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pauvre lampil ou l’« ordinaire » de l’auteur

Benoît Berthou

[Mai 2014]

Au sein des divers travaux entendant représenter l’auteur de bandes dessinées et son cadre de travail, Pauvre Lampil occupe une place de choix car nous sommes face à une entreprise qui semble presque sans équivalent. Dans cette série dont la publication dans le journal Spirou s’étale sur 27 ans (du No.1880 datant de 1974 au No.3839 datant de 2011), nous sommes en effet bien loin d’une vision de l’auteur que l’on pourrait qualifier de « démiurgique », dont on trouve trace, par exemple, chez Jean Giraud.

Dans Inside Moebius, le récit d’un créateur ferraillant avec ses créations (ou plus exactement ses personnages, qui le harcèlent littéralement afin d’obtenir un scénario digne de leur glorieux passé) prend résolument le pas sur des soucis plus prosaïques. Ceux-ci sont, à l’inverse, au cœur d’une série comme Pauvre Lampil, qui semble relever d’une intention on ne peut plus singulière : représenter « l’ordinaire » de l’auteur de bandes dessinées.

Une fiction de la banalité

Si l’on entend par « ordinaire » (terme issu du jargon militaire) ce qui relève du quotidien et de la normalité la plus absolue, force est de constater que cette œuvre met effectivement le terme à l’honneur. Pauvre Lampil semble en effet constituer ce que nous pourrions nommer une « fiction de la banalité », tant les différents personnages représentés semblent accaparés par les activités les plus triviales et communes qui soient. L’intendance règne ainsi en maître, Lampil se voyant régulièrement confier la délicate mission d’approvisionner la famille et rendant on ne peut plus fréquemment visite au boucher. Idem en ce qui concerne la vie de famille : la scolarité de l’enfant de la famille est largement évoquée, ainsi que la cohabitation entre Lampil et sa femme (jamais nommée), qui est présentée au travers de ses moments les plus routiniers (déjeuner ou coucher donnent ainsi lieu à nombre de saynètes drolatiques).



Répéter ce qui, dans l’existence, invariablement se répète : ainsi pourrait être résumé le projet de Pauvre Lampil , qui semble à cet égard vouloir apporter une solution au problème soulevé par René Audet dans un article intitulé « Fuir le récit pour raconter le quotidien ». Comment produire un récit, qui « suppose le surgissement d’un élément insolite ou inattendu dans une situation donnée », en se fondant sur un « ordinaire, dont la continuité, tranquille écoulement dans le sablier, tend à se définir par l’absence de pics, de moments saillants » (Audet, § 5) ? Pour le dire autrement : comment penser une narration, organisation reposant sur l’agencement d’un ensemble d’événements, à l’aune d’une banalité, condition excluant presque toute sorte d’événement ? Une réponse s’impose : banaliser « l’insolite », ridiculiser le « surgissement » et revoir finalement, à l’aune de la bande dessinée, la poétique évoquée dans ce
passionnant article.

Environnement (poule ou moustique venant picorer les salades du jardin ou troubler un lourd sommeil), travail (éditeur ou scénariste refusant augmentations ou tout aménagement quant à une trame donnée) ou santé (moult « bobos » prenant sous le coup de l’anxiété la forme d’une maladie grave) : tout est bon pour placer tracas et désagrément au centre des divers gags de la série et ériger la contrariété au rang de principe comique. Telle est en effet la seule et unique émotion que génère la « banalité » ici évoquée, et Pauvre Lampil s’inscrit en ce sens dans une véritable tradition : son personnage principal semble emprunter à l’Oscar le petit canard dessiné par Mat un goût récurent pour la râlerie et toute forme de reproches, au Pifou de Roger Mars (et à ses « glop » et « pas glop » synonymes d’approbation ou de désapprobation) une communication entièrement construite autour de sa satisfaction et au Prunelle du Gaston Lagaffe de Franquin une récurrente propension à l’insulte.

Au-delà de l’aventure : la grimace ?

« L’impossibilité théorique d’une conjugaison du quotidien et du récit » (Audet, § 2) trouve en tout cas dans le cadre de cette série une solution graphique : la grimace, l’expression de la contrariété. Le visage déformé de Lampil vient invariablement clore chaque gag : marquer la déception ou le mécontentement, et finalement dessiner l’« ordinaire », consiste ici à s’engager dans un véritable essai de physionomie (pour paraphraser Rodolphe Töpffer). Élément le plus expressif, la bouche s’élargit pour exprimer la colère ou disparaît pour signifier la tristesse ; les sourcils se relèvent ou s’inclinent comme pour mieux souligner combativité ou résignation, et accompagner des yeux dont la taille ne cesse de varier au gré des émotions ; idem pour la ligne des épaules, qui se fait énergique ou avachie au gré des humeurs des divers personnages.



