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c’était le temps où la bande dessinée corrompait l’âme enfantine…

Thierry Groensteen

[Janvier 1999]

En 1964 encore, il suffisait d’ouvrir le Petit Larousse illustré pour lire, au verbe « salir », l’exemple suivant : ces illustrés salissent l’imagination des enfants. Une preuve, parmi beaucoup d’autres, de l’influence persistante des campagnes menées contre la bande dessinée par les éducateurs et les responsables de mouvements de jeunesse.


Dessin de Gotlib
© Fluide glacial


Contrairement à ce que l’on a trop souvent lu, ces campagnes ne sont pas nées après le lancement du Journal de Mickey par Paul Winkler en octobre 1934. Dans la thèse qu’elle a consacrée aux années 1919-1931, Annie Renonciat rappelle que « c’est dès leur apparition que ces nouvelles publications, magazines et fascicules ont alarmé les pédagogues [1] ». Et de produire diverses citations qui témoignent de cette mobilisation précoce. Dès 1907, Marcel Braunschwig, auteur d’un essai sur l’éducation esthétique, écrivait : « À l’heure présente nous sommes envahis par un débordement de feuilles populaires à l’usage des enfants, contre lesquelles il n’est que temps d’entreprendre une vigoureuse campagne au nom du bon sens et du bon goût qu’elles outragent impunément. [2] » Cinq ans plus tard, un inspecteur d’enseignement primaire répondant au nom de Félix Pécaut exprimait son effroi dans un essai sur L’Éducation publique et la vie nationale : « Je me demande avec inquiétude, je me demande pour qui et pour quoi nous travaillons... Est-ce pour livrer les âmes, à peine débrouillées, à de nouveaux et étranges éducateurs, à ces livraisons de romans à bon marché, à ces feuilles corruptrices parées des plus perfides attraits de l’image illustrée ? [3] »

Tous les illustrés ne sont évidemment pas accablés du même opprobre. Mais les critères permettant de trier le bon grain de l’ivraie ne sont pas les mêmes pour tous. Si les pédagogues laïcs s’en tiennent principalement aux questions de bon goût et de moralité, pour les catholiques, le principal critère de partage entre les bons et les mauvais périodiques est celui du respect et de la propagation des valeurs chrétiennes. Les termes utilisés en 1920 par le dénommé André Balsen, dans une brochure du Comité catholique de Lille, sont sans équivoque. Voici ce qu’il écrit à propos des Belles Images, l’hebdomadaire publié par Fayard depuis 1904 : « Sans contredit les bons catholiques ne s’y abonneront point. Quoique sa morale naturelle soit satisfaisante, et lui donne une valeur éducative incontestable, elle ne leur convient pas à cause de sa neutralité. Toutefois, tenant le milieu entre le Bien et le Mal, elle peut servir de "pont" intermédiaire afin de conquérir certains enfants, et les arrêter sur les chemins de la perdition... [4] »

Plus généralement, André Balsen appelle à une véritable « croisade ». Classant les titres de la presse enfantine en quatre catégories : « journaux mauvais », « journaux médiocres », « journaux insuffisants » (catégorie dont fait partie Les Belles Images) et « journaux bons et excellents » [5], il conclut : « Les uns jugeront ce classement fort sévère, car ils ne songent pas aux méfaits de la littérature enfantine : or, celle-ci tue autant d’âmes que l’école athée. (...) De l’issue de la lutte dépendent l’avenir de la jeunesse, de la France et de la chrétienté, le salut des âmes enfantines. »


La presse illustrée se trouve au centre du combat entre la religion et la laïcité. Jules Ferry a certes institué le principe de la neutralité de l’école face aux questions de conscience ; mais n’est-ce pas précisément cette « neutralité » que les catholiques reprochent aux journaux « insuffisants » d’Arthème Fayard ? Loin d’avoir désarmé, le parti de la réaction » reste fortement opposé à l’idée d’une « école sans dieu » ; tout ce qui est susceptible d’exercer une quelconque influence sur l’« âme enfantine » est donc un sujet extrêmement sensible. La terrible accusation d’André Balsen (« la littérature enfantine tue autant d’âmes que l’école athée ») est on ne peut plus explicite. À cette guerre des idées s’ajoute, plus prosaïquement, une concurrence commerciale bien réelle, Dans les années trente et quarante, les éditeurs vilipendés par les catholiques sont aussi attaqués en tant que rivaux directs de la presse dite « confessionnelle », constituée principalement des journaux du groupe Fleurus et de la Bonne Presse. [6]

