Consulter Neuvième Art la revue

poétique de la mémoire dans l’œuvre de seth : de l’autofabulation à la patrimonialisation

Catherine Mao

[Mai 2014]

L’obsession que Seth nourrit pour le passé est chose connue. Il en parle volontiers [1], et il suffit de jeter un œil sur l’ensemble de son œuvre pour le vérifier. Que ce soit dans ses albums prétendument autobiographiques (La Vie est belle malgré tout [2] et Palooka Ville [3], Georges Sprott [4] ou La Confrérie des cartoonists du Grand Nord [5]) et même dans son histoire fictive Le Commis voyageur [6], Seth fait semblant de partir sur les traces d’un paradis perdu. Ce paradis est d’autant plus fuyant et mystérieux qu’il n’a en réalité jamais existé. Seth l’invente de toutes pièces et distille très vite dans chaque album des indices de fiction, faisant peser le doute sur la véracité de ses biographies comme de ses autobiographies. Cette proportion entre le vrai et le faux s’inverse d’ailleurs au fil de son œuvre : Seth pose ainsi sa propre responsabilité énonciative et défait certaines attentes de lecteur de bande dessinée, parfois fondées sur de fausses croyances.

Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d’autrui n’est pas mentir : ce n’est pas mensonge, c’est fiction.
J. J. Rousseau, « Quatrième promenade », dans Les Rêveries du promeneur solitaire

C’est souvent sur les traces d’un paradis perdu de bande dessinée que Seth se lance : en imaginant une communauté d’auteurs, en mettant en lumière les caractéristiques et les vices de ce microcosme, Seth revèle du même coup ses propres fantasmes. Il ne fait pas de ses livres les miroirs refléchissants ni même déformants de la bande dessinée, mais aménage un espace puissamment réflexif, invitant le lecteur à observer ce que le neuvième art est, n’est pas encore, pourrait être. Comme il l’explique volontiers, ce n’est pas le réel de l’histoire qui lui importe, mais le lien métaphysique entre l’existence et le temps, la manière dont le passé, fût-il imaginaire, devient non seulement créateur de sens mais aussi d’impressions, la manière dont il devient le vecteur de l’expérience. C’est donc tout un dispositif mémoriel qu’il met en place. Jouant ainsi avec la frontière ténue entre la mise en discours et la mise en fiction, Seth soulève des questions majeures de poétique et de narrativité et donne naissance à une œuvre tissée de ses propres rêves d’histoires de bande dessinée, et d’histoire de la bande dessinée. J’aimerais alors examiner comment le contenu réflexif de son œuvre s’incarne dans le médium, autour de trois notions a priori inconciliables : l’écriture de soi, le « faire semblant » et le patrimoine.

1) Du documentaire à la fiction

Dans chaque album, Seth fournit des informations plausibles sur sa vie et sur le monde qui l’entoure, en s’appuyant habituellement sur l’homonymie entre l’auteur, le narrateur et le protagoniste. Dans La Vie est belle malgré tout, Wimbledon Green et La Confrérie, il décrit le microcosme de la bande dessinée, convoquant une multitude de témoins et de preuves, et donnant vie à toute une galerie de portraits de collectionneurs, d’auteurs et de lecteurs. Cet effet d’archive ou « effet de réel [7] » dénote la présence de l’auteur, ce fameux « J’y suis ! » propre au reporter, dont la tâche ici serait de dépeindre l’institution de la bande dessinée. Pourtant, Seth ne cesse dans le même temps de porter atteinte à l’illusion référentielle, et ce de multiples manières.
Loin de prendre la forme du documentaire, qui tend naturellement à la neutralité et à l’effacement, l’auteur se fait remarquer par son style, à la fois moderne et daté, et de toute évidence redevable à certains artistes de bande dessinée (Seth revendique notamment l’influence de Schulz, Chaland et Hergé). À première vue, sa ligne claire, ronde et douce, renvoie plus au patrimoine du neuvième art qu’au monde réel.

