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krazy kat au risque de l’ethnographie

Harry Morgan

[Janvier 1997]

Les « grandes œuvres » en bande dessinée ont en commun partage de présenter des univers construits, des sociétés organisées, appelant en quelque sorte l’attention de l’ethnologue. Est-il de quelque profit d’appliquer à Krazy Kat les principes de l’investigation ethnologique ? C’est ce que ces pages tenteront de déterminer.

Il est rare, dans ces fictions-univers, que la description soit très poussée en ce qui concerne l’économie. Mais précisément, dans les sociétés primitives, une certaine simplicité dans l’organisation économique et le mode de vie s’accompagne fréquemment d’une vie mentale fort riche, développée du côté du mythe, du rite et de la religion (au sens large). Il est des cultures plutôt techniciennes (les inuits) et d’autres plus adonnées aux spéculations (les aborigènes australiens).
Krazy Kat de George Herriman offre précisément ce contraste entre une simplicité de la vie matérielle et des constructions intellectuelles foisonnantes et on peut donc, quoiqu’il s’agisse naturellement d’une création imaginaire, considérer, par hypothèse, ses habitants comme s’il s’agissait d’individus réels, afin d’étudier leur organisation économique et de restituer leurs productions mentales et leur cosmogonie, comme s’il s’agissait des us, croyances et représentations d’un peuple existant.

Une création littéraire

Convenons que la tâche est ardue. Il est tout à fait inconcevable, en particulier, qu’un quidam frais émoulu de son alma mater et armé de solides notions théoriques puisse se lancer sans préparation à l’assaut d’un tel monde.
Outre son charme extrême, Krazy Kat est un comic strip très intimidant. Par sa dimension temporelle, d’abord : plus de trente ans de parution, voyant se succéder plusieurs périodes. Par sa difficulté langagière ensuite. Krazy Kat est difficile à lire dans le texte pour qui n’a pas connaissance des accents et patois américains, d’autant que les mots déformés appartiennent souvent à un registre élevé ou littéraire encore plus difficile à traduire. Les décalques approximatifs qu’on s’est habitué à tolérer dans le domaine de la bande dessinée paraissent ici atterrants. Pour reprendre un seul exemple (dans une revue défunte que nous n’identifierons pas), Bricklayers Union signifie « syndicat des maçons », pas « union des poseurs de briques ».

Les opinions divergent sur la nature de l’accent de Coconino. Selon Gilbert Seides (voir ci-dessous), c’est en partie du Dickens, en partie du yiddish, le reste n’étant pas identifiable. Patrick McDonnell, Karen O’Connell et Georgia Riley de Havenon (Krazy Kat, Abrams, 1986) reconnaissent dans ce « potage alphabétique » de l’espagnol, du français, du yiddish de Brooklyn, des onomatopées et... n’importe quoi d’autre. C’est en tout cas un métalangage. À telle enseigne qu’on peut produire du « langage Krazy Kat » en français, allemand, espagnol, portugais, etc., comme l’attestent une série de traductions récentes. La nature littéraire de la création d’Herriman est manifeste dans les références aux classiques − par exemple dans les personnages de Don Kiyoti (un coyote) et Sancho Pansy (un cochon), repris d’un strip autonome de Herriman, mais rappelant aussi le quichottisme du Baron Bean, autre création de notre auteur − et dans les jeux sur la langue, amenant la comparaison avec Joyce ou e. e. cummings (qui écrivit une préface à un volume de Krazy Kat en 1946).
Mais, d’un autre côté, l’auteur ne nous permet pas d’ignorer que ces déformations sont enfantines et le strip est à ranger clairement dans le nonsense, du côté de Lewis Carroll ou d’Edward Lear.

En ce qui concerne les références, Krazy Kat est parfois aussi obscur que les Cantos d’Ezra Pound, et réclame de son lecteur une érudition disparate incluant, entre autres, les grands noms de l’âge d’or du strip américain (les années 1910 et 20) : Tad Dorgan, Gus Mager, Jimmy Swinnerton, Rudolph Dirks.

