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gringos locos : la légende retournée

Nicolas Tellop

[Avril 2014]

Depuis des décennies, l’École de Marcinelle exerce un pouvoir de fascination considérable. Universels et intemporels, les chefs-d’œuvre nés dans son giron en sont les premiers responsables, mais la personnalité de leurs auteurs ainsi que l’aventure collective qui a semblé se lier autour du journal Spirou n’y sont pas étrangères non plus. Les interviews, les anecdotes biographiques glanées çà et là, les légendes qui se sont tissées au fil du temps possèdent un magnétisme rarement égalé dans l’histoire de la bande dessinée. À ce titre, on a souvent entendu parler de l’incroyable odyssée qui conduisit Franquin, Morris et Jijé, accompagnés de la famille de ce dernier, à traverser l’Atlantique pour séjourner quelques mois aux États-Unis et au Mexique, après la Seconde Guerre mondiale.

De ce point de vue, l’album Gringos Locos, de Yann et Schwartz (Dupuis, 2012), s’impose spontanément comme une idée de génie, puisque son intrigue permet de renouer avec une époque mythique et des figures qui ne le sont pas moins, dans la perspective de l’exploration des coulisses d’une aventure artistique teintée de franche camaraderie, le dépaysement du rêve américain en plus. Gringos Locos transforme de vrais auteurs de bande dessinée en vrais héros de bande dessinée : les dessinateurs apparaissent ici en pleine lumière, acteurs d’un récit aux multiples points de friction avec le réel. D’autant que cet épisode est lui-même légendaire, comme le signale Yann en le comparant à la baleine Moby Dick : « On en parlait, on en parlait, mais on ne la voyait jamais ». Tel est le projet du scénariste et de son dessinateur, Olivier Schwartz : rendre visible le serpent de mer, le faire émerger des profondeurs d’un passé rêvé pour lui rendre une certaine forme d’existence et de matérialité. Mais le problème que pose cette bande dessinée est celui des rapports ambivalents entre sa propre légende et la réalité.

L’entreprise est peu commune, même si elle rappelle assez Les Aventures d’Hergé de Stanislas, Bocquet et Fromental (et plus récemment La Marque Jacobs de Rodolphe et Alloing). Mais là où la biographie dessinée du créateur de Tintin respectait strictement la réalité historique, Gringos Locos prend bien plus de liberté. Les détails du périple américain sont peu connus : l’éloignement géographique et la rupture temporaire avec le reste de la bande font de cet épisode une espèce de hiatus. Les auteurs des Aventures d’Hergé avaient pris le parti d’une construction elliptique, élaborant une chaîne d’événements cruciaux pour donner en raccourci l’image d’une destinée édifiante, tandis que Schwartz et Yann s’engouffrent justement dans l’ellipse pour en creuser la béance ; ils profitent des témoignages lacunaires la concernant pour s’approprier une réalité méconnue, un épisode secret de la vie de ces trois hommes, tout en restant évasifs à propos de son authenticité. C’est ce qui donne à la bande dessinée tout son prix, et aussi ce qui occasionna une polémique mémorable lors de sa sortie, en 2012.