Les couleurs surannées – qu’elles soient taupe, kaki, gris souris ou bleu pâle – rappellent les vieux journaux ou certaines photographies aux teintes fanées. Le documentaire a du style, et Seth s’amuse subtilement de ce paradoxe, que l’on retrouve au fondement de certaines œuvres comme celle du photographe Walker Evans :

Vous comprenez, un document a une utilité alors que l’art est vraiment inutile. Par conséquent l’art n’est jamais un document, bien qu’il puisse certainement adopter ce style.

 [8]

Ce jeu est encore renforcé par le rythme. Songeons au début de La Confrérie des cartoonists du Grand Nord : c’est à une visite guidée que Seth nous convie. « Rendez-vous à Milverton Street, puis tournez à droite. Ensuite marchez un peu… Là, vous tomberez sur des immeubles à colonnades et des clubs. Allez jusqu’au numéro 169, un bâtiment imposant… [9] ». L’effet de zoom se poursuit : « Remarquez les bas-reliefs de la porte d’entrée. […] Il faut bien s’approcher pour les reconnaître. [10] »

Seth invite le lecteur à le suivre d’une pièce à une autre, ouvrant sans se presser des brèches dans lesquelles peuvent s’installer le regard, un temps de pause et de digression. La lecture adopte ainsi le rythme particulier d’une marche, favorisant la lenteur, l’introspection, la mélancolie, et rappelant tout ce que la visite d’un monument peut avoir d’ennuyeux et de laborieux, mais aussi d’immersif et d’évocateur pour un enfant. Adoptant la cadence implacable de neuf cases par planche, le gaufrier accentue encore la valeur itérative du tempo, dans lequel le silence, cet « élément important de la vie quotidienne de chacun d’entre nous [11] », trouve une place de choix. Seth revendique d’ailleurs un mode de création « par association d’idées [12] ». À travers ce rythme particulier, l’artiste cherche à contester les standards de l’industrie de la bande dessinée nord-américaine pour lui préférer une « fiction naturaliste [13] », faisant reposer le récit non sur des éléments tangibles, mais sur des fantasmes et des émotions ainsi que sur une réflexivité. Son choix du matériau autobiographique s’inscrit dans cette même opposition et explique sans doute en partie le rapport ambigu que Seth entretient avec le réel [14].

Autre indice de fiction, et non des moindres, Seth joue avec les codes des genres les plus éculés de la bande dessinée. Wimbledon Green par exemple, ce faux documentaire sur « le plus grand collectionneur de comics au monde », est construit sur le mode de l’hyperbole. Aucun lieu commun de l’album d’aventure n’est épargné : vols, malversations, arrestations, course poursuite, noms de code, sabotage et même accident d’avion et amnésie. Outre la référence à la bande dessinée d’aventure (les aventures de Tintin, les aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, par exemple), le personnage principal, sorti de nulle part et auréolé de mystère, n’est pas sans rappeler les héros de certains westerns crépusculaires (comme Pale Rider ou L’Homme des Hautes Plaines, de Clint Eastwood). Le doute qui plane sur l’identité de Wimbledon Green [15] distille dans le livre une tonalité un peu fantastique. Citons encore certaines séquences ouvertement parodiques, par exemple celle de la mort d’un témoin ou celle des mémoires d’outre-tombe : comment se fier en effet à un reporter prétendument omniscient, capable de raconter le dernier souffle d’un vieil homme esseulé Seth, [16] ou de faire témoigner quelqu’un depuis l’au-delà [17] ? C’est l’occasion de rappeler ici l’un des principes formulés par Käte Hamburger : seul le récit de fiction peut donner accès à la subjectivité d’une tierce personne [18]. De cette manière, Seth fait subir à ses histoires un « tour de fiction », comme on dirait un « tour de magie [19] ». En s’attaquant à la porosité des frontières entre les genres, il subvertit les qualités de neutralité et de fiabilité documentaires pour s’inscrire dans la tradition de l’auteur de bande dessinée comme prestidigitateur.

2) Autofiction et épaisseur narrative

En passant par l’enquête qu’il mène sur quelques figures marquantes de la bande dessinée, Seth fait mine de se raconter presque incidemment. Les frontières entre le réel et la fiction se brouillent, sans que l’auteur ne manifeste le désir d’y mettre bon ordre : « Sans vouloir paraître faussement pudibond, je préfère ne pas préciser quelles sont les parts respectives de réel et de fiction. Je préfère que le lecteur se fasse sa propre idée là-dessus, qu’il se débrouille seul pour en décider [20]. » Or, si le contenu est faux, la forme n’est-elle pas suspecte ? Pour le dire autrement, si le documentaire est une fable, l’autobiographie ne devient-elle pas du même coup une autofiction ?