Retour à Coconino

L’érudition herrimanienne inclut aussi la toponymie de l’Arizona, entre Kaibito et Coconino (cf. la Sunday page du 5 février 1922). Car Coconino County existe vraiment − nous voulons dire en dehors de la fiction herrimanienne, sur le sol des États-Unis, même si Herriman en a élargi les frontières en y incluant, de Kayenta à Monument Valley, le pays Navajo et ses mesas, ces roches ruiniformes qui ressemblent aux immeubles d’un New-York ensablé. La Sunday page du 7 mars 1943 nous offre d’ailleurs une visite guidée des mesas les plus célèbres, y compris les célèbres mittens de Monument Valley, chères à John Ford, qui ont fini par symboliser ce qu’on appelle chez nous « un paysage de western ». On comprend aussi, du coup, pourquoi l’auteur sème ses fonds de cases de montagnes en forme de pieds d’éléphant (The Elephants feet, à l’orée de Monument Valley, près de Tonalea).
Le painted desert (ainsi nommé à cause des bandes dessinées par les affleurements de roches différentes révélées par l’érosion), Herriman le peint de motifs navajos, bandes et pois, sorte de calembour graphique dont le but est d’inscrire l’indien dans le paysage, ou de rendre graphiquement le paysage aux indiens.

On notera la présence constante d’éléments typiques de la peinture paysagiste, vigueur des ombres, importance de la nuit, du ciel (la lune en forme de crêpe, quelques constellations reconnaissables, comme la grande ourse) et de la météo, halos autour de la lune − voire certains phénomènes délicats : ainsi, dans un ciel d’encre, de déchiquetures claires dues à des trouées entre les nuages éclairées par la lune. Herriman était un bon aquarelliste, qui rehaussait souvent ses propres planches avant de les offrir à des amis ou des admirateurs, ce qui le rapproche encore d’un Edward Lear (car l’inventeur du nonsense, paysagiste de profession, triomphait dans l’aquarelle).

Krazy Kat est un strip qui s’améliore dans le souvenir, car ses beautés sont présentées de façon toute égale et sans pathos. C’est l’une des rares bandes dessinées qui donnent l’impression qu’on y est allé, ainsi qu’il sied à une fiction-univers. Elle est proche en cela de cette catégorie littéraire du « roman où il fait bon vivre », du « roman à habiter », très représenté dans la littérature enfantine et dont le meilleur exemple est constitué par les robinsonnades.

L’invention des primitifs

Primitif, Krazy Kat l’est d’abord par un sens quasi mythique : c’est un strip originel, une sorte de mère des comics. Il est né sous nos yeux (par bouturage) dans les marges d’un autre strip (en 1910, sous The Dingbat Family).
Cette naissance est rappelée de façon analogique dans les tops et surtout les bottoms, systématiques à partir de 1938. Ces marges sont toujours statiques ou du moins non développées (un seul grand dessin ou une seule grande case), mais elles indiquent précisément d’où naît l’histoire (de la succession des cases). Ce sont des semences non germées, ou de petits jupiters, des soleils avortés.

Primitif, Krazy Kat l’est ensuite dans son style, qui n’est évidemment pas celui de Granma Moses, ni du douanier Rousseau, pas plus que celui de « l’art nègre », mais celui des dessins naïfs d’Edward Lear (le personnage le plus schématique étant Ignatz Mouse). Échappant à la culture savante, le strip fait un parallèle à l’histoire de l’art. Expressionnisme, art déco, minimalisme, ont leurs équivalents dans Krazy Kat, indépendamment de ce qui se faisait dans le monde réel, et l’anticipant parfois.

Primitif, Krazy Kat l’est enfin dans le processus de son élaboration. Le strip fait partie des œuvres, rarissimes en dehors du cercle enfantin, où l’improvisation règne.
Une première conséquence, dont l’auteur se souciait à vrai dire fort peu, est de ruiner l’analyse fonctionnelle sur la façon dont on fait une bande dessinée (synopsis, script, découpage, etc.) − analyse commode et rassurante, les théoriciens et les professionnels ayant, pour une fois, l’impression de parler la même langue.
Une autre conséquence de l’improvisation herrimanienne est qu’il n’y a point de différence entre l’auteur et le dessinateur, ni de solution de continuité entre la partie textuelle et la partie graphique du strip ou de la planche, l’un fécondant, inclinant et se fondant en l’autre.