Les lecteurs ne s’y trompent d’ailleurs pas et semblent apprécier cette caricature des émotions quotidiennes, comme en atteste un courrier publié dans la rubrique « Vos lettres sont bien tapées » du No.1880 de Spirou : « Confirmation pour Lambil : mimiques surtout très expressives. Croquis admirables de vie et d’humour. » Les « mimiques » évoquées ci-dessus constituent en tout cas le seul « surgissement » de cette longue série : à l’exception d’une virée à la campagne (« Allez, hop, tout le monde à la campagne », Pauvre Lampil, p. 58-59) et d’une journée sur la plage (« Le grain de sable », Idem, p. 72-73), les divers déplacements du personnage principal sont avant tout de nature professionnelle, qu’il s’agisse de se rendre à la première édition du Festival d’Angoulême (« L’étiquette ne fait pas le moine », Idem, p. 50-51) ou d’aller « dédicacer en France » (« Mauvaises langues », Idem, p. 155-156).
Seul le café constitue un véritable lieu d’échappée, au hasard par exemple d’une trépidante partie de fléchettes ou de plusieurs tournées partagées avec « Les copains du dimanche » (Idem, p. 124-125) et l’« ordinaire » a ici valeur de parti-pris, comme en atteste une comparaison avec d’autres bandes dessinées n’ayant de cesse de s’inventer des aventures. L’Achille Talon de Greg évolue ainsi dans un environnement comparable (puisqu’il habite un pavillon muni d’un jardin verdoyant et fréquente également de nombreux commerces de proximité), mais son auteur semble, à partir de 1976 (et l’abandon du gag au profit du récit long, plus propice à l’album, avec Le Mystère de l’Homme à deux têtes) continuellement l’inciter à quitter sa riante banlieue en imaginant nombre de péripéties on ne peut plus farfelues. Dans Le Trésor de Virgule, la placide Virgule de Guillemets et son énergique camériste Hécatombe Susure arpentent ainsi l’Amérique latine et un mystérieux pays, le Platopabo : nous sommes bien loin ici de Pauvre Lampil !

« Carte blanche » à l’ordinaire

Si l’on excepte un mini-poster de De Gieter, Pauvre Lampil ! (qui perd par la suite son point d’exclamation pour devenir Pauvre Lampil) constitue la première « Carte blanche », inaugurant cette rubrique que Thierry Martens (alors rédacteur en chef) présentait comme une « zone hebdomadaire de liberté […] offerte à nos auteurs pour qu’ils sortent des sentiers battus et se délassent en oubliant leur personnage habituel pendant quelques cases ». Ceux-ci se voyaient offrir la possibilité d’« expérimenter d’autres styles, simplifier leur graphisme, se défouler dans la parodie ou le pastiche, […] montrer un autre aspect de leur talent » (MARTENS, p. 5), c’est-à-dire finalement de rompre avec une forme de routine éditoriale.

Le rythme de parution de Pauvre Lampilmontre que tel fut effectivement le cas. Alors que deux autres travaux des mêmes auteurs, (Sammy et Les Tuniques bleues), paraissent quasiment sans interruption, la série connaît une périodicité nettement plus chaotique. On compte près de 10 gags par an de 1974 à 1980 avant que ce nombre ne chute brutalement et que la série n’entame une véritable traversée du désert de 1981 à 1988 (4 parutions dans l’année tout au plus) puis reprenne un rythme plus soutenu jusqu’en 1994. La présence de Pauvre Lampil au sein de l’hebdomadaire semble ainsi peu structurante : « l’ordinaire » mis en scène ne se voir accordé qu’une place somme toute marginale.

On aurait sans doute tort de réduire Pauvre Lampil à une forme éditoriale bien établie. Telle était pourtant l’hypothèse soutenue par Claude Ecken dans Les Cahiers de la bande dessinée No.61, puisqu’il situait Pauvre Lampil au sein d’un « genre prédominant » : une « bande dessinée “familiale” » dont l’ambition serait d’être « représentative de la réalité vécue par la majorité de ses lecteurs » (ECKEN, p. 28). La série serait ainsi à lire au regard d’une « idéologie dominante » dont les journaux Spirou et Tintin seraient d’efficaces vecteurs : de Pauvre Lampil, il n’y aurait pas grand chose à retenir si ce n’est un portrait de la petite bourgeoisie ou de la classe moyenne. Loin de souhaiter adopter semblable position, il nous semble à l’inverse possible de trouver dans cette œuvre une véritable modernité : à bien des égards, Pauvre Lampil peut être vu comme l’ancêtre de propositions esthétiques contemporaines faisant toute sa place à « l’ordinaire » et ayant également vu le jour au sein d’espaces de publication que l’on peut dire « alternatifs ».

