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la commission de surveillance aujourd’hui, entretien avec Mme Jacqueline de Guillenchmidt

Thierry Groensteen

[Janvier 1999]

Entretien avec Mme Jacqueline de Guillenchmidt, Conseiller d’État, Présidente de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence.

Neuvième Art : La Commission de surveillance se réunit cette année pour la deux-centième fois. Vous la présidez depuis 1995. Quel jugement rétrospectif portez-vous sur l’application de la loi du I6 juillet 1949 et le travail effectué par la Commission depuis son installation en 1950 ?

Mme DE GUILLENCHMIDT : Il y a eu différentes époques dans l’application de la loi. Mais il me semble que l’esprit dans lequel travaille la Commission a profondément changé dans les années 1970. Il y a en effet moins de velléité moralisatrice qu’il n’y a pu y en avoir dans les années 1950 et 60. Aujourd’hui, nous avons simplement le souci de veiller, conformément au mandat qui nous a été confié, à ce que n’importe quelle publication ne soit pas mise entre n’importe quelles mains. Ceux qui veulent nous faire apparaître comme une commission de censure nous font un mauvais procès. Ce n’est pas du tout l’optique de la commission, qui s’efforce au contraire de jouer un rôle d’information en direction des acheteurs des livres pour enfants, qui sont souvent les parents. À cet égard, il est d’ailleurs intéressant de regarder la jurisprudence. Il y a eu très peu de recours contre les arrêtés pris après avis de la Commission, et, dans les rares cas qui ont été réexaminés par la justice, les arrêtés ont été confirmés, C’est un très bon indice du fonctionnement raisonnable de la Commission, et de la modération des pouvoirs publics dans l’exercice de leur pouvoir d’interdiction. L’intitulé officiel de la Commission parle du contrôle des publications « destinées à l’enfance et à l’adolescence ».

Est-ce que la spécificité de la culture adolescente est réellement prise en compte dans le travail de la Commission ?

Il est clair que bien des aspects de la loi ont vieilli et posent aujourd’hui question. Je pense en particulier au fait que l’interdiction de vente aux mineurs ne permet de distinguer que deux catégories d’âge : avant et après 18 ans (âge de la majorité légale). La législation sur le cinéma, elle, prévoit des interdictions graduées : aux moins de 12 ans, 16 ans ou 18 ans. Quant au Code pénal, il fixe à 15 ans l’âge de la majorité sexuelle. (Une relation sexuelle entre un adulte et un jeune de moins de 15 ans est sanctionnable, elle ne l’est plus à partir de cet âge.) Une harmonisation de ces différentes dispositions paraît souhaitable. À l’époque où la loi sur les publications destinées à la jeunesse a été conçue, on ne parlait guère de littérature adolescente ni de culture adolescente. Lorsqu’on sait ce que n’importe quel adolescent peut voir aujourd’hui à la télévision, on peut se demander s’il est opportun d’interdire à un jeune de 17 ans de lire quoi que ce soit.

Que pensez-vous des bandes dessinés japonaises, les mangas ?

Je suis frappée par la violence qu’on y trouve très souvent. Mais je pense que je réagis avec la sensibilité qui est celle de ma génération. Dans ma jeunesse, nous n’étions pas exposés à ce type de récit. J’ai des enfants et des petits-enfants qui continuent à me donner des indications sur la sensibilité des jeunes d’aujourd’hui. Certaines violences qui, à moi, me paraissent excessives et troublantes, semblent leur poser moins de problème. La Commission prend naturellement en compte cette évolution, et nous nous efforçons, jusqu’à un certain point quand même, de faire abstraction de notre sensibilité personnelle.
Par ailleurs, l’érotisme japonais obéit à des critères très différents du nôtre. Les très jeunes femmes, souvent vêtues comme des écolières, occupent une place importante dans leurs fantasmes, peut-être parce que la morphologie de la femme japonaise correspond davantage au « corps adolescent » que celle de la femme occidentale, aux formes plus pleines. Quoi qu’il en soit, cette représentation de la femme désirable en très jeune fille peut heurter certains d’entre nous, au moment où tout ce qui touche à la pédophilie est devenu très sensible.

Ces dernières années, la Commission a passé plus de temps à examiner des publications pornographiques ou sado-masochistes que des bandes dessinées ou d’autres publications pour la jeunesse. Même si l’article 14 de la loi de 1949 prévoit explicitement que la compétence de la Commission s’étend aux publications destinées aux adultes, l’esprit de la loi n’a-t-il pas été progressivement détourné ?