Seth s’amuse souvent à déprécier son travail. Dans la préface de Wimbledon Green, il qualifie son album de simple « exercice dans l’un de [ses] carnets de croquis », alourdi par un « dessin médiocre », un « lettrage approximatif », une « composition de la page et [une] narration simplistes », des personnages « caoutchouteux », pour ne pas dire « hideux [21] ». Ce n’est pas seulement une posture, c’est aussi une manière de mettre l’accent sur l’aspect artisanal de son travail et, ce faisant, sur la matière narrative : le récit prend de l’épaisseur. Dans chacune de ses histoires, Seth refuse la reconstruction classique chronologique et transparente de la biographie ou de l’autobiographie. Et il n’est pas anodin qu’il insiste dans cette même préface sur son souci de narration : il souhaite suivre l’exemple de dessinateurs qu’il admire (Dan Clowes, Chris Ware et David Heatley), qui emploient une même forme de narration « [consistant] à raconter, par le biais de plusieurs histoires courtes et sans rapport entre elles, une histoire […] longue [22] ». Seth s’inscrit ainsi dans la communauté de ces « documenteurs [23] » poétiques, qui font œuvre de montrer le réel à condition de montrer « d’où ils parlent ». L’effet de réel est ainsi compromis, au bénéfice d’un effet de présence.

Enfin, ce trouble entretenu entre le réel et la fiction ne renvoie-t-il pas simplement au fonctionnement de la mémoire ? Que la mémoire conduise à une expérience de dépossession, de déréalisation, Seth en a pleinement conscience. Dans Palooka Ville, il conclut l’histoire « J’aurais pas dû » ainsi : « Avec le temps, à force de raconter cette histoire encore et encore, elle est devenue presque irréelle à mes yeux… » Car une histoire, dès qu’on la raconte, ne nous appartient plus, elle devient lointaine, insaisissable. C’est la raison pour laquelle Seth a recours à la fable pour pouvoir se raconter tout en incluant cette irréalité, en faisant « des entorses à la stricte véridicité [24] », ce que l’écrivain Philippe Vilain formule à merveille :

D’un côté, ma vie n’a jamais cessé de produire un sentiment de fiction, de l’autre, mes textes s’acharnent à produire une illusion de réalité : ainsi la réalité, plus crédible, plus vraisemblable, intègre la fiction de la vie [25].

Désormais, l’artiste est libre de se souvenir de ce qui n’a pas eu lieu, de se servir de la fiction pour produire de pures expériences de mémoration et de patrimonialisation. La bande dessinée affirme ainsi sa réflexivité et son autonomie.

3) L’auteur et la fable

Dans La Vie est belle malgré tout, Seth collectionne les illustrations de Kalo, un mystérieux dessinateur canadien des années 40 et 50, publié une fois dans le célèbre New Yorker avant de sombrer dans l’oubli. Il est désormais établi que Kalo n’existe pas [26] et que Seth part sur les traces d’une chimère. Une question se pose alors : si l’objet de sa quête est imaginaire, qu’en est-il de la pratique d’enquête décrite dans le livre, ainsi que de la posture de détective qu’il adopte ? La Vie est belle malgré tout se présente comme un livre sans objet, dans lequel toute la mélancolie, toute la passion de Seth se retourne sur elle-même. N’est-ce pas là une manière de railler l’esprit du collectionneur [27], dont la nostalgie tourne en rond au détriment de la constitution d’un patrimoine ? Surtout, le mirage qui s’évanouit peu à peu laisse au-devant de la scène l’identité narrative, la seule assise, la seule permanence du récit.
Seth se représente du reste de manière assez impersonnelle, comme un petit bonhomme souvent tapi dans l’ombre ou bien caché derrière ses lunettes.