Avant que Paul Winkler, l’éditeur du Journal de Mickey, de Robinson et de Hop-là !, ne devienne la cible principale des attaques dans la deuxième moitié des années trente, le tir s’était concentré sur les publications des frères Offenstadt, soit en particulier L’Épatant (où paraissent les aventures des Pieds Nickelés), Fillette, L’intrépide, Cri-Cri et Lili. La « vulgarité » et « l’insanité » d’ensemble de ces publications populaires et bon marché est dénoncée sans relâche, les personnages qu’elles présentent faisant figure de véritables repoussoirs. Le journal consacré à l’Espiègle Lili apparaît à Alphonse de Parvillez (collaborateur de l’Union morale, de la Revue des lectures et de la Revue des jeunes) comme « le parfait manuel du sale gosse », tandis que l’Abbé Bethléem, qui est en quelque sorte la conscience de la Revue des lectures, dénonce l’usage, dans L’Épatant, d’« une outrance dans la caricature et d’ un argot infect, langage des bagnes et des bouges… » [7]

Dans la vigoureuse campagne menée contre la presse Offenstadt, la qualité des publications n’est pas seule en cause. Une circonstance aggravante est que la Société Parisienne d’Édition publie par ailleurs des romans grivois ; le grief de « pornographie » (selon les critères du temps) est étendu, par contamination, aux illustrés pour l’enfance, et l’on se plaît à traquer les allusions sexuelles ou scatologiques dans les aventures des Pieds Nickelés. Les frères Offenstadt sont aussi mis en cause dans leurs personnes mêmes, en leur qualité de juifs allemands. Si l’on prend en considération le fait que Paul Winkler était, pour sa part, un juif hongrois, et si l’on se souvient que le troisième éditeur le plus souvent incriminé sera l’italien Cino Del Duca, patron des Éditions Mondiales (L’Aventureux, Hurrah !), il devient légitime de s’interroger sur les arrière-pensées qui animaient les censeurs de la presse illustrée. La corruption de la jeunesse française n’était-elle pas imputable au « parti de l’étranger » ?


Dans le climat politique du début de la guerre froide, qui voit l’adoption par l’Assemblée nationale de la loi du 16 juillet 1949, une composante non négligeable est en tout cas le combat protectionniste visant à sauvegarder le « dessin français », que le déferlement de la BD américaine dans les années 1930 avait réduit à la portion congrue. Dans ce combat, les auteurs ne furent pas en reste. Emmenés par Auguste Liquois, André Galland et Alain Saint-Ogan, ils luttèrent opiniâtrement, quoique sans succès, pour la mise en œuvre de quotas obligeant les patrons de presse à privilégier les dessinateurs nationaux [8]. La qualité de « BD française » fut un temps revendiquée par le biais de symboliques cocottes ajoutées sur les planches mêmes. En juin 1965 encore, René Goscinny lui-même publiera un bref article au titre significatif : « Défense du dessin français ». [9]

De fait, le Journal de Mickey et la nouvelle génération d’illustrés nés dans la foulée (les Robinson, Hurrah !, Hop-là !, Jumbo, etc.), où s’ébrouaient Tarzan, Mandrake, Popeye et quantité d’autres héros d’importation, avait porté un coup terrible aux titres en place, qui étaient apparus soudain bien archaïques. Mais l’hostilité témoignée dans certains milieux à l’encontre des comics n’était peut-être que le symptôme d’un phénomène plus général, à savoir la crainte diffuse inspirée par une nouvelle culture que l’on sent monter en puissance. La sociologue Irène Pennacchioni l’a bien expliqué : « En France, une "résistance" culturelle se met en place pour lutter contre l’invasion barbare des nickelodeons, du cinéma, de la presse à grand tirage (Paris Soir), de la radio (Radio Cité), des Mickeys américains. Cette nouvelle "noosphère", que la sociologie américaine détecte et nomme culture de masse au lendemain de la seconde guerre mondiale, fait son entrée dans la France des années trente[[La Nostalgie en images, Librairie des Méridiens, 1982, p. 121. Le terme de « noosphère » est emprunté à l’ouvrage d’Edgar Morin L’Esprit du temps.]] » La séduction qu’exerce sur les foules cette culture de masse semble devoir mettre en danger la toute-puissance symbolique de la « Grande Culture », qu’il appartient au système éducatif de véhiculer, de glorifier et de transmettre.


