chronologie d’une œuvre. Tome 4, 1939-1943, Bruxelles, Moulinsart, 2004.

[11] L’ouvrage à paraître de Cécile Boulaire proposera un point complet sur les « Petits livres d’Or ».

[12] Cf. Olivier Piffault, « Cinquante millions de Martine », dans Olivier Piffault, Livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui : Babar, Harry Potter, Bibliothèque nationale de France, 2008, p. 266.

[13] Nicolas Finet, (À Suivre) : une aventure en bandes dessinées : 1978-1997, Casterman, 2004.

[14] Voir sur ce point Richard Medioni, « Jean-Pierre », « Les Petits bonhommes », « Le Jeune camarade », « Le Jeune patriote », « Mon camarade », « Vaillant », « Pif gadget » : l’histoire complète, Pargny-la-Dhuys, Vaillant Collector, 2012.

[15] Le droit au statut de journaliste pigiste pour les auteurs, conquis de haute lutte, ouvre à ceux-ci une rémunération supplémentaire, ainsi que des droits sociaux (couverture sociale, indemnités chômage, etc.) que n’offrent pas les droits d’auteurs.