L’homme qui tua l’homme qui tua Liberty Valance

Des inserts dans l’album nous en avertissaient : l’objet est problématique. Entre les deux premières pages, une petite feuille avait été glissée, sur laquelle était imprimé un court bavardage de l’éditeur sur les éternelles frontières entre la réalité et la fiction. Et puis, collée à la fin du livre, une plaquette de sept pages, richement illustrée de photographies d’époques, venait enfoncer le clou. Elle était intitulée « Droit de réponse et quelques questions ». Dictée par un des témoins du périple américain, le fils aîné de Jijé, elle avait pour seule vocation d’affirmer que, dans Gringos Locos, rien n’est vrai, tout est faux. Toutes ces précautions, apparemment prises à la hâte par l’éditeur, trop tard après l’impression pour les intégrer à la pagination de l’album, possédaient de saintes odeurs de mea culpa.
Déjà, une petite interview du scénariste Yann, en postface de l’album, tentait de nuancer la portée du récit, répétant à ce propos une phrase située en épigraphe du livre, réplique culte du cinéma hollywoodien de l’âge d’or, extraite du classique L’Homme qui tua Liberty Valance, de John Ford : « Si la vérité est moins belle que la légende, imprimez la légende ! » Dans ce western, la phrase s’applique à l’histoire d’un honnête avocat, dont l’idéal est d’apporter la justice dans l’Ouest malgré sa lâcheté et son impuissance. Il sera reconnu héros à tort, et grâce à cela finira par être élu sénateur. À la faveur d’un arrangement avec la réalité, cet homme a pu accéder aux fonctions auxquelles il était destiné, et prodiguer le bien autour de lui. Le mensonge y est apparaît comme l’instrument du mythe.
Le film de Ford repose sur un long flash-back à travers lequel le héros, devenu vieux, confesse à un jeune journaliste toute la vérité sur la mort du bandit Liberty Valance – à savoir qu’il n’en est pas responsable. Aux yeux du reporter utopiste, l’imposture tient lieu de désillusion, mais se double d’une révélation : la nécessité de préserver la légende, fût-elle fausse. Cette citation n’énonce pas tant le programme de Gringos Locos que celui déjà rempli par la postérité, qui a érigé Jijé, Morris et Franquin au rang de légendes du neuvième art. À l’inverse, Schwartz et Yann adoptent le point de vue du reporter désillusionné, pour tenter de montrer l’envers de la légende. Voilà bien ce qui a déclenché le mécontentement des ayant-droits : la personnalité des trois dessinateurs se voit considérablement démythifiée. Chacun y révèle ses failles, tour à tour attendrissantes et dérangeantes. Au fil de la lecture et au gré des sourires gênés ou des froncements de sourcils réprobateurs qu’elle provoque, les statues s’effritent.

En effet, le récit que Schwartz et Yann nous proposent n’a rien à voir avec la légende qui s’est forgée dans l’imaginaire des lecteurs depuis des décennies, et on a peine (au sens littéral du terme) à croire en sa vérité. La double citation du film, au début (en épigraphe) et à la fin (dans l’interview), semble avoir pour finalité de s’annuler elle-même. La démarche est délicieusement ironique, puisque la volonté évidente des auteurs est ici de s’inscrire en contre-programme de l’apologue fordien et de son positivisme moral. Plutôt que tuer Liberty Valance, la crapule sauvage qui corrompt la grandeur de l’Ouest américain et l’empêche de s’épanouir, les auteurs préfèrent tuer le mythe, c’est-à-dire tuer le(s) père(s) : Jijé, mais aussi et surtout Morris et Franquin, que Yann côtoya étroitement et dont il reçut les confessions sur ce voyage en Amérique, comme il l’explique dans l’entretien, et à côté desquels il devint lui-même une nouvelle incarnation du reporter-confident. En choisissant de briser les idoles, de détruire la légende et de saborder le mythe, Gringos Locos rappelle bien des romans d’apprentissage au parfum d’amertume et de mélancolie, des récits où les héros, à la recherche de l’absolu, se heurtent aux limites du réel et à ses hypocrisies. La bande dessinée de Schwartz et Yann recueille ainsi les confessions fragmentaires de la réalité, apportant à la légende un contre-champ désillusionné, en cela qu’il s’en éloigne pour revenir à l’homme, qu’il s’écarte de l’idéal pour reprendre pied, l’espace d’un instant, l’espace d’un album, dans la réalité qui l’a vu naître. En plus d’être ironique, le projet est donc particulièrement retors, puisqu’il substitue à cette légende un autre fantasme, celui de la réinvention poétique.