Les opinions en matière d’éducation et de pédagogie, et l’idée même que la société se fait des enfants, sont quelque peu différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient dans l’entre-deux-guerres. On ne parlait pas alors des droits de l’enfant, mais uniquement de sa protection. Il n’existait guère de culture adolescente et cet âge même était peu reconnu dans sa spécificité. Enfin, selon une conception héritée du XIXe siècle, les enfants étaient généralement assimilés au couches les moins instruites de la population, c’est-à-dire au peuple. André Balsen s’en faisait le porte parole lorsqu’il écrivait, à propos de L’Écho de Noël : « Le présent journal s’adresse au peuple, autant qu’aux petits, c’est-à-dire à ces intelligences primitives dont les connaissances restent sommaires, quelquefois nulles, et chez qui l’imagination prime la raison [10]. » Il est frappant que ce discours est à peu de choses près identique à celui que tenait Töpffer soixante quinze ans plus tôt. Le père de la bande dessinée notait qu’elle « agit principalement sur les enfants et sur le peuple, c’est à-dire sur les deux classes qu’il est le plus aisé de pervertir et qu’il serait le plus désirable de moraliser [11] ». Mais Töpffer en déduisait que la bande dessinée (ou, comme il l’appelait, la « littérature en estampes »), puisqu’elle s’adresse « avec plus de vivacité à un plus grand nombre d’esprits » que ne le font les autres livres, pourrait être d’un grand profit pour « l’instruction morale du peuple et des enfants ». Et l’auteur du Docteur Festus de conclure par ces lignes de bon sens : « Il y a livres et livres, et les plus profonds, les plus dignes d’admiration à cause des belles choses qu’ils contiennent, ne sont pas toujours les plus feuilletés par le plus grand nombre. De très médiocres, à la condition qu’ils soient sains en eux-mêmes et attachants pour le gros des esprits, exercent souvent une action plus étendue et, en ceci, plus salutaire. C’est pourquoi il nous paraît qu’avec quelque talent d’imitation graphique, uni à quelque élévation morale, des hommes d’ailleurs fort peu distingués pourraient exercer une très utile influence en pratiquant la littérature en estampes. [12] »


Malheureusement, les pédagogues de la première moitié du XXe siècle ne se souviendront pas de l’Essai de physiognomonie. Pour eux, ce qui est populaire est nécessairement vulgaire. La bande dessinée est intrinsèquement nuisible, puisqu’elle fait concurrence au « vrai livre ». Et cette concurrence cristallise un double affrontement : entre le monde de l’écrit et celui de l’image, d’un côté, entre une littérature à fonction éducatrice et une littérature de pur divertissement, de l’autre côté.
Depuis leur origine, les livres et journaux pour enfants sont investis d’une fonction éducative et moralisatrice ; ils accompagnent et prolongent le travail des parents et des maîtres d’école. Or, voici que la presse illustrée, les albums comiques et les romans populaires édités sous forme de fascicules tournent le dos à cette mission, en ne prétendant plus qu’à l’amusement et à la distraction. Les éducateurs s’en alarment fort logiquement. Persuadés, par ailleurs, que les enfants sont faibles d’esprit, et que leurs pulsions et instincts naturellement mauvais doivent être redressés, ils concentrent leurs attaques sur l’image, d’autant plus dangereuse qu’elle est plus séduisante.

Je citerai ici quelques lignes, représentatives de beaucoup d’autres, extraites d’un numéro spécial de la revue Enfance (d’obédience communiste) publié en 1954, soit cinq ans après le vote de la loi : « Tous les effets (des bandes dessinées) sont grossis à l’extrême, dans leur expression verbale comme dans leur représentation graphique. Ces couleurs criardes, ces expressions grimaçantes, ces visages tordus par la haine ou la terreur, ces attitudes lascives, ces étreintes éperdues, tout doit parler à l’imagination de la façon la plus brutale, tout cela doit être évocateur et suggestif... [13] »

