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retour du Japon (4) : world manga

L’aveu qui suit, je ne l’ignore pas, me vaudra sans doute d’être lynché en place publique, mais tant pis, j’assume : le phénomène qui consiste, pour des dessinateurs européens, à dessiner dans le plus pur style manga me laisse pour le moins dubitatif. D’abord, parce qu’il est sans précédent. On n’a pas observé, par exemple, que le succès des personnages dessinés par Kirby ou Ditko – popularisés naguère sous nos latitudes dans Strange – ait conduits des jeunes Français à créer en masse leurs propres séries de superhéros, à l’imitation des comic books américains. Ensuite, ce phénomène d’appropriation d’une culture qui nous est, au départ, complètement étrangère – et qu’on pourrait même dire caractérisée par une « distance maximale » – rappelle étonnamment l’attitude qui fut naguère reprochée avec tant d’insistance aux Japonais eux-mêmes, à savoir de copier l’Occident, de voler nos secrets industriels, etc. Par un retournement de l’histoire qui ne manque pas d’ironie, voilà que nous nous érigeons nous-mêmes, aujourd’hui, en champions du copiage, et que nous cherchons à notre tour à les égaler sur un terrain qui est le leur.

Je comprends naturellement fort bien que l’on puisse aimer les mangas et subir leur influence ; que l’on ait envie de s’inspirer de certaines de leurs techniques narratives, de leur dilatation du temps, de la manière dont il expriment le mouvement ou l’émotion. Les différences culturelles existent pour qu’on s’en nourrisse, et l’histoire de l’art compte de nombeux exemples de fécondation réciproque entre les traditions artistiques de civilisations éloignées. Mais je comprends moins, et je ne peux me défendre de trouver un peu pathétique, le fait de se vouloir plus japonais qu’un Japonais, d’emprunter aux mangas non seulement leur esthétique mais leurs thèmes et genres de prédilection, leur regard si particulier sur la société et, notamment, sur la différence sexuelle.

Sur Wikipedia, on peut trouver, à l’article Manfra (pour « manga francophone »), une liste de plus de vingt exemples de mangas dessinés par des auteurs français, belges ou suisses, et publiés par des éditeurs comme Kami, Ankama, Delcourt ou Les Humanoïdes associés. Si le phénomène est encore peu visible, il ne cesse pourtant de prendre de l’ampleur. Et le « manfra » n’est bien sûr qu’un cas particulier du « world manga ». Voulez-vous, par exemple, découvrir les mangas péruviens ? Allez sur le site www.perumanga.net.

À Kyoto, j’ai pu aborder le sujet avec une dessinatrice allemande, Christina Plaka (auteur de Prussian Blue et de Yonen Buzz, deux mangas plus vrais que nature, publiés en Allemagne (le deuxième a fait l’objet d’une traduction française chez Soleil). À ma question : « Mais enfin, pourquoi vous coulez dans une culture qui n’est pas la vôtre ? », elle m’a répondu : « C’est ma culture, je n’en ai pas d’autre. J’ai grandi en regardant des séries japonaises à la télévision. » (Les auteurs français de mangas disent la même chose. Ainsi Miya, auteure de Vis-à-vis aux éditions Pika, interrogée sur actualitte.com : « On fait partie d’une génération dessins animés. Personnellement je n’ai pas accroché à la BD classique franco-belge. J’ai lu mon premier manga à 12 ans. Et je me suis mise à dessiner. (…) Comme j’avais une culture essentiellement manga, c’est dans cette forme que j’ai commencé à dessiner. »)

Il se trouve que Christina Plaka – née en 1983 – est d’origine grecque, qu’elle vit et publie en Allemagne, et qu’elle parle impeccablement le français. Elle est donc un exemple parfait du syncrétisme de la culture européenne. Or elle prétend n’avoir « pas d’autre culture » que celle des mangas ! Comment ne pas en être pantois, comment ne pas y voir une manière de reniement de son identité ? Et que penser de cette génération qui semble reconnaître comme origine principale, sinon exclusive, de sa « culture », les dessins animés regardés dans l’enfance à la télévision ?

Christina Plaka (à gauche) et Jaqueline Berndt

Christina, au demeurant très sympathique, est, il va de soi, parfaitement sincère dans l’amour qu’elle professe pour les mangas. Une passion qui l’a d’ailleurs conduite à entreprendre des études en japonologie.

S’agissant plus particulièrement des dessinatrices, il faut faire la part d’un élément de nature à atténuer ma perplexité. C’est que la bande dessinée occidentale n’offrait plus guère aux filles de bandes dessinées conçues pour elles, et que le shôjo manga n’a rencontré face à lui qu’un désert. Une génération entière de jeunes filles a pu avoir l’impression de trouver, pour la première fois, des bandes dessinées reflétant leurs préoccupations.

L’Américaine Trina Robbins, elle aussi présente à Kyoto, enfonce ce clou. Elle rappelle qu’aux États-Unis, les Girl Comics, après avoir été immensément populaires pendant près de vingt ans, ont à peu près disparu dans les années soixante, suite au revival des superhéros. Ce ne fut plus, ensuite, que dans le contexte, marginal, du mouvement underground, que des dessinatrices, Trina en tête, purent continuer d’exprimer sur papier un imaginaire féminin.

Après avoir écrit plusieurs ouvrages sur l’histoire de la BD de femmes, que fait Trina Robbins aujourd’hui ? Eh bien, elle a adapté quelques séries de mangas pour Viz Media, elle scénarise la série Go Girl !, dessinée par Anne Timmons et publiée chez Dark Horse, l’histoire d’une superhéroïne adolescente qui a le pouvoir de voler. Trina se félicite que ce soit le succès des shôjo mangas qui ait convaincu son éditeur de relancer une production de comics pour les filles. Quant à l’esthétique de Go Girl !, elle tente une sorte de synthèse entre la tradtion américaine et l’influence japonaise. Trina comprend parfaitement l’essor du world manga : « Les filles qui veulent dessiner, qui ont les goûts romantiques de leur âge, trouvent dans les shôjo mangas ce qui leur parle. »

L’argument est recevable, et je l’entends. Mais il ne vaut que pour les filles. Or il y a des garçons aussi qui, en France, produisent du « manfra ». De sorte qu’il me manque encore une partie de l’explication, pour venir à bout de ma perplexité.