Mystification ou réalité ? Docufiction dessiné ou délire parodique ? Les glissements de l’un à l’autre sont permanents, les repères instables. La narration est parfois improbable et parfois confondante de justesse. Les frontières entre représentation du réel et représentation de l’imaginaire se dissolvent dans le trait puissamment nostalgique de Schwartz. Gringos Locos repose sur une question ontologique, puisqu’il s’agit de retrouver l’être sous l’auteur, l’individu derrière le créateur, la chair et le sang sous le marbre de la statue, l’existence éclipsée par la bibliographie : la belle ambition de l’album consiste à redonner vie aux trois auteurs, dans le sens propre de leur rendre leur vie, leur redonner une chance de vivre autrement que sous le poids de l’œuvre. Jijé n’apparaît pas tant comme l’auteur de Don Bosco ou du futur Jerry Spring que comme un père de famille déterminé à vivre malgré ses angoisses ; Morris ne se réduit pas au créateur de Lucky Luke mais se montre comme un jeune homme plein d’ambition et de sensualité ; Franquin, quant à lui, n’est pas encore définitivement associé à Spirou, au Marsupilami ou à Gaston, c’est un garçon sensible, en proie au doute et à la recherche de l’idéal. D’ailleurs, dans la bande dessinée, comme pour mieux marquer cette reconquête de l’identité, les trois dessinateurs ne cesseront de vouloir se débarrasser de leur héros, comme Morris qui veut s’affranchir de Lucky Luke, ou Franquin qui se croit un temps libéré du personnage mascotte des éditions Dupuis. Mais au bout, la parenthèse se referme et la réalité les rattrape : le boulet Spirou se retrouve ferré de nouveau au jeune André, et Morris se range déjà dans une logique commerciale du produit dérivé, déclinant son cow-boy si détesté en jouets et autres gadgets.
Des ex-libris dessinés par Schwartz pour la librairie Brüsel expriment bien joliment le rapport ambigu de ces hommes avec leur création, notamment en ce qui concerne Jijé et Franquin, représentés tous deux courbés comme pliant sous une charge trop lourde, au-dessus d’une table à dessin, leurs héros se pressant autour d’eux, presque comme des fantômes qui les hanteraient et les tourmenteraient, les condamnant à un effort de travail insensé et sans relâche. Ce Jijé et ce Franquin-là, saisis dans le contexte abstrait d’une absence de décor, en dehors de tout ancrage réel, ce ne sont plus que les auteurs, les noms qui apparaissent sur les tranches de leurs albums, en bas des planches – ce ne sont plus les êtres humains tentant de s’épanouir dans Gringos Locos.

L’éducation sentimentale

Et c’est là le véritable sujet de Gringos Locos : la réalité et ses contradictions – ou, si l’on veut, le fantasme et ses impostures. Dans l’album, les personnages entretiennent un rapport problématique avec le réel. Malgré son apparente assurance d’homme d’action (sa devise est « De l’audace ! Toujours de l’audace ! »), Jijé fuit éperdument la réalité pour se réfugier dans le confort du rêve américain (incarné par l’ambition de se faire embaucher au sein des Studios Disney) ; il s’éloigne de l’Europe parce qu’il craint qu’une troisième guerre mondiale n’y éclate, mais cette phobie le suit partout – tragédie de la névrose. Au final, malgré sa stature, il apparaît comme un homme fragile et vulnérable. Morris est hanté par la crainte de devoir faire face à ses responsabilités filiales et reprendre l’usine de pipes appartenant à ses parents (angoisse qui se prolonge dans son exécration pour Lucky Luke, qu’il ne veut pas dessiner toute sa vie) : de ce fait, il affecte de rejeter la norme bourgeoise et son attachement à la matérialité (« Je ne veux pas devenir un petit bourgeois triste et étriqué », avoue-t-il) – ce qui ne l’empêche pas de faire de l’argent l’un de ses sujets de conversation les plus récurrents. Franquin, de son côté, est complètement perdu, changeant constamment de résolutions (la scène où il abandonne brusquement son apitoiement sur lui-même pour poursuivre avec enthousiasme un colibri est symptomatique).