« Ordinaire » et renouveau de la bande dessinée

On retrouvera en effet dans nombre de « blogs BD » des ingrédients qui font l’originalité de la série de Lambil et Cauvin. Margaux Motin n’a ainsi de cesse de mettre à l’honneur la vie d’une famille en l’inscrivant dans le temps (enfants grandissants et parents vieillissants posent moult problèmes à la narratrice), tandis que Pénélope Bagieu fait son miel de cocasses et quotidiennes relations avec le monde de la consommation (le vêtement supplantant dans ce cas largement le boucher ou le pharmacien que privilégie le personnage principal de Pauvre Lampil). De même, Boulet fait régulièrement dans ses Notes le portrait des diverses activités de l’artiste (la table à dessin ou les séances de dédicaces constituant par exemple des thèmes récurrents) et, vis-à-vis de cette dernière œuvre, Pauvre Lampil semble faire figure d’ancêtre ou du moins de véritable source d’inspiration.



Dans les deux cas, « l’ordinaire » représenté a en effet valeur de rupture : blog ou « carte blanche », ces travaux voient le jour au sein d’un dispositif éditorial s’écartant des « feuilletons » que leurs auteurs conçoivent par ailleurs (comme Raghnarok en ce qui concerne Boulet). Et Pauvre Lampil, notamment, semble vouloir présenter les coulisses d’un « extraordinaire » fait de trépidantes aventures et d’enfantins divertissements qui constituent le pain quotidien des lecteurs de Spirou. Les deux personnages principaux (le dessinateur Lampil et son scénariste Cauvin) sont en effet les auteurs d’une œuvre dont on ne sait rien ou presque, si ce n’est un titre évocateur : Panty et son kangourou, qui fait directement écho à l’authentique série Sandy. Conçue en collaboration avec Henri Gillain puis animée par le seul Lambil dont ce sera la première publication, celle-ci est effectivement construite autour de la collaboration d’un pugnace marsupial et d’un jeune garçon.

Ce faisant, Pauvre Lampilrenvoie à un contexte aujourd’hui dépassé ; et si l’intégrale que proposent les éditions Dupuis revient, à travers de très intéressants textes introductifs, sur la genèse de la série, c’est que seule celle-ci permet de cerner les véritables intentions de l’auteur. Nous sommes en effet face à un travail qui présente une valeur que nous pourrions qualifier de « marginale » : il existe autour, voire à propos, de productions éditorialement structurantes. Dans cette mesure, on peut le rapprocher d’autres initiatives comme les « Hauts de pages » de Yann et Conrad. Ceux-ci se virent également confier une manière de « carte blanche » en se voyant proposer d’investir la marge supérieure du journal de Spirou : préférant le sarcasme à la grimace, ils n’eurent de cesse de caricaturer les multiples personnages des interminables séries qu’avaient imaginées leurs pairs (si Gos et son Scrameustache sont une victime récurrente, Cauvin sera d’ailleurs cité à trois reprises).

Proposer des auteurs aux lecteurs

Des auteurs sont également représentés au sein de Pauvre Lampil (tels par exemple Franquin, Walthéry ou Fournier) et, même si la série adopte un ton très différent, nous pouvons nous demander si ces deux travaux ne relèvent pas d’une même volonté : proposer des auteurs aux lecteurs du célèbre hebdomadaire de Marcinelle.
Lu aujourd’hui, Pauvre Lampil semble en effet être le premier acte d’une forme de tradition qui se poursuit de nos jours avec la publication (depuis 2011) de L’Atelier Mastodonte, série élaborée collectivement et entièrement construite autour des personnages figurant les sept auteurs (Lewis Trondheim, Yoann, Alfred, Guillaume Bianco, Julien Neel, Cyril Pedrosa, Tébo), auxquels peuvent éventuellement s’adjoindre d’autres collaborateurs (comme Benoît Féroumot ou Dominique Bertail). Prenant presque entièrement place dans l’espace de travail commun que sont supposés partager ces créateurs, la série permet au lecteur de découvrir cadre et ambiance de travail ; il lui est ainsi possible de goûter aux récurrents quiproquos qu’entraîne l’utilisation d’une marionnette nommée Romuald ou de rire aux propos pince-sans-rire d’un Lewis Trondheim n’hésitant pas à se pencher sur le travail de ses collègues.

