Consulter Neuvième Art la revue

quand le silence s’impose…

Lucie Servin

[Juin 2014]

Un an après la naissance du magazine (A Suivre), pour le numéro 13 du mois de février 1979, la publication de Silence crée l’événement. Didier Comès a 37 ans, il a déjà collaboré à des magazines comme Tintin, Spirou ou encore Pilote, mais la publication dans le mensuel des éditions Casterman de ce long récit de plus de 120 pages, entre février et octobre, consacre l’auteur qui se verra récompensé en 1981 par l’Alfred du meilleur album au festival d’Angoulême, une récompense qu’il partage avec Paracuellos de Carlos Gimenez.

Silence inaugure une nouvelle forme de roman graphique. Après la publication d’Ici même de Tardi et Forest, des aventures de Corto Maltese par Hugo Pratt, des récits de Manara et de Victor de la Fuente, Comès deviendra un des dessinateurs les plus actifs du mensuel en publiant La Belette dans les numéros 45 à 52, d’octobre 1981 à mai 1982, Eva, numéros 72 à 78, de janvier à juillet 1984, L’Arbre-cœur, numéros 118 à 120, de novembre 1987 à janvier 1988, et La Maison où rêvent les arbres, numéros 200 à 207, de septembre 1994 à avril 1995.

Dans l’éditorial du tout premier numéro de cette revue fondatrice, Jean-Paul Mougin présentait ses ambitions : « Le récit commence avec l’histoire de l’humanité. Il n’existe pas de peuple sans récits et les récits du monde s’appellent : le mythe, la légende, l’histoire, le roman et la bande dessinée. C’est pourquoi (A Suivre) s’intéressera au récit sous toutes ses formes. » Et ces formes, il les détaille encore dans l’éditorial du numéro 4 de la revue en affirmant sa volonté de « donner à lire de véritables romans en bandes dessinées, découpées en chapitres. Et j’insiste bien sur ce mot “chapitre”, car nous voulons mettre un terme à la vieille structure du récit en épisodes. Où se trouve la liberté du créateur qui sait d’avance qu’il mettra le mot « fin » en bas la quinzième page ? Où est le plaisir de lire de celui qui sait que “l’histoire” qu’il entame prendra fin obligatoirement au bout de 42 ou 64 pages pour qu’un éditeur puisse en faire un bel album “cartonné-couleurs” ? » (A Suivre), plus qu’une revue est un manifeste, le programme pour une nouvelle bande dessinée libre dans laquelle Comès s’impose en maître, à double titre, pour sa technique du noir et blanc, mais surtout pour ses romans graphiques initiateurs d’un nouveau genre pétri par les légendes et le réalisme fantastique. Silence pulvérise ainsi la pagination conventionnelle dans une histoire poignante d’humanité.

Découpé en huit chapitres, le récit se structure à la manière d’un roman d’apprentissage pour décrire l’initiation de Silence, l’idiot muet du village qui, au contact d’une gitane aux yeux brûlés, apprend la tragédie de la vie, la haine, la violence et la vengeance. La cohérence de l’ensemble empêche ainsi toute catégorisation en épisodes, car les chapitres forment un tout, réunis dans un album qui déroule l’intrigue jusqu’au dénouement en interdisant toutes modifications. À la grande différence de contenus élaborés en fonction des contraintes de publication ou des préférences commerciales, Silence est une œuvre entière et inaltérable. C’est pourquoi Jean-Paul Mougin insistait sur le découpage en chapitres dans (A Suivre), notion essentielle pour comprendre les enjeux de cette aventure éditoriale. Car le risque et l’engagement de l’éditeur de publier de si longs récits a permis aussi bien la reconnaissance et la qualité de la revue que la création d’un nouveau standard pour le neuvième art, pulvérisant les anciens cadres.

Didier Comès, héraut de la différence

Un « bâtard de deux cultures », comme il se définissait lui-même. Ambidextre, Didier Comès écrit de la main droite et dessine de la main gauche. De son vrai nom Dieter Hermann, il est né en 1942, pendant l’occupation allemande, dans le village wallon de Sourbrodt, d’un père germanophone et d’une mère francophone. Au départ, Comès travaille comme dessinateur industriel et s’intéresse à la fois à la bande dessinée et à la musique. Percussionniste de jazz semi-professionnel, il se lance dans la bande dessinée en 1969 et publie de courts récits, avec Paul Deliège, pour le compte du Soir Jeunesse, de Pilote et de Spirou. En 1973, Comès écrit son premier long récit en couleurs, Le Dieu vivant (une aventure d’Ergün l’Errant), mais c’est surtout L’Ombre du corbeau, publié entre 1976 et 1977 dans Tintin, qui jette les bases de l’univers fantastique de l’auteur : un monde parallèle, un monde magique où s’animent les mornes paysages des campagnes ardennaises et où se dissipent les brumes de quelques mystères.