De fait, les trois compères se heurtent systématiquement au réel. La chose est perceptible quand ils sont confrontés à la dissipation du rêve disneyen dans une atmosphère crépusculaire, des coyotes se disputant le béret que portait jusque-là Jijé. Avec la nuit, c’est le désespoir des personnages qui se lève, et les coyotes s’acharnent sur le cadavre de leurs espérances. La ruée vers l’or incarnée par l’utopie Mickey Mouse n’est plus qu’un mirage, comme le frontispice de l’album y faisait déjà allusion, avec la silhouette de la célèbre souris réduite à un nuage de fumée… D’ailleurs, un peu plus tôt dans le récit, Franquin avait deviné qu’ils se rapprochaient d’Hollywood parce qu’il avait vu sur la route un cactus dont la forme évoquait la célèbre souris. Mais alors qu’à cet instant le simulacre du cactus se plie encore aux rêves, il tombera finalement le masque pour révéler le visage de la désillusion : au Mexique, Franquin dessine un strip anticipant le futur Gaston Lagaffe, où le personnage est victime de l’imposture du réel, en l’occurrence un cactus aux formes généreusement féminines, auquel il se pique de la plus douloureuse des façons ! Réactivation de l’adage « qui s’y frotte s’y pique », cette petite digression en abyme a le mérite de rappeler que la réalité est plus cruelle que les apparences ne le laissent penser. Mais ce rappel se fait lui-même sous forme de simulacre, une bande dessinée se chargeant de donner des leçons au réel. Et telle est justement l’ambition de Gringos Locos, dont le récit désavoue la légende. C’est là que l’ironie mélancolique de l’album se révèle dans toute son ambiguïté. Rafraîchissante et séduisante, son mirage n’en reste pas moins un cactus pour le lecteur, aux épines duquel ses illusions viennent crever comme des ballons de baudruche.

À partir de là, on prend conscience de toute l’étendue de l’entreprise démythificatrice de l’album : à cause de ce rapport ambigu à la réalité, et même s’ils passent leur temps à dessiner, les trois auteurs ne produisent rien de concret. La reprise en main de Spirou par Jijé est un échec qui sera refusé par l’éditeur ; Franquin est incapable de dessiner un strip de qualité (le peu que l’on voit cause la perplexité de Morris tout autant que la nôtre) ; enfin, même si Morris est le seul à créer, il le fait sans conviction, avec pour seule motivation l’argent – et d’ailleurs, détail significatif, il est le seul dont on ne voit aucun dessin.
Il devient manifeste que l’imagination ne parvient pas à faire abstraction du réel. Le geste créateur est saisi dans son tâtonnement malhabile, son revers déceptif, son négatif empreint de doutes et de lacunes. La mythologie de l’École de Marcinelle et la flamboyance des œuvres que l’on connaît ne présageaient pas d’un tel traitement. Plutôt que de faire l’éloge du geste de chaque dessinateur, Schwartz et Yann préfèrent montrer les créateurs en hommes qui doutent, en hommes de chair et de sang avec des pensées mesquines et triviales. À travers ce désenchantement, l’acte de création se définit comme le versant d’une autre réalité : la décomposition, la décrépitude, la ruine. Entre les mutiples occurrences de ces motifs (la maison de Waterloo apparemment délabrée, la voiture en panne, les coyotes qui déchirent le béret de Jijé, lui-même que le groupe retrouve presque mort de soif et entouré de charognards, la voiture démontée à la frontière mexicaine, le taudis où logent Franquin et Morris au Mexique, qui leur tient lieu d’atelier, l’explosion de la friteuse qui endommage la maison, le lapin dépecé, etc.), il faut citer la plus importante, à savoir la scène où Franquin dessine des vautours après les avoir attirés grâce à de la viande avariée : le dessinateur est représenté comme respirant le bonheur, mais les autres perçoivent surtout l’odeur de la charogne.

Le geste de création se double d’un geste de destruction, et même d’autodestruction, comme si le rêve et la réalité ne pouvaient cohabiter et comme si la capacité de saisir les rêves possédait invariablement un envers mortifère. À cet égard, il faut noter la référence au long métrage de John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre. Film magnifique, c’est aussi un sommet de pessimisme décadent, et il constitue d’ailleurs l’exact opposé de L’Homme qui tua Liberty Valance, puisque dans son dénouement on assiste à la dissipation totale des rêves devant une réalité humaine accablante. Savoureuse ironie, les personnages assisteront à la projection du film par défaut, puisqu’au départ Jijé voulait voir un Laurel et Hardy, maintenant jugé trop ringard : le slapstick à l’ancienne, tout entier tourné vers le rire et la bonne humeur, a laissé place au film noir et impitoyable – le sourire aux lèvres de la récréation est tordu par la grimace du désenchantement. On ne s’étonnera plus que le film déclenche néanmoins le désir de séjourner au Mexique, terre d’accueil de la désillusion même.

