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du cadre dans "mommy" de xavier dolan

Gilles Ciment

Il y a un an, la Palme d’or du Festival de Cannes était décernée à La Vie d’Adèle, superbe adaptation de la bande dessinée de Jul Maroh, Le bleu est une couleur chaude. Récompensé cette année par le Prix du Jury (ex-aequo avec Adieu au langage de Jean-Luc Godard), Mommy, le nouveau film du jeune surdoué du cinéma québécois, Xavier Dolan, sans relation directe avec la bande dessinée, interrogeait sans le vouloir, par son usage très particulier du cadre, l’une des distinctions majeures entre septième et neuvième arts.
Dans son « Inventaire des singularités » qui ouvrait l’ouvrage Cinéma et bande dessinée [1], Thierry Groensteen rappelait « cette particularité souvent notée que la forme et les dimensions du cadre BD peuvent varier à tout instant » et ajoutait : « Au cinéma, la constance du cadre est une donnée naturelle du medium (...) ; en bande dessinée, elle ne peut être que le résultat d’un choix esthétique. »
Certains réalisateurs avaient tenté des expériences avec le cadre. On songe à Ernst Lubitsch, qui dans La Chatte des montagnes (1921) faisait varier la forme du cadre par des caches aux formes diverses. L’échec du film a fermé la porte à de telles recherches esthétiques pour longtemps.

La mode du « split screen », dans les années 1970, a donné quelques séquences marquantes jouant sur la contemporanéité d’actions différentes montrées ensemble, ou variant les points de vue simultanés sur une même action. Le procédé reviendra régulièrement à l’écran, parfois utilisé avec brio (par Joel Schumacher dans Phone Game notamment), mais relève de « l’effet » et reste cantonné le plus souvent à quelques séquences.

Mommy opte pour un format d’image inusité au cinéma. Proche du 1.33:1, format standard des débuts du cinéma repris par Gus Van Sant dans Elephant (qu’admire Xavier Dolan) et plus récemment par Pawel Pawlikowski dans Ida, le ratio choisi est encore plus radical : 1:1, un carré parfait.

Ce format vient resserrer l’attention sur les personnages de Xavier Dolan et symbolise leur enfermement, leur horizon bouché. D’abord surpris par les larges bandes noires de part et d’autre de l’écran, le spectateur comprend peu à peu que ce format n’est pas une coquetterie du générique ou d’une séquence d’ouverture, mais qu’il est bien installé pour durer. Le réalisateur fait montre de beaucoup d’ingéniosité et d’une grande maîtrise du cadrage pour tenir le pari de ce quadrilatère étroit (on pense parfois à ces images filmées à la verticale avec des téléphones portables, que les journaux télévisés ne savent pas comment traiter, complétant les côtés de l’écran avec une répétition floutée de l’image...).
Pendant plus d’une heure, ce cadre obstinément carré s’affirme comme un carcan pour les personnages, donnant au spectateur une singulière impression d’étouffement. Mais il s’impose aussi comme un choix esthétique : toujours surprenant, voire dérangeant, il semble se répéter, à l’image des planches de bande dessinée dites « en gaufrier », dont toutes les cases sont de taille identique, et toutes carrées.
Mais au bout de 75 minutes, au cours d’une scène de liesse, le personnage de Steve écarte les bras et, suivant le mouvement, le cadre s’élargit pour atteindre les proportions plus habituelles du 1.85:1. Les bandes noires latérales ont disparu, l’image large donne de l’espace au décor, et de l’air aux personnages. Le bonheur est à portée de main, l’avenir s’ouvre. Et les spectateurs, dans la salle, applaudissent. Pour saluer l’idée du jeune réalisateur audacieux, mais aussi pour exprimer leur soulagement d’être libérés de cette oppression subie depuis le début du film.

Finalement, après une « échappée belle » de quelques scènes, le courrier apporte une mise en demeure, et avec elle reviennent le cadre au format carré et le pessimisme. Une seconde fois le cadre s’élargira, mais seulement le temps d’une courte rêverie sur un avenir radieux, avant une rechute « au carré ».

Impossible de ne pas rapprocher ces variations du cadre aux changements signifiants de la bande dessinée, comme une série de pages en gaufrier que viendraient interrompre une suite d’images-bandeaux horizontales, revenant ensuite au gaufrier... Le besoin de recourir à une telle comparaison, loin d’abolir une des « singularités » recensées par Thierry Groensteen, témoigne surtout de l’extrême originalité de la démarche de Xavier Dolan.

Gilles Ciment

[1 Cinéma et bande dessinée, dir. par Gilles Ciment, CinémAction hors-série, Corlet-Télérama, Paris, 1990.