Dessin de Maurice Henry. Tous droits réservés


Un florilège de ce qui a pu être écrit contre la bande dessinée entre le début du siècle et les années soixante fournirait la matière d’un livre entier et serait répétitif à l’extrême. Dès les années trente, les arguments sont toujours les mêmes. Les bandes dessinées sont laides, mal écrites et truffées de faute d’orthographe ; elles font une part trop belle à la violence et à l’érotisme ; enfin elles font perdre à l’enfant le sens de la réalité en lui présentant comme vrais des êtres et des mondes de pure imagination.
Enlisés dans la répétition sans trêve des mêmes arguments, les adversaires de la bande dessinée ne s’en tiraient que par une surenchère dans la virulence, adoptant une rhétorique boursouflée souvent imprégnée de psychanalyse mal digérée [14] et, disons-le, d’une mauvaise foi formidable [15]. Comment ne pas s’étonner, en particulier, de ce que l’esthétique de la bande dessinée ait été systématiquement dénoncée en tant que telle, comme si elle était une et homogène ! Autant il était fréquent d’opposer les bons et les mauvais journaux sous l’angle de la moralité, autant, sur le terrain du jugement artistique, la confusion n’a cessée d’être entretenue, et toute distinction abolie entre les valeurs respectives des différents artistes. Au nombre des bandes dessinées américaines clouées au pilori dans les années précédant l’adoption de la loi du 1949 figuraient tout de même des œuvres comme Flash Gardon, Terry et les Pirates, Popeye, Bringing up Father, Tarzan ou Dick Tracy, dont les dessinateurs, d’ailleurs si dissemblables les uns des autres, comptent désormais parmi les maîtres les plus révérés du 9ème Art. Sans doute aveuglés par leur acharnement, les censeurs de l’époque ne faisaient aucune distinction entre ces maîtres et les tâcherons les plus obscurs qui sévissaient dans les mêmes ou dans d’autres journaux. C’est la bande dessinée comme telle qui, sans nuances, était réputée d’une laideur agressive.

Sous le coup de la loi

La loi du 16 juillet 1949 « sur les publications destinées à la jeunesse » ne concerne certes pas que les bandes dessinées, mais c’était bien la bande dessinée que ses promoteurs avaient d’abord à l’esprit. Cette loi n’aurait pas vu le jour sans une forte mobilisation des parents d’élèves, des syndicats d’enseignants, et des mouvements de jeunesse (notamment les Éclaireurs de France, organisation laïque, l’Union des Vaillants et des Vaillantes, l’Union de la Jeunesse républicaine de France, toutes deux proches du Parti Communiste, ou encore l’Union patriotique des Organisations de Jeunesse). Ensemble, ces différents « lobbies », animés par une volonté unanime de moralisation, ont mené une campagne de sensibilisation suffisamment efficace pour conduire les partis politiques à s’emparer du problème et finalement le Parlement à légiférer. Le contexte du lendemain de la guerre était favorable, caractérisé par une forte pression pour la reconstruction morale du pays, et aussi par une recrudescence de la délinquance juvénile, dont la presse illustrée allait être rendue responsable, à égalité avec la presse qualifiée de « pornographique » (à savoir les publications licencieuses ou policières). Plusieurs expositions destinées à montrer la mauvaise influence des journaux pour enfants furent organisées en 1948-49, notamment par le Secrétariat d’État à la Jeunesse, l’association parisienne La Feuille Blanche et la Ligue de l’Enseignement.

On ne reviendra pas ici en détail sur le processus d’élaboration de la loi qui, pour complexe qu’il fût, est désormais bien connu grâce à plusieurs travaux universitaires (cf. ci-après la bibliographie). Rappelons simplement que les communistes − qui avaient été renvoyés du gouvernement en mai 1947 − n’ont finalement pas voté un texte qu’ils avaient largement contribué à bâtir, en déposant deux propositions de loi sur le sujet et en prenant une part très active à la discussion parlementaire. En votant contre le projet, le P.C.F. protestait contre le fait que la loi n’avait finalement pas retenu l’article prévoyant une limitation du matériel éditorial importé (c’est-à-dire, en clair : des bandes dessinées américaines). La loi de 49 a doté la puissance publique de moyens coercitifs et mis en place, auprès du ministère de la justice, un nouvel organisme consultatif, la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence, qui a tenu sa séance inaugurale le 2 mars 1950. Présidée par un Conseiller d’État, cette commission comprend 60 membres, dont 30 titulaires et 30 suppléants. Aux côtés de fonctionnaires, de parlementaires, de représentants des enseignants, des mouvements de jeunesse et du monde de l’édition, des représentants des auteurs y siègent [16] ; ils sont proposés par la CFDT, seul syndicat ayant institué une section pour les « dessinateurs-auteurs ».