Il se crée un avatar qui serait l’observateur le plus neutre et le plus fiable possible, une sorte de degré zéro de la représentation et de la narration. Néanmoins, il est en cela fidèle à l’image du reporter dans certaines bandes dessinées d’aventure et plus tard de reportage : là encore, son personnage n’est pas sans rappeler Tintin ou bien les alter ego de Guy Delisle, Joe Sacco ou Marc-Antoine Mathieu. En s’inscrivant dans cette riche tradition de la bande dessinée, il met l’accent sur la fonction de filtre qu’occupe son double de papier, et que ses lunettes, toujours opaques, indiquent subtilement.

Loin de plonger son regard dans l’obscurité, ses lunettes le soulignent au contraire. Outils de lucidité autant que de médiation, elles placent le personnage dans une position d’interface : elles incarnent ce voile, évoqué plus haut, qui sépare le vrai du faux, et elles renvoient in fine au miroir opaque dans laquelle se mire la bande dessinée. De même, le narrateur de George Sprott s’amuse à se placer malicieusement sur la ligne de fiction, par exemple en faisant part de ses choix et de ses doutes : « J’ai honte de vous le dire, mais, je ne sais pas trop pourquoi, j’ai un trou de 25 minutes dans mon histoire. Mais je devrais arriver à rassembler les wagons. » L’interface n’est plus visuelle mais narrative, omniprésente dans les cartouches où enfle un discours à la première personne, tout sauf neutre, truffé de points d’exclamation et d’aveux mettant à nu les procédés d’écriture. De plusieurs manières, Seth sort de son « emploi » de reporter pour s’installer dans l’entre-deux de l’écriture.
Et de cette notion d’entre-deux découle naturellement celle de « passage » ou de « traversée ». Seth se représente en effet comme un passager : souvent de dos, coiffé d’un chapeau et de lunettes, vêtu d’un costume cravate et d’un imperméable, entouré de jeux d’ombre et de lumière, il prend la figure de l’enquêteur et du misanthrope – donc celui qui d’entré de jeu se place hors du monde, se décale –, mais aussi du chineur et du guide – c’est à dire celui qui convie le lecteur à suivre ses traces. En cela, il rappelle moins la figure du privé, tel qu’elle fut incarnée par exemple par Humphrey Bogart dans certains films noirs, que le personnage de metteur en scène que l’acteur incarne dans La Comtesse aux pieds nus, de Mankiewicz : c’est en observateur bienveillant que Bogart traverse ce film, qui est aussi un hommage doux-amer à l’histoire du cinéma. De manière similaire, si Seth se fait « ostentatoirement discret » dans son autoreprésentation, il n’en reste pas moins au cœur du dispositif pour inviter le lecteur à une traversée du neuvième art.

Ajoutons que Seth mène, dans la plupart de ses livres, une enquête autour d’un ou plusieurs auteurs, qui n’existent pas réellement mais qui sont évidemment des doubles de l’auteur, des moi hypothétiques. Par exemple, son ami Chester Brown lui fait remarquer que Kalo dessine un peu comme lui [28]. Le personnage de Jonah dans Wimbledon Green et celui de Simon dans Le Commis voyageur adoptent les mêmes caractéristiques physiques que le personnage de Seth dans ses œuvres autofictionnelles : dans le premier, il prend les traits ingrats du plus grand voleur de comics de l’histoire, individu narcissique qui fait partie de la « clique des nostalgiques », de « ceux qui pensent que c’était mieux avant [29] » ; tandis qu’il forme dans le second une communauté d’esprit avec un homme profondément inadapté au monde dans lequel il vit. De cette manière, Seth fait entrer le lecteur dans ses propres fantasmes et projections. C’est particulièrement évident dans La Confrérie des cartoonists du Grand Nord : l’auteur échafaude de toutes pièces une histoire de la bande dessinée, qui est l’histoire de ses rêves de lectures d’enfance autant que de livres encore à venir. Dans ce club très fermé imaginé par Seth, il prend place [30].