Sens dessus dessous

En contredisant la morale de Liberty Valance, en préférant la réalité dévoyée à la légende, en s’inscrivant dans un spleen viscéral plutôt que dans l’Idéal de la bande dessinée, le récit de Schwartz et Yann ne cesse de répéter les motifs de l’inversion. La révélation finale du mensonge de Jijé en est une manière de climax (et le récit qu’il imagine pour Spirou est à son tour fort évocateur, puisque le héros y marche au plafond). Les valeurs sont ainsi constamment renversées entre la réalité et le mensonge, entre la banalité et l’insolite, et ce dès le départ : alors que les personnages sont coincés en plein désert du Nouveau-Mexique, harassés par la soif et la chaleur, Franquin ne cesse de sourire, ce qui fait dire à Morris : « Dis-moi, André, je suis peut-être atrocement conventionnel, mais dans les circonstances actuelles, je ne vois rien qui justifie ce sourire bêta… » Et Franquin de répondre : « Je pensais à la dernière soirée avec les copains avant notre départ… Tu t’en souviens ?... » La réalité est niée par le souvenir et la rêverie. L’impulsion nostalgique donnée par Franquin occasionne un flash-back, le début in medias res du récit s’effaçant devant un retour en arrière sur ses origines, le décor du Far-West américain laissant place à la reconstitution de Waterloo. Le retournement se révèle par l’opposition entre le soleil de plomb de l’Ouest américain et l’atmosphère grisâtre de la Belgique, entre la sécheresse du désert et l’abondance d’eau (la pluie, la baignoire vidée dans l’escalier).

Le contraste et l’inversion mettent en avant une démarcation entre la réalité vécue et la résurgence nostalgique du souvenir. La pensée subjective devient un refuge face aux difficultés à assumer le réel : faute de se rafraîchir et de se désaltérer dans le présent subi, les héros trouvent un remède dérivatif dans la reconstruction fantasmatique. Tout se passe alors dans la clandestinité, dans la dissimulation face au réel : le passage illicite de la frontière mexicaine, les conquêtes adultères de Morris, la liaison interdite que Franquin rêve d’entretenir avec la femme de Jijé, etc.
Et c’est sans compter la façon dont les trois hommes entament leur voyage : leurs vêtements ayant été trempés lors de leur soirée d’adieux à Waterloo, et parce qu’ils n’en ont pas de rechange, ils sont contraints de partir en pyjama, comme si le départ en Amérique amorçait déjà un réveil difficile, une chute au bas du lit des rêves, tels de nouveaux Little Nemo. Ou encore comme si ce voyage n’était justement qu’un long rêve, une longue rêverie, ou plutôt un long cauchemar, le départ en croisière n’amorçant rien d’autre que le début d’un sommeil tourmenté (expliquant les multiples scènes oniriques qui ponctuent le récit). D’ailleurs, parmi ceux qui assistent au départ du bateau, il y en a un qui déclare que « la vie continue », comme si, pour ceux qui partaient, il n’était plus question de la vie, mais de son revers, le rêve. De la même façon que l’aventure américaine est une parenthèse dans la vie de Jijé, Franquin et Morris, Gringos Locos semble être construit comme un long songe éveillé, étrange et déstabilisant, en même temps que familier. Les rapports entre le réel et l’imaginaire ne cessent de se renverser et de se troubler.