Comme Hugo Pratt, Comès excelle dans l’art du noir et blanc et celui de la fable. Il alterne des planches silencieuses et noircies par les aplats d’encre à des pages plus écrites, dans un style qui transperce les sensibilités de ses lecteurs. Dans toutes ses histoires, il n’a de cesse de mettre en scène les faux semblants de la bienséance et de chanter la différence. Infirmes, marginaux, gitans, autistes, fous ou demeurés, les héros de Comès ont tous en commun l’exclusion et le rejet par les autres, étrangers à la normalité incarnée par des communautés de villageois aigris et rongés par la haine dont chacun de ces êtres hors du monde fait l’amer apprentissage. Les intrigues se tissent autour de la quête de l’identité et l’envie de la vengeance réservant des dénouements souvent funestes. Dans des paysages inquiétants que la nuit enrobe d’une noirceur angoissante, il réanime les légendes issues d’un imaginaire fantastique millénaire en empruntant au paganisme et aux superstitions locales.

La révélation du Silence

La parution des premières planches de Silence dans (A Suivre) marque les esprits. Silence, le héros simplet, muet, tyrannisé et exploité par un fermier odieux, révèle aux yeux du public le talent du dessinateur. Comès signe ici une œuvre de grande envergure qui rompt avec les formats habituels de l’époque et contribue à la reconnaissance d’un genre, celui du roman graphique. Bon comme un enfant, innocent comme un ange, ami des serpents, Silence apprend la tragédie de son passé par une sorcière dont il tombe amoureux. Dans ce couple né de l’interdit, Silence est initié à la violence et poussé à la vengeance.

Comès, « l’homme-hibou qui voit dans l’obscurité ces emmuraillés de silence, de la non-conformité et du refus », tel que le décrit Didier Platteau, est à l’image de cette chouette annonciatrice de mauvais présage. Un oiseau de malheur qui s’envole dans la nuit pour percer les secrets les plus sombres de l’âme humaine. La mort s’insinue toujours dans ces fables noires, figeant une esthétique sombre et envoutante. Comme le nain Blanche-Neige qui met en garde Silence, injustement enfermé pour un meurtre qu’il n’a pas commis : « Les gens n’aiment pas ceux qui sont différents, ils en ont peur ». Cette peur, Comès s’en est fait l’illustrateur. Marqué par la guerre, il sonde la cruauté des hommes en luttant contre le sort réservé aux incompris par une majorité bienpensante.

Peintre de la nature, il transcrit ces rapports antagonistes et complémentaires, entre l’homme et l’animal, entre l’innocence de l’ignorance et la culpabilité du mensonge, entre le monde désenchanté contemporain et les traditions anciennes du chamanisme et de la sorcellerie. Mais l’écrivain-hibou et halluciné était surtout un artisan de l’illusion, sorcier lui-même, capable d’apporter la lumière dans l’obscurité la plus profonde. Dans ces contes du désespoir, en écrivain humaniste, Comès a toujours su donner de précieuses leçons sur la tolérance et le respect de la différence.

Didier Comès s’est éteint le mercredi 6 mars 2013, à l’âge de 71 ans Juste avant sa mort une grande rétrospective, « A l’ombre du Silence », présentée au BAL à Liège en mai 2012, consacrait son œuvre. L’exposition fut reprise ensuite à Angoulême, en janvier 2013, dans le cadre du 40ème Festival international de la Bande dessinée.

Lucie Servin

François Schuiten, un autre grand artiste qui collabora à (A Suivre), rendit hommage à Comès à l’annonce de son décès :
« C’est avant tout un ami avec lequel je n’ai jamais cessé de parler de ce métier, de la façon de raconter des histoires, de l’exigence du dessin, du noir et blanc mais aussi de nos inquiétudes et de nos rêves. L’isolement qu’il a choisi dans ses Ardennes natales lui donne un regard si particulier, une telle authenticité sur le monde, une vraie profondeur qui fait du bien. Je reste toujours ébloui devant la beauté de ses planches, la façon dont il traduit le mystère des forêts qui l’entourent. Il travaille le végétal comme un orfèvre ou un artiste japonais. Il donne à chaque arbre une âme, une vie intérieure qui transcendent ses histoires. Il a su travailler le mouvement des cadres et des plans comme un musicien, avec le sens rythmique du batteur qu’il a été. Dernièrement, alors que je l’interrogeais sur la façon dont il arrivait à des noirs aussi profonds et aussi parfaits dans ses planches, il me disait avec un sourire en coin qu’il accumulait ses vieilles bouteilles d’encre comme ses bons crus. Avec le temps, leur densité lui permettait d’obtenir cette profondeur. Ce souci de perfection révélait ses qualités de grand artisan, de maître incontestable du noir et blanc. J’ai rarement rencontré quelqu’un d’aussi cohérent par rapport à son œuvre. Il a vraiment tout donné dans ses livres. Il représente pour moi un point de repère autant humain qu’artistique. »