4) Pour une histoire du neuvième art

En apparaissant comme un mystificateur, Seth met en valeur la subjectivité souveraine de l’artiste ainsi que – et cela va de pair – sa « mythologie individuelle ». Faite d’illusion, son œuvre se tisse de ses propres fantasmes, de manière à mettre en évidence les vides qui se creusent dans l’histoire du neuvième art. Il importe de noter l’importance du creux, du trou dans son travail, véritable concept fondateur et articulatoire. Pour reprendre l’exemple de La Vie est belle malgré tout, l’album se crée autour du vide, source de réflexivité. Car qui est Kalo sinon une place vacante ? Toute l’histoire du Commis voyageur raconte aussi l’absence. Un vieil homme, Abraham, narre la vie de son frère Simon. À sa mort, il est parti vivre chez lui, dans la maison de leur enfance, parmi ses livres et ses meubles. Autrement dit, il s’est glissé dans sa vie, il s’est calé dans son absence. C’est d’autant plus sensible à travers la déambulation d’Abraham dans toute la maison : comme Jacques Samson le remarque avec justesse, il parle de son frère tout en arpentant la maisonnée, pris dans ses habitudes, dans sa vie quotidienne [31]. Son réveil sonne, il s’habille, se brosse les dents, prend son petit déjeuner, il circule entre les objets du quotidien (calendrier, coquetier, grille-pain, dentier). Le mouvement du vieil homme ancre le lecteur dans le temps de l’énonciation, dans le présent. Chaque pièce parcourue se trouve ainsi prise entre les strates temporelles, offrant un espace de souvenirs aussi bien que d’une rencontre, avec le frère disparu. Citons encore, dans La Confrérie des cartoonists du Grand Nord, le rôle du masque en papier mâché, une sorte d’effigie de l’auteur que ce dernier utilisait pour défiler au milieu de la foule. Le masque en papier mâché indique la place de l’auteur, et surtout son absence.

Certains historiens de l’art, comme le psychanalyste Darian Leader ou l’anthropologue Hans Belting, ont parfaitement mis en évidence l’importance de la notion de béance dans l’histoire de l’art. Dans Ce que l’art nous empêche de voir, Leader prend d’ailleurs comme point de départ de sa réflexion le vol de la Joconde au Louvre, qui a suscité un retentissement et toute une réflexion autour de l’art. L’absence tend à l’art son miroir, et laisse s’engouffrer toutes les projections. Dans Wimbledon Green, une œuvre occupe une fonction similaire : les collectionneurs se lancent à la poursuite d’une bande dessinée qui aurait disparu, sorte de Saint Graal du neuvième art dont personne ne sait s’il existe vraiment. Au même titre que la Joconde disparue, cette bande dessinée désigne une place inoccupée, elle tend un miroir renvoyant à eux-mêmes le désir, les élucubrations et l’avidité des collectionneurs [32]. De même, dans la plupart de ses histoires, Seth décrit des légendes vivantes, qui ne peuvent renvoyer qu’à des places disponibles – à commencer par Wimbledon Green, véritable personnification du patrimoine de la bande dessinée [33]. C’est ce que Cary Grant exprimait d’une manière si vertigineuse quand il disait que lui aussi voulait être Cary Grant.

Graphiquement, cette importance de l’absence se traduit par certains motifs tels que les villes fantômes et les usines désaffectés, par un style caractérisé par la bichromie et une certaine platitude, ou encore par les jeux d’ombre et de lumière. Et ne pourrait-on voir dans la prédominance du lieu et de l’architecture urbaine dans l’œuvre de Seth l’une des manières de reconduire la question de la place et de la disparition ? Comme un certain nombre de ses pairs nord-américains, ne joue-t-il pas avec la structure de la planche comme on joue avec le vide ?

Seth extrait du matériau intime toute sa valeur testimoniale, patrimoniale, et collective : ce sont les mythes de la bande dessinée qui l’intéressent, toutes les vies qu’il peut raconter à partir de la sienne. La fiction l’amène à produire des expériences de mémoration et de patrimonialisation, rappelant en cela des œuvres comme Hard West, de Matti Hagelberg [34], ou Hicksville, de Dylan Horrocks. L’auteur tisse ainsi une œuvre faite d’affabulation et surtout de ses propres projections : c’est à un rêve de bande dessinée qu’il convie son lecteur, à une histoire fantasmée du neuvième art.