En troisième lieu, le lecteur est amené par l’improvisation de l’auteur à participer à la création (nous y reviendrons), et il n’est pas indifférent qu’une forme de critique qui ait été appliquée à Krazy Kat soit le roman (Krazy Kat, a novel in five panels, de Jay Cantor, eut les honneurs, en 1988, d’une critique de Michiko Kakutani dans le New York Times) ni que le strip ait suscité des imitations, c’est-à-dire que des dessinateurs aient été tentés d’investir l’espace de Coconino. Si, chez l’européen Lucien Meys [1], les mises en page et les décors herrimaniens ont surtout valeur de citation, le Dirty Duck de Bobby London est un exemple si réussi d’une continuation qu’on la croirait miraculeuse − n’était que l’auteur a pastiché avec un bonheur égal le Popeye de Segar (qu’il continuera un jour de façon officielle) avec son Merton of the movement.

Comment on élève les enfants

Comme tous les mondes primitifs, celui de Coconino est clos sur lui-même, coupé du temps, anti-historique. On aura beaucoup de mal à nous expliquer ce que l’auteur nous révèle de son époque, de sa classe, de sa névrose. Krazy Kat n’est même pas inclus dans l’histoire du strip. Il s’obstinera, trente ans durant, à n’avoir rien de commun avec ce qui paraît. C’est un phénomène remarquable car, en règle générale, les chefs-d’oeuvre sont de leur temps [2]. La mise en page des Sunday pages est plus typographique que typique de la bande dessinée (on notera en particulier l’usage du filet), comme si l’auteur concevait surtout son œuvre comme « une page de journal ». Fait exception la période 1925-29, où le syndicate exigea un format fixe, remontable sous forme de « demi-planche » (avec une vignette jetable), et où Krazy Kat ressemble du moins à une bande dessinée « normale ».

Coupé de l’histoire, Krazy Kat ne procure même pas cette impression d’évolution interne, de progrès du strip vers son état idéal, c’est-à-dire son état ultime, qui fait souvent dire au lecteur juvénile que, dans les premières histoires, le héros « est encore mal dessin ». Les pages de 1918 sont, à nos yeux, aussi achevées que les magnifiques pages de 1941 à 44, même si, par ailleurs, Herriman a des périodes [3].

L’absence d’histoire chez les primitifs est, on le sait, suppléée par des représentations mythiques, destinées à expliquer pourquoi le monde est monde. À vrai dire, ces mythes étiologiques appartiennent autant à l’imaginaire de la nursery qu’à celui des papous. Le jeune enfant, lui aussi privé de la notion d’histoire, ne peut concevoir que les choses deviennent ce qu’elles sont par quelque processus insensible et complexe. Il n’existe pour lui pas de changement, hormis la métamorphose originelle, et partant, il n’y a ni sens figuré, ni sens dérivé.

Krazy Kat appartient au même courant littéraire que les Histoires comme ça (Just so stories, 1902) de Kipling, qui sont une mythologie expérimentale pour enfants, sous forme de mythes étiologiques (comment le léopard eut ses taches, l’enfant d’éléphant sa trompe, etc.). Gilbert Seldes a, pour la publication en volume, été bien inspiré de titrer son étude The Krazy Kat that walks by himself, allusion à The Cat that walked by himself dans les Histoires comme ça. Bien entendu, les histoires qu’on raconte aux enfants sont destinées à assurer leur formation ; elles sont, selon l’heureux mot de Kipling, les contes de la tribu.
Dans les Sunday pages de Krazy Kat de la fin des années 1910, on apprend ainsi comment le serpent à sonnette eut sa sonnette (SP du 14 janvier 1917), pourquoi les chats ont peur de l’eau (parce que les chatons qu’on noie deviennent des poissons-chats, réminiscence évidente des Water-babies de Charles Kingsley ; SP du 4 avril 1918) et, bien entendu, pourquoi Ignatz lance une brique à Krazy, qui aime tant cela (entre autre, parce que Marc-Antoine Mouse envoya une lettre d’amour écrite sur tablette d’argile à Cléopâtre Kat, l’un et l’autre étant les ancêtres d’Ignatz et Krazy, ou eux-mêmes dans une vie antérieure ; SP du 20 avril 1919).