Une même volonté semble traverser de part en part l’ensemble des gags, aujourd’hui réunis au sein d’un album : représenter l’auteur de bandes dessinées en tant que collectivité. Plusieurs des planches sont d’ailleurs réalisées selon le principe du « cadavre exquis » : initiée par Trondheim, une même séquence est ainsi poursuivie par Neel puis achevée par Bianco, le tout donnant lieu à des écritures et dessins fort différents. Et cette polygraphie a d’ailleurs fait l’objet d’une représentation, au sens fort du terme, puisque les différents membres de l’atelier montèrent ensemble sur scène : lors du Festival BD de Lyon en 2013, ils proposèrent au public une mise en scène de leur collaboration en se succédant à la table de dessin afin de réaliser un gag, le tout en présence du rédacteur en chef de Spirou.

Pour une « bande dessinée auctoriale »

Cette filiation nous paraît intéressante à plus d’un titre et, s’il nous semble franchement réducteur de parler dans le cas qui nous intéresse de « bande dessinée familiale », il serait par contre intéressant de se demander si Pauvre Lampil ne donne pas dans une certaine mesure naissance à un nouveau genre : une « bande dessinée auctoriale » qui entend faire d’un mode de création le sujet même de l’œuvre ou, pour le dire autrement, qui prétend représenter le processus d’émergence d’une bande dessinée. Tel est effectivement le cas ici, puisque la représentation du travail en train de se faire occupe une place on ne peut plus centrale : les deux auteurs semblent n’avoir de cesse d’explorer les multiples façons de montrer le scénariste cogitant ou le dessinateur à sa table. Et ces activités semblent constituer l’occasion d’une véritable déclinaison graphique, par exemple sensible dans un espace de travail dont l’organisation (la table occupe plusieurs emplacements au fil de la série) ou la décoration (des portraits du scénariste et de l’éditeur de Lampil faisant place à ceux de ses personnages) ne cesse de varier.



Représenter le dessinateur selon de multiples points (de profil, de trois quarts dos ou face...) et à travers l’évocation de variables et récurrentes humeurs (enthousiasme, abattement, agacement...) constitue un acte on ne peut plus singulier, que l’on ne peut pas réduire à une entreprise autobiographique. Dans le cas de Pauvre Lampil (et de L’Atelier Mastodonte), nous sommes loin du Rêveur de Will Eisner ou du Livret de phamille de Menu : il n’est pas question de retracer une trajectoire créative ou de mettre une œuvre et une existence en perspective. Ces récits semblent bien plus relever d’une intention que l’on pourrait dire corporatiste : définir la création de bande dessinée comme une pratique habitée, une activité partagée par des individualités.

Tel est sans doute le sens de « l’ordinaire » que nous évoquons ici : ne pas présenter la création sur le mode du mystère ou de l’exploit mais, à l’inverse, la traiter sur le mode de la banalité afin de mieux représenter un métier. Peut-être s’agissait-il de lutter contre une forme d’invisibilité des auteurs (le pseudonyme, voire l’anonymat, est à l’époque chose courante) et de rapprocher ce faisant la bande dessinée d’autres formes d’expression. À en croire Maurice Lever, le roman a également connu semble trajectoire : « Au XVIIe siècle, l’homme de lettres ne représente pas encore une catégorie professionnelle reconnue […], n’a pas de réalité sociologique, […] n’existe pas dans la cité » et « hésitera d’autant plus à aventurer sa réputation à cause d’un livre, qu’il ne se sent pas lui-même socialement engagé par son acte littéraire » (LEVER, p. 9).
À cette situation, la bande dessinée, comme la littérature, propose une possible solution : représenter l’auteur.

Benoît Berthou

Bibliographie

Audet, René, « Fuir le récit pour raconter le quotidien. Modulations narratives en prose contemporaine », Temps zéro, 2007, No.1 [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document84 [consulté le 11 septembre 2013].
Ecken, Claude, « Scènes de famille », Les Cahiers de la bande dessinée, No.61, janvier-février 1985, pp. 28-29.
Lever, Maurice, « Romans en quête d’auteurs au 17e siècle », RHLF, 1973, No.73, pp. 7-21.
Martens, Thierry, « En ce temps lointain, la carte blanche », dans Pauvre Lampil, L’intégrale, Dupuis, 2011.
Lignelet, Patrice, « Critique détaillée », Spirou, No.1880, 25 avril 1974, p. 38.