Remarquons en conclusion que Seth met au point, au fil de ses œuvres, un véritable système qui ne cesse d’acquérir plus de puissance et de profondeur, comme le prouve le remarquable George Sprott. À sa suite et avec certains albums comme Mars aller retour, de Wazem, les albums intimes évacuent de plus en plus les questions de réalité ou d’authenticité, pour inviter le lecteur dans la vie rêvée de l’auteur. Par l’emploi de la fiction comme prothèse, Seth passe par une autre réalité et comble un manque. La narration ne repose pas tant sur un jeu entre le réel et la fiction, que comme une véritable ouverture de l’œuvre : l’œuvre s’ouvre aux mythologies personnes, tandis que la bande dessinée ouvre les yeux sur sa propre histoire. En forçant le lecteur à démêler le vrai du faux, il produit toute une expérience de refiguration et de mémoration. Dans ce cadre, ce n’est pas tant la mémoire qu’un effet de mémoire qui l’intéresse : cette dernière ne fournit à l’artiste pas tant un thème qu’un dispositif.

Surtout, Seth s’amuse avec sa propre figure d’auteur, qui tend de plus en plus à s’effacer [35]. N’est ce pas précisément par son ancrage dans le quotidien que la bande dessinée se présente comme un vecteur privilégié de la transmission de l’expérience ? En cela Seth rejoint les auteurs de bande dessinée autobiographique francophone des années 90, qui choisissaient de se raconter pour remettre en avant l’art de la narration. Seth revendique son statut de conteur, au sens où l’entendait Walter Benjamin, c’est-à-dire cette faculté « qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes […] d’échanger des expériences [36] ». En redonnant sa valeur au « cours de l’expérience [37] », Seth ne fonde pas tant la toute-puissance de l’auteur que celle du lecteur, invité à opérer une véritable lecture, c’est-à-dire à tisser des liens et finalement à créer du patrimoine.

Catherine Mao

[1] Voir J. B. Lauze, « Seth », Du9 [en ligne], dernière mise à jour le 30 septembre 1998, consulté le 27 janvier 2014. URL : http://www.du9.org/entretien/seth532/. Voir aussi Seth, « Si les Américains ont adopté les mangas, ils peuvent apprécier la BD européenne », ActuaBD [en ligne], dernière mise à jour le 27 avril 2010, consulté le 27 janvier 2014. URL : http://www.actuabd.com/Seth-Si-les-Americains-ont-adopte.

[2] Seth, La Vie est belle malgré tout, Paris, Les Humanoïdes associés, 1998.

[3] Seth, Palooka Ville, Paris, Seuil, 2002.), dans ses fausses biographies (Wimbledon Green [[Seth, Wimbledon Green, le plus grand collectionneur de comics du monde, Paris, Seuil, 2006.

[4] Seth, Georges Sprott (1894-1975), Paris, Delcourt, 2009.

[5] Seth, La Confrérie des cartoonists du Grand Nord : l’histoire secrète de la G.N.B.C.C., Delcourt, 2012.

[6] Seth, Le Commis voyageur, Paris, Casterman, 2003.

[7] Roland Barthes a théorisé l’effet de réel en 1968 dans un court article éponyme. Selon lui, le simple détail permettrait de produire un effet de réel, propre à la description et indissociable de l’illusion référentielle : « dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d’autre, sans le dire, que le signifier ». Par sa qualité d’« avoir été là » des choses, l’effet de réel permet de certifier que l’auteur a bien l’intention de dire la vérité. R. Barthes, « L’effet de réel », dans Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, coll. « Essais critiques », 1984, p. 174.

[8] Cité par V. Goldberg, Photography in Print, New Mexico, University of New Mexico Press, 1988, p. 364.

[9] Seth, La Confrérie des cartoonists du Grand Nord, op. cit., p. 13.

[10Ibidem, p. 15.

[11] J. B. Lauze, « Seth », op. cit.

[12] Seth, La Vie est belle, op. cit., pl. 93

[13] J. B. Lauze, « Seth », op. cit.

[14] « […] il m’a semblé que ce qui correspondait le plus à mes attentes, qui était le plus éloigné de la bande dessinée courante, c’était finalement ma propre existence. J’ai senti que pour raconter des histoires s’articulant autour de ma vie, je serais forcé d’éviter tout excès de mélodrame, que je serais en mesure de présenter les événements plus sereinement, empreintes d’une espèce d’accent de vérité. » Idem.