Ces Sunday pages de Krazy Kat, qui fonctionnent comme de petits romans autonomes, se contredisent entre elles, et leur « leçon » est souvent artificielle, démontrant que l’intrigue précède le mythe, et qu’une histoire se forge de façon indépendante, sur ses propres mérites ; ce n’est qu’ensuite qu’on lui attribue un sens, ou une interprétation. (En ethnologie, c’est Franz Boas qui établit cette prééminence du récit, ruinant un siècle d’élégantes fantaisies faisant d’un mythe la métaphore d’un phénomène naturel ou l’exégèse d’un rite.)

Le mythe dans Krazy Kat est parfois tout bonnement emprunté au folklore américain. Toute naissance vient de Joe Stork, la cigogne, qui descend les bébés de la mesa enchantée. Bien entendu, pas plus que leurs homologues du bush australien, qui professent que les bébés naissent parce qu’on a touché telle pierre ou mangé tel poisson, les natifs de Coconino n’ignorent la biologie de la reproduction. D’où un constant, un ironique commentaire sur le fait que Joe Stork est toujours en train de vouloir repasser un bébé à quelqu’un ... À vos risques et périls, messieurs-dames.
Mais l’inspiration est parfois sombre et fantastique, comme dans cette planche (SP du 7 décembre 1919) où une flotte de navires circulant tous feux éteints s’explique par la présence de milliers de hiboux voguant vers l’ouest pour échapper à l’aube.
De cette fabrication foisonnante découle une organisation du monde. Krazy Kat a ses équivalent dans d’autres ordres, Krazy Katfish, Krazy Katbird. Son principe vital est un « esprit Krazy Kat ». (L’esprit de Krazy et l’esprit d’lgnatz changent de corps dans les SP du 16 et du 23 sept 1917.)

Certaines notations sont plus subtiles. Pour éclairer Krazy, Ignatz tire de l’eau d’un puits où se reflète la lune (SP du 14 avril 1940). Défaut de logique ou ... magie sympathique ? Comme l’a noté Frazer, boire de l’eau d’un puits où se reflète la lune a des vertus thérapeutiques (Osiris et la doctrine de la sympathie lunaire).
On peut tracer, en tous cas, un parallèle entre le nonsense et la mentalité primitive − mentalité pré-logique, croyait Lévy-Bruhl. Il n’y a pas, dans Krazy Kat, vide de sens (contradiction) mais non-sens. Ni vraies ni fausses, les démonstrations herrimaniennes sont au-delà de la logique [4]. Les gens de Coconino, Herriman et animaux confondus, sont, à cet égard, des primitifs d’honneur.

Un exemple de logique enfantine est le principe suivant lequel changer le nom change la chose. Mme Kwakk Wakk a réformé Kolin Kelly qui, au lieu de briques, fera du pain. Par nostalgie, il le pétrit en forme de brique, et, de surcroît, il est dur comme de la brique et a un goût d’argile brûlé. Pauvre monsieur Kelly, quel mauvais pain il fait. (On devine l’usage de ce pain.) Mais on retrouvera aussi un jeu langagier inspiré par la Mock-Turtle de Lewis Carroll avec le personnage de Mock-Duck. Cet ersatz de canard étant naturellement lui aussi... un canard.

Théâtre d’ombres

Krazy Kat est constamment livré à la dénudation du code, par un système de métaphores construites en abîme. Elles portent d’abord sur la bande dessinée elle-même ou, plus généralement, les arts graphiques (abondent ainsi : punaises, cadres de tableau, voire une case remplacée par un tissage navajo), et en second lieu sur le théâtre (feux de la rampe, ombres des personnage sur la toile de fond, décor du fond aussi conventionnel que le décor de « forêt » des théâtres pauvres, parfois à motifs abstraits, et fluctuant, comme si le machiniste faisait l’idiot et multipliait les changements à vue) [5]. À quoi s’ajoute de façon ambiguë l’utilisation d’animaux anthropomorphes. On observera en particulier les pattes, jamais articulées comme des pattes d’animaux, mais toujours comme celles d’acteurs cousus dans des peaux, jouant sur un théâtre de salle paroissiale victorienne quelque pantomime de Noël.

