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journal d’un phou cha

Pierre Sterckx

[Janvier 1997]

Le meilleur moyen d’entrer dans le monde fictionnel de Krazy Kat me semble l’autobiographie, le roman vécu. Quand et comment ai-je eu un chat ? Un chien ? Une souris ? Et aussi une brique dans mon enfance ? Et ensuite jusqu’à mon âge avancé ?

31 mars
Un chien, jamais. Et d’ailleurs je ne les aime pas. Ils bavent et aboient. Ils ont des regards de sans abri. Le vrai rôle du chien, c’est le gardien de la loi, le flic. Des chats, oui. Plusieurs. Des siamois. Ils accompagnaient fort bien mon activité d’écrivain. Un jour, l’un deux a renversé une statue Dogon de ma collection. Il s’est frotté contre. Les chats se frottent continuellement pour décharger ou recharger leur électricité affective et sexuelle. Tous les chats sont femelles, et tous sont électriques ou électriciens. Une statue qui vaudrait bien aujourd’hui un million. Des souris, c’est plus compliqué. Et pourtant bien plus important car sauvage, parasite, furtif, voleur, nocturne, insaisissable. J’en ai eu et vu dans deux des vingt-quatre logis où j’ai habité en trente ans. Elles couraient sous les armoires, laissaient leurs crottes noires dans les armoires, leurs bébés dans les mêmes armoires. Avec les souris, en songeant à elles, les revoyant trottiner, s’arrêter net, se lisser les moustaches, je sentis que j’approchais de l’essentiel. Le furtif est essentiel. Restait la brique, ou une brique, si vous préférez.
Mais là, rien. Toutes les briques rencontrées en ma vie appartenaient déjà à des murs. Et seule la brique jetée par la souris de Herriman désobéit à cette implacable loi sociale et culturelle. C’est une brique nomade. Elle illustre à merveille l’essence de tout ob-jet : être jeté. On a quelque peu oublié, en notre culture, que ce qui est jeté, ce qui se projette en tombant est d’une extrême importance concernant la définition de la physique. Les Grecs considéraient la Nature selon deux approches. D’abord la Phasis, qui donna la Physique, mais aussi la Bolé, ce qui était jeté, tombé, et qui donna Icare, la chute des Anges, les retombées de Tchernobyl, le saut à l’élastique, etc. Évidemment si les objets sont destinés à devenir tous projectiles, il faut bien que les réceptacles de leurs objections se nomment les sub-jets. Objet et Sujet forment le couple infernal Souris-Chat. Les briques de Herriman sont des objets idéaux. Ils refusent de s’incorporer aux murs du social et tout autant de se fondre dans le chaos de la nature. En effet, jamais (ou presque) la brique projetée par Ignatz sur la nuque de Krazy n’est prélevée d’un tas. À coup sûr, sur une brique pareille on ne construira pas la moindre chapelle. Je conclus en disant que l’on ne devient sujet qu’en étant frappé en traître par un objet. J’envoie copie de ceci à Heidegger, avec un timbre pour la réponse. À cause de ce philosophe je pense non seulement à Mickey, mais à Maus. Les souris de Walt Disney, de Herriman, de Spiegelman se mettent à courir le long des murs de la philosophie.

1er avril
Je me rends de nuit sur un chantier en construction non loin de mon logis. J’y ai repéré un tas de briques. Il est deux heures du matin. J’ai choisi une brique. Il m’a fallu beaucoup de temps pour la sélectionner. L’éclairage n’était pas très bon et toutes les briques se ressemblaient. Aucune n’était plus banale que les autres. Et j’en voulais une tout à fait banale, sans scarifications ni beauté. Finalement je suis sorti du chantier avec celle-ci et la voiture de police qui stationnait depuis un bon moment dans l’ombre m’a violemment illuminé. Ils n’ont pas cru en mon histoire et m’ont proposé d’autres versions, bien meilleures selon eux, avec plus d’action, de projets immobiliers, des cris, des coups, des menaces, une incarcération, un déshabillage et une fouille complète, etc. J’ai beau leur répéter « Poisson d’avril ! », ils ne mangent pas de ce pain-là.

2 avril
Sorti du commissariat j’entre dans une pharmacie proche pour acheter des pansements, de la pommade et des préservatifs (j’en achète toujours avec autre chose, question de ne pas me faire remarquer). Mais je suis tellement troublé par ma nuit tragique que je demande des timbres-poste. La pharmacienne téléphone à la police. Je m’enfuis de son officine en me camouflant en ficus. Arrivé chez moi, j’écris à Thierry Groensteen pour lui dire que je renonce totalement à ce texte sur Herriman et que lui paierai les dédommagements qu’il souhaitera.