[15] Wimbledon Green et Don Gren sont-ils une seule et même personne ? La question de l’homonymie et du dédoublement fait basculer le récit d’aventure vers un registre plus fantastique.

[16Wimbledon Green, op. cit., p. 44 et 45.

[17Ibidem, p. 107. Outre l’aspect carnavalesque de cette séquence, la comparution d’un crâne comme témoin s’inscrit ironiquement dans toute la tradition du genre pictural des vanités.

[18] K. Hamburger, Logique des genres littéraires, Seuil, 1986. Dans George Sprott en particulier, Seth joue de cette omniscience narrative, par exemple quand le narrateur avertit le lecteur : « Ça vous étonnera peut être, mais je sais absolument tout de ses derniers instants. » Seth, George Sprott (1894-1975), op. cit., s.p.

[19] J’emprunte cette belle comparaison à Gérard Genette, Métalepse : de la figure à la fiction, Seuil, coll. « Poétique », 2004, p. 47.

[20] J. B. Lauze, « Seth », op. cit.

[21] Seth, « L’origine de Wimbledon Green », dans Wimbledon Green, op. cit., p. 11.

[22] « La somme des parties est alors supérieure au tout. » Idem.

[23] Agnès Varda, Documenteur, 1981, 65 mn.

[24] Philippe Gasparini, Autofiction : une aventure du langage, Seuil, coll. « Poétique », 2008, p. 265.

[25] P. Vilain, « Écrire le roman vécu », dans L’Aujourd’hui du roman, Nantes, Cécile Defaut, 2005, p. 140.

[26] Dans un post-scriptum à l’entretien de Seth publié sur Du9, il est écrit que « dans un numéro du Comics Journal, le dessinateur américain Adrian Tomine devait déclarer que Kalo n’avait jamais existé. Selon les propres aveux de Seth… » J. B. Lauze, « Seth », op. cit.

[27] Dans Wimbledon Green, Seth dépeint le monde sans scrupules des collectionneurs de bande dessinée, et leur esprit fait d’avidité, de mesquinerie et d’envie. Seth, Wimbledon Green, op. cit., p. 107.

[28] Seth, La Vie est belle malgré tout, op. cit., pl. 19.

[29] Seth, Wimbledon Green, op. cit., p. 64.

[30] Il fait aussi une place de choix à ses amis dessinateurs, auxquels il dédicace ses livres, par exemple Chris Ware, Chester Brown ou encore Joe Matt, « membre d’honneur des Cartoonists du Grand Nord ».

[31] Je remercie Jacques Samson pour cette belle intuition, cette « idée forte » qu’il m’a confiée. Cette séquence hypnotique, comparable à certains longs plans séquences au cinéma, mériterait un développement plus ample, peut-être dans le cadre d’une analyse du rapport que Seth entretient avec l’espace (à commencer par l’architecture urbaine) et le temps, autrement dit la planche.

[32] Seth, Wimbledon Green, op. cit., p. 46-63 et p. 73-89.

[33] C’est d’ailleurs avec beaucoup d’ironie que Seth lui fait subir un épisode amnésique.

[34Hard West de Matti Hagelberg repose sur un mécanisme similaire. Outre son aspect parodique, cet album décrit certaines bandes dessinées des années 30, qui perdurent encore aujourd’hui, reprises par plusieurs dessinateurs successifs, et traversent ainsi plusieurs générations de lecteurs. De cette manière, Hagelberg pose la question de l’auctorialité, mais aussi du rapport que la bande dessinée entretient avec son patrimoine et avec son discours, souvent plus affectif que critique.

[35] D’ailleurs, Seth abandonne peu à peu l’autobiographie en raison de sa répugnance à s’autoreprésenter : « […] le fait de savoir que les lecteurs se focalisaient toujours sur l’auteur en lisant une histoire autobiographique a commencé à me déranger. J’en avais également assez de me dessiner sans cesse. J’ai donc voulu écrire un récit qui, d’une certaine façon, m’écarte du jeu. » J. B. Lauze, « Seth », op. cit.

[36] W. Benjamin, « Le Conteur », dans Œuvres II, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2000, p. 115.

[37Idem.