Schwartz et Yann cherchent néanmoins à donner une substance à ce songe, à l’incarner, et par là même à en dévoiler le mystère. La geste légendaire de l’école de Marcinelle est remplacée par une construction tout à fait différente, avec pour résultat l’annulation réciproque de l’une et l’autre. À cet égard, Gringos Locos est d’une complexité redoutable, puisque la vérité et le mensonge se retournent sans cesse sur eux-mêmes. La résolution est pourtant évidente : entre la mythologie intentionnelle, l’imaginaire des lecteurs, l’expérience des protagonistes réels, toutes ces versions contradictoires, les auteurs ne choisissent pas mais esquissent une vérité parmi d’autres. L’essentiel étant de ramener les personnages à l’existence. Schwartz et Yann mettent à jour une réalité nécessairement décevante, mais qui se veut ainsi. Quand Jijé « donn[e] un cours de sciences naturelles à [ses] gosses » pour qu’« ils sachent comment tuer et écorcher un lapin sans tourner de l’œil », on en a une allégorie. La scène répond au désir des deux auteurs de retourner la réalité comme une peau de lapin, pour mettre le corps dépecé du réel à nu : sous l’enveloppe douce et chaleureuse du fantasme (le lapin est-il celui d’Alice, qu’elle suit au pays des merveilles ?), on trouve la matière même du réel, le corps et sa triste chair.

Passage à niveau

À propos d’ellipse, un détail intervient discrètement à la fin de l’album, avec le cadeau qu’offre Franquin aux enfants de Jijé : « un petit passage à niveau pour le train en bois ». Cette idée est sans doute l’une des plus belles du récit. La croisée des chemins qui est induite par le passage à niveau est lourde de sens. C’est là que se décide le destin de chaque personnage, ce qu’il adviendra d’eux selon l’option qu’ils choisiront. L’ellipse du voyage en Amérique ne représente rien moins que cela : l’heure du choix, l’heure du passage à l’acte, alors que la vie s’impose avec son cortège de désillusions. Le circuit de train peut se comparer au fil du destin, trajet préétabli, routinier dans ses habitudes – tout ce que redoute Morris à travers l’héritage familial ou même Lucky Luke qu’il refuse d’assumer toute sa vie, de même que Franquin qui éprouve lui aussi des sentiments ambivalents à l’égard de Spirou. Le passage à niveau est l’occasion de forcer le destin, de choisir une autre voie… Problème : autant le circuit existe puisque le petit train doit y circuler, autant la route qui le croise est chimérique, puisqu’elle ne vient de nulle part et ne va nulle part… C’est l’incarnation de la fameuse ellipse, interruption brève et distrayante, diversion éphémère, mais qui n’aboutit à rien. C’est que les jeux sont déjà faits, et que « un coup de dé jamais n’abolira le hasard », comme l’a écrit Mallarmé. On sait, nous, lecteurs, que Franquin a porté la croix Spirou plus longtemps qu’il ne l’aurait voulu, et que Morris a dessiné Lucky Luke le reste de sa vie. Les deux auteurs se sont laissé entraîner par l’inexorabilité de leur chemin respectif, la spirale implacable de la logique commerciale, qui les forcera à reconsidérer leurs ambitions de jeunesse.

Le temps d’un voyage en Amérique, ils échappent à ce rôle d’icônes de la bande dessinée franco-belge, trop pesant pour eux, à ce destin tant redouté. Ils sont représentés par Schwartz et Yann alors qu’ils ont encore le choix, alors qu’une autre voie est envisageable. Dans la pièce du circuit construite par Franquin, il manque un détail de toute première importance : le chemin de fer lui-même. En effet, la voie, seulement en gestation, n’est pas encore tracée et, pour ce Franquin-là, à l’occasion d’une ellipse suspendue au-dessus du temps et de l’espace (cet autre espace qui est autant celui du Mexique que celui de la bande dessinée, soit deux endroits où il est possible de recommencer sa vie), tout reste à construire. La bande dessinée crée alors une autre vie débarrassée du mythe, une alternative à la vie telle qu’elle sera vécue, une alternative à la souffrance et à l’amertume qui attendent ces légendes du neuvième art. La démythification n’apparaît plus dès lors comme un sacrilège, mais comme une bénédiction, une absolution accordée aux regrets. Ainsi les personnages, s’ils se remémoraient le voyage en Amérique et l’heure des choix possibles, pourraient-ils prononcer ces mots qui sortent de la bouche des héros de L’Éducation sentimentale à la fin du roman, alors qu’ils se souviennent de l’épisode le plus trivial de leur existence : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ».

Nicolas Tellop