Dessin réalisé par Wolinski en 1979 à l’occasion du Festival d’Angoulême.


Modifiée en 1954, 1958, 1967 et 1987, la loi du 16 juillet 1949 n’a pas été abrogée, contrairement aux engagements pris par la Gauche avant son arrivée au pouvoir en 1981. L’article 14, le plus controversé, est toujours d’application. Cet article crée un amalgame entre les publications destinées à la jeunesse et les autres, puisqu’il étend la juridiction de la loi (et de la Commission) aux « publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse », par exemple « en raison de leur caractère licencieux ou pornographique ». L’article 14 vise plus particulièrement à protéger la jeunesse contre les publications en principe destinées aux adultes, par des mesures d’interdiction à l’exposition, à la publicité ou à la vente aux mineurs. C’est ainsi qu’ont été frappés de mesures d’interdiction des titres tels que Penthouse et des traductions françaises de mangas explicitement « réservés aux adultes », ou encore, fin 1997, l’ouvrage intitulé Les Meilleures Histoires drôles de Carlos (Ramsay éd.), pour la raison que certaines de ces histoires « portaient atteinte à la dignité humaine ». Pendant la période gaulliste, cet article avait été instrumentalisé par le pouvoir dans sa lutte contre des organes de presse jugés subversifs, tels qu’Hara-Kiri et Charlie hebdo. Incontestablement, l’article 14, en étendant le champ d’application de la loi à n’importe quelle publication, est un instrument de censure qui ne dit pas son nom.

Depuis 1949, le livre de jeunesse a beaucoup changé. Il ne se veut plus nécessairement édifiant, et repose davantage sur la valeur éducative du témoignage, présentant désormais à l’enfant des récits et des images qui lui permettent de découvrir le monde sans fard. La bande dessinée, pour sa part, a encore plus évolué. Au lendemain de la guerre, la BD pour adultes était à peu près inexistante ; elle représente aujourd’hui, en nombre de titres, l’essentiel de la production. Il n’est pas sûr qu’une législation vieille d’un demi-siècle, et contestée dès son entrée en application, mérite de passer le cap du prochain millénaire.

Thierry Groensteen

Extraits de la Loi No.49-956 du 16 juillet 1949
sur les publications destinées à la jeunesse

ARTICLE 2
Les publications visées à l’article 1er* ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lacheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse (L. No.54-1190 du 29 novembre 1954) ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques. Elles ne doivent comporter aucune publicité ou annonce pour des publications de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse.
(* Publications périodiques on non principalement destinées aux enfants et adolescents)

ARTICLE 13
L’importation pour la vente ou la distribution gratuite en France des publications destinées à la jeunesse ne répondant pas aux prescriptions de l’article 2 ci-dessus est prohibée à titre absolu. Est également prohibée à titre absolu l’exportation de ces mêmes publications, lorsqu’elles ont été éditées en France.
Indépendamment des pénalités qui peuvent être infligées en vertu de la réglementation douanière, les importateurs, exportateurs ou transitaires qui auront participé sciemment aux délits visés par l’article 2 seront passibles des peines prévues à l’article 7. L’importation pour la vente ou la distribution gratuite en France de publications étrangères destinées à la jeunesse est subordonnée à l’autorisation du ministre chargé de l’information, prise sur avis favorable de la commission chargée de la surveillance et du contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence.

ARTICLE 14
(L. No.67-17 du 4 janvier 1967) Le ministre de l’intérieur est habilité à interdire
─ de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs de dix-huit ans les publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère licencieux ou pornographique, (L. No.87-1157 du 31 décembre 1987) ou de la place faite au crime, à la violence, à la discrimination ou à la haine raciale, à l’incitation à l’usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants ;
─ d’exposer ces publications à la vue du public en quelque lieu que ce soit et notamment à l’extérieur ou à l’intérieur des magasins ou des kiosques et de faire pour elles de la publicité par la voie d’affiches ;
─ d’effectuer en faveur de ces publications, de la publicité au moyen de prospectus, d’an-nonces ou insertions publiées dans la presse, de lettres-circulaires adressées aux acquéreurs éventuels ou d’émissions radiodiffusées ou télévisées. Toutefois, le ministre de l’intérieur a la faculté de ne prononcer que les deux premières, ou la première, de ces interdictions. (...)