10 avril
Depuis mon évasion de la pharmacie j’ai dormi sans arrêt. Je constate avec un certain agacement que mon texte sur Herriman en est exactement là où je l’avais laissé, c’est-à-dire sur le coin de ma table. Idem pour la lettre pour Angoulême démunie de timbre, que je classe sans suite. Je replonge dans l’album de Krazy Kat et déguste une planche-sunday qui m’éclaire au sujet de la brique. « Tout est sable » dit Ignatz et ensuite « Tout est eau ». Ajoutez le sable à l’eau, déclare la souris, et vous fabriquez toutes choses. Cette lecture m’a épuisé et je m’endors illico sur les répliques suivantes :
Qu’attends-tu d’autre ?
Hé bien, peut-être quelque chose de puissant, quelque chose d’important...
Un peu d’eau et un peu de sable, mélangez et cuisez et PFIFF : UNE BRIQUE.

11 avril
Rien.

12 avril
Moins que rien, c’est-à-dire l’angoisse.
Jamais je n’aurais dû accepter d’écrire un essai sur un tel créateur de mondes ! Quelle sottise ai-je commise de décrire la brique comme un projet visant le sujet et pas l’objet ! Herriman s’en moque, c’est évident. La brique, pour lui, c’est une molécule. Sable + eau + soleil (ou feu) et voilà le cosmos se construisant. Les grands créateurs de bandes dessinées font de la cosmogonie avant d’envisager une quelconque cosmologie. Quant aux philosophes, psychologues et autres interprétants, leur venue en cette fabrique de briques se doit d’être tardive et modeste. Je m’étais trop naïvement empressé d’interpréter les actants et les aboutissants de la saga herrimanienne, il faut à présent que je commence par ses fondements, sa géologie, son climat, bref, les conditions physiques de l’effectuation de son action...

13 avril
Le secrétariat de Martin Heidegger me répond que leur patron est décédé depuis 1976.

14 avril
Une composition de Gerry Mulligan s’est mise en boucle dans mon cerveau et m’empêche même de laver ma voiture. (May-Reh, in The Gerry Mulligan Song Book ; Blue Note : la section des saxes est envoûtante). J’essaye de faire un lien entre le saxophone baryton et Herriman. J’essaye aussi entre le swing et une brique. Je me repasse trente fois le morceau (qui fait six minutes) afin de briser la ritournelle. Cela finit par la renforcer. Il faudrait m’ôter le cerveau et le nettoyer à grande eau...

20 avril
Entre le 13 de ce mois et ce jour j’ai parcouru la sierra de Herriman dans une Ford de location, année 1932, et en voici la description. C’est un désert où les montagnes, les arbres, les cactus, les rochers ont pour point commun d’être instables et remplaçables. La nuit y tombe souvent et se relève très vite. La nuit est comme l’océan. Elle s’ajoute au désert. Cela déplie le décor en vastité. Ce désert est un dessin, un ruban, une feuille tout en largeur. Alors que la bande dessinée habituelle se contente d’un carré, ou du rectangle sage (parfois étiré vers le haut, comme dans certaines planches de McCay), l’art de Herriman privilégie le format cinémascope dès qu’il le peut. C’est du western pour comédie de farces et attrapes. Ce désert est peu peuplé, comme toutes les steppes désertiques, mais le vide y agit pour exciter la perception du détail. L’œil y décèle le moindre grain, la germination la plus modeste, le mouvement le plus fugitif. Parfois on se met à regretter ce temps béni où la bande dessinée pouvait créer des mondes avec peu de moyens : quelques traits, un horizon, des plans, et en avant la musique ! Le lecteur aiguise son regard et son oreille comme l’ermite ou le prophète s’en allant au désert. Au désert, une brique est un camion. Le langage lui-même (Herriman est intraduisible, il faut le lire dans l’original) retentit selon de petits accents, des sons, des colorations de prononciation que l’écriture rend extrêmement perceptibles. C’est un langage-chose qui fait trébucher le sens par la musique. Par exemple, Ignatz Mouse dit à Krazy Kat, face à l’océan : « And now, water... ». À quoi le chat de répondre : « Fur. Near. There. Here. Eh ? ». L’allitération Near-there-here, menant à la stupeur du Eh ?, est une petite merveille dont nos linguistes et sémioticiens feraient bon usage (enfin, on peut toujours l’espérer). Mais le coup de génie est dans ce « FAR » qui est devenu « FUR ». Le lointain devenant fourrure... L’œil de Krazy caresse la surface de l’océan comme on le ferait d’une peau de vison (ou de chat). Ah ! la mer comme une tigresse, toujours, toujours recommençant ses zébrures. Quelle gifle à l’orthographe, au nom de la métaphore. Et tout cela pour introduire à la naissance du langage. « Eh ? »