La métaphore emprunte encore au cinéma ou à la photographie. On trouve alors des cases-écrans, ou encore sous forme de photogrammes ou de planches contact, et même des ouvertures ou des fermetures à l’iris (si c’est bien ainsi qu’il faut interpréter une case initiale ou finale en rond). Comme il s’agit d’un cinéma joué en décors, la métaphore devient triple : nous avons sous les yeux le dessin (donné comme tel) d’un plan d’une pièce filmée.

Parfois la dénudation porte sur les lois mêmes du dessin. Offissa Pupp apparaît en plan américain derrière le décor lointain, au mépris de la perspective.
Il est à noter encore que cette métaphorisation ne vaut jamais pour la planche entière mais uniquement pour la case. Par contre, ces procédés sont repris dans la fiction. Les personnages eux-mêmes (et non plus l’auteur) montent en scène, ou se regardent au moyen d’une « télévision ». Ils adoreront aussi, pendant trente ans, se dessiner les uns les autres et s’effacer à grands coups de gomme.

Krazy Kat est une des premières BD qui joue sur la réflexivité, se dénote comme œuvre de fiction. Dans une préfiguration de Magritte (« ceci n’est pas une pipe »), nos héros n’ont été ni sur la lune, ni sur l’océan ni dans un ballon, contrairement à ce que montrent les premières cases, parce qu’ils « ont été dans ce journal tout le temps » (daily strip du 25 déc. 1919). L’auteur est tout aussi capable de dire que Krazy Kat n’est ni Krazy ni Kat. Le titre lui-même est offert entre guillemets, « Krazy Kat », rappelant sa nature. C’est « le strip baptisé Krazy Kat », c’est-à-dire une invention (rappelons que, comme pour tous les strips, le titre est déposé au bureau des brevets).

Il faut annexer encore aux procédés de dénudation le constant recours au second, troisième, ... xième degré, supposant un lecteur alerte et comprenant son auteur à demi-mot. Il est aussi drôle de voir, moyennant une cascade de péripéties, pourquoi le gag de la brique ne se produit pas, que de voir pourquoi il s’est produit. Parfois, l’intrigue est tout simplement empêchée par le fait que les personnages se désignent comme personnages et identifient leur espace (la Sunday page) comme une scène : ils ne jouent plus. À d’autres moments, l’action est répétée en boucle. À la fin d’une de ces révélations dominicales (25 janvier 42), au moment où, la comédie jouée, le policier devrait coffrer Ignatz, sa question rhétorique : « Devine ce qu’on fait dans l’image suivante », est accueillie par cette réponse olympienne du disciple de Thespis : « Nous répétons ».

Ce jeu sur l’équilibre ou le déséquilibre (l’intrigue suspendue ou menée, au contraire, à son terme) est reflété, sans qu’il y ait de corrélation entre les deux ordres, dans la construction des planches, dont les deux grands principes sont le déséquilibre (les vignettes qui penchent) et la symétrie latérale [6].

La planète Mars

Le système de métaphores herrimanien est accompagné et débordé par l’improvisation qui est à la base de sa création, d’où une indétermination des éléments de la planche et l’impossibilité de décrire une morphologie et une syntaxe du strip. Une étude du système de signes de Krazy Kat ne peut aboutir à rien, même en cherchant des sous-codes ou des systèmes singuliers (propres par exemple à une seule planche), parce que l’auteur a dédaigné de doter son univers graphique d’une structure fixe.