Cet article a paru dans le numéro 4 de 9ème Art en janvier 1999, p. 14-19.

[1] Annie Renonciat, Les livres d’enfance et de jeunesse en France dans les années vingt (1919-1931). Années charnières, années pionnières, thèse de Doctorat en Histoire, Paris 7, 1997, p. 62.

[2] Marcel Braunschwig, L’Art et l’enfant, Toulouse, Edouard Privat, Paris, Henri Didier, 1907, p. 327.

[3] Cité in Annie Renonciat, op. cit., p. 63.

[4Les Illustrés tour enfants, fascicule imprimé par J. Duvivier à Tourcoing, 1920, 67 p.

[5] La catégorie des « journaux mauvais » comprend l’ensemble des publications Offenstadt, celle des « journaux bons et excellents » se compose des titres suivants : L’Ami des enfants, Le Noël avec L’Etoile Noéliste, L’Écho de Noël et La Maison, La Poupée modèle, Ma Récréation et La Semaine de Suzette.

[6] La même remarque s’applique au combat mené par les communistes, qui avaient leurs propres titres (Mon Camarade puis Vaillant) à défendre. Quand Georges Sadoul, dans une plaquette intitulée Ce que lisent vos enfants (1938), écrit à propos des publications du groupe Del Duca : « Tout concorde à exalter les mauvais instincts de l’enfance et rien ne présente un caractère soit de culture, soit de morale, soit d’enseignement quelconque de la vie », c’est le rédacteur en chef de Mon Camarade (créé en 1933) qui parle.

[7] Citations in Annie Renonciat, op. cit., annexe 16. Lire aussi Sylvie Prémisler, « Les frères Offenstadt, enquête sur des citoyens accablés de soupçons », Le Collectionneur de bandes dessinées, No.35, 1982, p.13-16.

[8] Rappelons qu’aujourd’hui, un système de quotas fait obligation aux stations de radio de diffuser un certain pourcentage de chansons françaises, et que le cahier des charges des chaînes de télévision comporte des dis-positions semblables en ce qui concerne les films et téléfilms

[9] Cf. Giff Wiff No.14, p. 21. Cet article annonce la constitution d’une Association des professionnels de la bande dessinée, réunissant auteurs, dessinateurs et éditeurs des « pays d’expression française ». L’Association (restée sans lendemain) se donnait pour objectif de répondre aux « accusateurs, souvent mal renseignés, (qui) portent toujours les mêmes attaques contre la bande dessinée : sadisme, violence, cruauté, appauvrissement du langage, etc. » Goscinny précise que « pour justifier ces critiques, les accusateurs prennent pour exemples les bandes dessinées de la plus basse qualité » ; bien qu’il ne le signale pas expressément, ses propos visent les bandes dessinées d’origine étrangère.

[10Les Illustrés pour enfants. Cité in Annie Renonciat, op. cit., annexe 16

[11Essai de physiognomonie, 1845, chapitre deuxième. Ce
texte est réédité intégralement dans Thierry Groensteen et Benoît Peeters, Töpffer, l’invention de la bande dessinée, Paris, Hermann, “Savoir : sur l’art”, 1994.

[12Id, chapitre troisième. Dans ses Réflexions à propos d’un programme (1836), Töpffer insistait déjà sur le fait que le langage des estampes populaires, « intelligible pour tous, a une action directe sur les imaginations, et tout particulièrement sur celles qui sont neuves, point encore blasées par l’habitude des jouissances ou des émotions qui dérivent des ouvrages de l’art ».

[13Enfance, No.5 : Les journaux pour enfants, Pairs, PUF, 1954, p. 403.

[14] Un bon exemple en serait l’article de Louis Pauwels − qui inventera plus tard l’expression de « sida mental » pour stigmatiser le comportement de la jeunesse française − paru le 30 décembre 1947 dans Combat.

[15] A propos de cette littérature, Harry Morgan et Manuel Hirtz (Le Petit Critique illustré, Montrouge : PLG, 1997) ne craignent pas de parler d’« hystérie » et de « chefs-d’œuvre de manipulation ».

[16] Soit, pour la période 1996-98 : Anne Chatel, Claude Moliterni et Serge Saint-Michel, titulaires, ainsi que Isabelle Rognoni, Pef et Tignous, suppléants.