25 avril
Les moments de fascination multiples de ma traversée du désert m’ont redonné courage. Je me trouve comme le Kat à la fin de cette histoire de sable et d’eau. Je rêvasse de bricoler le monde à partir d’un verre d’eau et d’une poignée de sable. Pour arriver à son belvédère de contemplation pré-opératoire, le chat est venu par une échelle. Les arbres et les plantes autour de lui sont empotés. Le chien-policier l’observe et protège son microcosme. C’est l’agencement qui fait l’œuvre. Il n’y a que cela : des dispositifs bricolés, agençant l’artificiel au naturel. Des machinations. Une case plus bas, mince, large, étirée jusqu’au possible, le chat poursuit ses études. Il est passé de la pratique à la théorie. Un livre le maintient couché au bord de la falaise. Il s’éclaire au moyen d’une lampe électrique alimentée par sa propre queue. Sublime bricolage. Une queue féline, coudée, une ficelle, une lampe de bureau. Et fiat lux ! Toute l’électricité du chat alimente sa curiosité, lui donne accès au savoir livresque. Quelle parfaite leçon d’autogenèse Herriman nous donne, en une image s’auto-engendrant. C’est cela, l’art, rien d’autre qu’un monde qui se suffit en se créant (bricolage est ma définition du miracle) et qui, à partir de sa miraculeuse apparition autarcique, contamine l’univers, se fait transhistorique, planétaire, etc. Krazy Kat lisant et produisant sa propre électricité me porte au niveau de ce que l’art moderne a posé de plus impertinemment cosmogonique et cosmologique. Accoucher d’un monde avec des choses, des brics et des brocs, des fragments a-signifiants. Faire que ce monde soit traversé et éclairé par le médium lui-même, a-signifiant, une pure force, capable à elle seule d’être motricité, lumière, image, langage. J’ai nommé l’électricité. La voilà, la grande force anglo-saxonne en art, en pensée et en actes ! Croire en l’électricité. Une combine-painting de Rauschenberg, un tableau de Miro, une sculpture faite de tubes de néon colorés par Dan Flavin, un visage-collage de Picabia, sont les voisins ou les héritiers des œuvres de Herriman. L’Europe, trop longtemps, s’est éclairée à la bougie, je veux dire philosophiquement, dans le caveau sans électricité de son esthétique frileuse.

26 avril
La brique, encore. Les mots de Herriman fusent, fêlés. Les décors surgissent et mutent. Une montagne peut devenir Chéops-Kephren-Mykérinos et puis un tas de sable. Les êtres se poursuivent. Se télescopent. Tout est vectoriel dans Krazy Kat. Rien n’est ponctuel ni formalisé. Le réel tout entier est projectile. Cela fonctionne comme suite de suites, à l’infini des renversements. L’important en ce désert de sarabandes, c’est le signe qui indique une direction. Et quel meilleur index sémiotique à pointer qu’un petit parallélépipède rectangle de couleur neutre ? Une bille eût été trop atomique. Un caillou, trop baroque. Un bâton, trop guerrier. La brique échappe à tous contenus contraignants. C’est une leçon de choses plus qu’un objet. Une lisibilité neutre, claire, opératoire, géométrique, scolaire, primaire. L’art minimal américain l’art fort bien compris les boîtes de Donald Judd, cubes de Tony Smith, etc. « Ce que vous voyez, c’est ce que vous voyez », disaient Carl André et ses comparses. Évidemment, le minimalisme de Herriman est bien plus, comment dire... « sérieux ». Je veux dire plus proche d’un inconscient collectif et productif. Mais il ne faut pas séparer Krazy Kat des volumes minimalistes. Tout cela est à l’honneur du savoir-faire américain.

27 avril
Herriman ne me lâche plus. J’aimerais courir chaque matin, chaque dimanche, à la boîte aux lettres, chez le libraire, pour recevoir ma dose de catastrophes krazykatiennes. Retrouver le rituel de l’enfance, le plaisir du feuilleton-papier. Ô nostalgie, ô fagots de mes douze ans !... Pim Pam Poum, les Pieds Nickelés, Quick et Flupke, autres comparses.