L’impermanence du décor (paysage changeant, passages non justifiés au jour ou à la nuit), peut être interprétée de diverses façons, par exemple (comme nous l’avons fait plus haut), par des changements à vue théâtraux. On peut en donner aussi une explication téléologique, le but étant de montrer des personnages falots et velléitaires, prisonniers d’un monde qui fiche le camp en biais pendant qu’ils se décident. Mais ce sont là, précisément, des interprétations, c’est-à-dire des figures que le lecteur produit, par émulation, à partir du matériel qu’il a sous les yeux.
Cette indétermination s’étend aux éléments unitaires du strip. Il est impossible de savoir si des motifs changeants, à rayure, à pois, dans les fonds de case représentent quelque chose (le desierto pintado, un rideau de scène) ou si ces doodles sont simplement des doodles, c’est-à-dire des automatismes graphiques. Un relevé des « arbres » de Coconino donne une gamme allant du petit baobab empoté à un objet complètement abstrait, muni d’un zigzag et de rayures, lui aussi planté dans un pot, et « faisant fonction » d’arbre.
Il est tentant de procéder par dérivation et de dire par exemple que la célèbre punaise, rituellement plantée sur la planche, où elle fixe souvent le titre, est déclinée sous forme d’un emblème décoratif dans les marges d’une Sunday page, un X dans un cercle. Cependant, nous devons adopter en la circonstance la prudence de Franz Boas devant les étuis à aiguilles esquimaux, et préciser que nous ne pouvons savoir ce qui est premier, du motif abstrait ou de sa « signification ». Si l’on pouvait interroger Herriman, il nous donnerait peut-être des interprétations complètement différentes de ses X cerclés, tout comme l’alaskais sculpteur d’os de Boas de ses « têtes de phoques ». Et de fait, le X dans un cercle se présente, dans le strip, sous toutes les formes, y compris, au mépris de toute logique, comme un feuillage d’arbre (Sunday page du 14 janvier 1917).
De même, l’autre symbole herrimanien, le zigzag décorant une marge de la planche est, dans le strip, un éclair (ou un contour de nuage, ce n’est pas clair), une branche d’arbre en crémaillère, une ornière, une ligne de déplacement de personnage, etc.

De la polysémie de tels éléments découle l’impossibilité de fixer le code du strip. L’automatisme herrimanien, loin de révéler un système inconscient qui serait l’explication générale de son œuvre, l’affranchit de toute structure.
Pré-lacanien, l’inconscient de Herriman est aussi pré-freudien. Il est automatiste et non-sensique. Nous avons signalé ses rapports avec le monde de l’enfance et celui des primitifs. N’en déplaise aux critiques européens, on ne lui trouvera pas de rapport avec le mouvement littéraire créé par André Breton [7].

Will wonder never cease ?

Sur une culture donnée, l’art populaire révèle quelque chose de plus intime, de plus compromettant, que le « grand art ». Il est l’équivalent, non de la visite de l’Empire State Building, mais de la dégustation d’un hamburger graisseux dans un refuge de l’Armée du Salut. Loin du lieu commun qui veut que « les Américains ont imposé leur culture de masse au monde entier », on note l’extrême difficulté de la réception à l’étranger des œuvres les plus américaines, les romans de Willa Cather, la musique de Charles Ives, les strips de George Herriman. Ces œuvres sont le reflet, non d’un provincialisme américain, mais d’une essence d’Amérique, rebutante pour le public planétaire. Quant à Krazy Kat en France, il a fallu parfois l’offrir (album de la collection “Copyright” distribué comme prime pour l’achat d’autres titres).

Krazy Kat se place stratégiquement au confluent de certains courants ou de certaines oppositions. Il s’agit d’une œuvre littéraire appartenant à la veine du nonsense, qui se trouve être également un strip américain. À la question : quelle différence y a-t-il entre Krazy Kat et les deux Alice de Carroll ou le Book of nonsense d’Edward Lear ?, force est de répondre qu’il n’y en a pas.
C’est une œuvre d’une très grande beauté (les planches des années 35 à 44 sont parfois à couper le souffle), tout en restant dans un style caricatural et griffonné.
Enfin, pour ce qui touche son élaboration, une constante improvisation aboutit à la création (subliminale) d’un monde complet et cohérent, quoique toujours fluctuant, dont la description remplirait un volume, en éclosant parallèlement dans un système compliqué d’indices, eux aussi flottants, par quoi le strip se donne à voir.
Littéraire et enfantin, offrant ensemble beauté et drôlerie, jouant de façon avant-gardiste sur les conventions du strip mais capable d’histoires d’une incroyable fraîcheur, Krazy Kat fait partie de la douzaine d’œuvres du XXe siècle qui méritent de survivre.

Harry Morgan

[1Le Beau Pays d’Onironie, Format ln Quarto, Bruxelles, 1992. L’album rassemble des planches parues dans Tintin en 1973.

[2] Les créations de McCay ou de McManus sont de leur époque. Caniff, Foster, ont fait école. Raymond a été copié chaque fois qu’il a changé de style, de sorte qu’il est, seul, responsable de l’aspect graphique de la moitié de ce qui est paru aux États-Unis, sans parler de l’Europe.

[3] Les années 20 sont plus rondes, les années 40 hiératiques ; la couleur, en 1935, amène l’auteur à travailler par grandes masses. On observe dans les dernières années une tendance à représenter beaucoup de sol et peu de ciel et donc à remplir le haut des images de dessin (un dispositif souvent utilisé dans les strips proches de l’illustration, tels Prince Valiant, Flash Gordon, et sa bande d’accompagnement, Jungle Jim).

[4] Nous renvoyons à nos feuillets sur Krazy Kat dans Animaux en cases (Futuropolis, 1987), qui nous avaient valu un hoquet de haine et un nom d’oiseau dans un illustré qui ne paraît plus.

[5] Dans les daily strips, le système est plus simple ombres sur la toile de fond, révélant le caractère factice du décor, décor changeant, quelques amorces d’éléments de théâtre mais qui se raréfient, les Sunday pages étant le lieu ordinaire de cette débauche d’indices.

[6] Dans le remarquable strip de nonsense King Aroo, de Jack Kent, la seconde case se présente souvent, elle aussi, en miroir par rapport à la première.

[7] On ne sait à qui attribuer cette atterrante idiotie d’un « surréalisme » de Herriman. Fut-elle lancée par l’ouvrage collectif Bande dessinée et figuration narrative (1967) ? On y lit à propos du strip de Herriman : « Impossible de ne pas reconnaître, appliquées à la bande dessinée, les méthodes mêmes du surréalisme ». Cette assertion extraordinaire eut une fortune compréhensible seulement si l’on connaît la propension des ouvrages sur la BD à se recopier l’un l’autre. Citons au hasard. Krazy Kat est qualifié de surréaliste dans Jacques Marny, Le Monde étonnant des bandes dessinées (1968), il est d’« orientation présurréaliste » pour La Littérature de la bande dessinée, “Bibliothèque Laffont des Grands Thèmes”, 1975 (ouvrage anonyme). « La poésie pré-surréaliste apparaît en 1911 avec Krazy Kat » pour Annie Baron-Carvais (La Bande dessinée, “Que sais-je”, PUF, 1985). Invention surréaliste dans les paysages lunaires (sic) pour Umberto Eco. Nous allions oublier Roman Gubern, (écrivant dans Degrés No.59, automne 1989 : Figures de la bande dessinée), ce qui eût été dommage car une ignorance aussi crasse de la bande dessinée, en 1989, et un tel aplomb pour en discourir en dépit de tout, sont, en un sens restreint, admirables. On a beaucoup lu, à propos de Krazy Kat, le terme suspect, lui aussi − d’humour « intellectuel », ce qui, recopiage et tartouillage aidant (et perte de sens concomitante), conduit à affirmer, par exemple, que Krazy Kat, « très en avance sur son époque, annonçait déjà Peanuts, BC ou Pogo » (Jacques Sadoul, Panorama de la BD, 1975). On rendra cette justice aux auteurs qu’ils associent souvent Krazy Kat au nonsense. Mais cette attribution, peu familière en dépit des efforts d’un Benayoun pour populariser l’absurde anglo-saxon, apparaît évidemment insuffisante à nos érudits.
Finissons par une digression : on ne peut s’empêcher de penser que si la critique avait bâti sur le trop bref La Bande dessinée, de Gérard Blanchard, 1969, plutôt que sur certaines autres publications, parfois postérieures, on aurait économisé une, et peut-être deux, décennies de propos tonitruants et d’affirmations incontrôlables. (Note signée Harry Morgan et Manuel Hirtz.)