29 avril
Herriman, c’est le nonsense dans tous ses états. Mais qu’est-ce que le nonsense ? Il faut historiciser Herriman, le classer dans une filière, des familles. Cela me tue. J’en suis incapable. Je reviens de La Haye, où j’ai entrevu vingt-deux tableaux de Vermeer (et vu de près cinq cents vingt-trois nuques accompagnées d’épaules), et plus que jamais l’Histoire de l’Art me paraît rater l’essentiel, qui est singulier, impertinent et exemplaire. Vermeer, seul. Le mieux que je puisse faire serait de dire que l’humour de Herrriman fonctionne un peu comme celui des Marx Brothers. Je te jette un objet, trouve-moi un mot. Tu me pousses dans l’émotion ; quel discours as-tu ? Harpo-Chico-Groucho, triangle biscornu aux sommets complémentaires. Ainsi, la souris, le chat et le chien. Triangulation d’amour, de jugement, d’amitié et de violence. Cela ne donne ni des caractères, ni des événements, pas même des aventures. Le nonsense, selon le détraquement du Trois, provoque et encourage une détérioration généralisée du système des signes. Son rire est complice d’un groupe humain sans bords, mêlant tendresse et cruauté. S’il est vrai qu’il faut être deux pour être fous, que dire du trois ! Tintin est devenu fou à partir de Haddock, avant, avec Milou, c’était encore très sage. Le comique n’est jamais fou, il se veut moralisateur. L’ironie est un comique agressif, il fleurit beaucoup trop en France. Seul l’humour est assez fou pour rire sans viser quelqu’un.
Krazy Kat aime la souris Ignatz qui le persécute, et le chien Offissa Pupp n’y comprend goutte. Le chien n’est pas un mauvais flic, car il joue le jeu des punitions détraquées au sein du détraquement généralisé. Parfois le chien dessine la prison, qui apparaît comme une case de jeu, une surface striée parmi les écrans du désert. Il n’y a pas d’ennemi chez Herriman, même pas de cible liée au tragique. Dans un univers tenté par l’horizontalité de l’image, comment imaginer (imager) une divinité supérieure et sa créature inférieure ? L’humanité, pour Herriman, n’accède à aucun transcendant ni ne plonge au sein de quelque absurde abîme. Là est la sereine grandeur de son humour. Seule la lumière de la lune, considérée comme réverbère cosmique, peut éclairer un tel propos. Je sens que je m’approche d’une bonne définition du nonsense. Je me souviens d’un livre de Gilles Deleuze où il en est question. Ce penseur génial disait qu’il fallait se servir de ses ouvrages comme de boîtes à outils. Voilà une belle occasion de visiter son garage.

5 mai
La lecture de Logique du sens a été fructueuse. La brique de Herriman m’apparaît comme la case vide du récit, le mouvement du joker. Elle se déplace comme cette petite boîte brillante de la boutique de la brebis, dans Alice au Pays des Merveilles. Et tel se manifeste le rapport du sens et du non-sens. Le sens n’est jamais à considérer comme principe ou origine. Il est produit et il produit. Toute la machinerie du sens ne se produit qu’en fonction du non-sens. Idem pour la beauté. Toute la beauté ne s’épanouit que par rapport au chaos, à l’obscène, à la laideur. Ce ne sont pas des mondes exclusifs, mais contigus et fraternels. Le dessin de Herriman, par exemple, capable d’exquises mises en situations, habile en portraits expressifs, est continuellement tenté par la rature, et l’informe. Son métier de graveur touche au scribouillage. Tout l’art du non-sens consiste à faire trébucher le sens dans la plus grande clarté et dans le vide le plus troublant.

6 mai
J’ose cette image paradoxale au sujet de Vermeer : « Son azur laitier ». Il y a des moments, chez Herriman, où l’on atteint l’ineffable. Le silence. Et c’est là que le langage devient possible. Là où le haut et le bas (l’art et l’amusement) se rejoignent, opérant la jonction latérale et surfacière du sens et du non-sens.

7 mai
Regardé des patineurs sur glace tout l’après-midi. Pas à la télé. Sur vraie glace. Mangé une tarte aux pommes en lisant du Balzac (La Rabouilleuse) pendant que les lames d’acier dessinaient des orbes en poudroyant. Songé qu’il n’y a pas de plus grand art que celui des surfaces, des joints aléatoires toujours déplacés en surface. Briques volantes et contondantes. Trajectoires coupantes.

Pierre Sterckx