Nous passons moins de temps à examiner les publications pour la jeunesse parce que la plupart d’entre elles ne posent pas de problème. Les éditeurs sont, en général, suffisamment responsables pour ne pas proposer de titres litigieux, dans des collections destinées à l’enfance ou à l’adolescence. Il peut arriver, toutefois, que la Commission estime que tel ouvrage portant la mention « loi No.49.956 sur les publications destinées à la jeunesse » − et indiquant par là que l’éditeur le destine expressément au jeune public − appelle certaines restrictions. Nous avons ainsi interpellé un éditeur connu à propos d’une série et plus particulièrement d’un album, qui était vendu, sous l’empire de la loi de 49, accompagné d’un encart que l’éditeur avait intitulé « supplément cochon » et qui, d’après son contenu, ne s’adressait pas à des enfants. II nous semblait que cet ouvrage avait plutôt sa place dans les rayons consacrés à la BD adulte ; l’éditeur en a convenu et a pris les dispositions nécessaires. Il en a été de même pour une autre série de BD du même éditeur [1].
En ce qui concerne les publications pornographiques, nous ne nous intéressons pas à ce qui est en vente dans les circuits spécialisés, c’est-à-dire les sex-shops. Mais si les « revues de charme » ont droit de cité dans les Relais H, on ne peut pas y introduire n’importe quelle publication sans un minimum de précautions, telles que la mise sous cellophane, par exemple. En plus d’un contenu rédactionnel quelquefois outrancier, ce sont souvent les publicités pour des vidéos pornographiques ou des services téléphoniques qui posent problème : elles sont très évocatrices et peuvent avoir un pouvoir d’incitation. La Commission, avec les moyens qui sont à sa disposition, veille à ce que ces revues ne tombent pas entre les mains de personnes mineures.

L’un des représentants des auteurs, M. Serge Saint-Michel, a déclaré lors de la séance du 12 octobre 1995 qu’il allait enclencher « un processus visant à l’abrogation de la loi ». Vous avez pris la présidence de la Commission peu après et mis en place un groupe de réflexion sur l’opportunité de faire évoluer la législation. Où en êtes-vous aujourd’hui ?

Ce groupe de travail a consulté beaucoup de monde, mais il nous reste à faire la synthèse des avis que nous avons recueillis. Je ne suis pas encore en mesure de vous préciser quelles seront exactement nos propositions, car je n’ai pas le droit de m’avancer au nom d’un groupe qui n’a pas encore formulé ses conclusions. Ce que je puis vous dire, c’est que nous avons notamment réfléchi au mode de fonctionnement de la Commission, qui pourrait être amélioré.
Par exemple, le rythme d’une réunion trimestrielle n’est pas suffisant, compte tenu du nombre de publications qui nous sont soumises. Mais il est difficile de l’intensifier, parce que, à chaque séance, les commissaires doivent prendre une après-midi sur leur temps de travail, Nous réfléchissons donc à l’opportunité de créer des sections. Les publications qui ne posent aucun problème seraient examinées en petit comité de deux ou trois personnes, de sorte que ne viendraient plus devant l’ensemble de la Commission que les titres posant question. Mon mandat de trois ans à la Présidence de Commission a été renouvelé, je pense donc avoir le temps de mener cette réflexion à son terme, Ensuite, il appartiendra éventuellement au législateur de se prononcer. Quant à moi, je ne briguerai pas un troisième mandat, car il est important que soit régulièrement porté sur ces questions un regard neuf.

Sous votre présidence, la Commission a régulièrement eu recours à la mention « tolérable » pour qualifier des revues de bande dessinée telles que Fluide Glacial, L’Echo des Savanes ou Psikopat. Quel sens donnez-vous exactement à cette appréciation, qui semble constituer une sorte de moyen terme entre « rien à signaler » et « à surveiller » ?...

Honnêtement, je serais bien en peine de le définir avec précision. C’est une terminologie qui n’apparaît pas dans la législation, et que la Commission a progressivement « instituée » pour combler le vide séparant l’appréciation « rien à signaler » de la demande d’interdiction. Le fait de juger une publication tolérable n’a, en tout cas, aucune incidence pratique. En revanche, lorsque la Commission opte pour la mention « à surveiller », cela signifie qu’elle souhaite que les prochains numéros de la publication concernée lui soient soumis pour un nouvel examen.

Vous n’examinez pas, à chaque session, l’ensemble des publications périodiques. Comment la Commission est-elle saisie de certains titres en particulier ?

Le Service juridique et technique de l’Information (SJTI), rattaché organiquement au Premier Ministre, fait le tri et nous envoie en vrac toutes les revues qui lui semblent relever de la loi de 1949, parmi lesquelles nous effectuons nous-mêmes un deuxième tri. La saisine de la Commission peut aussi émaner de parents, d’enseignants ou d’éducateurs qui nous envoient telle ou telle publication pour examen. Pour ce qui concerne les livres, un dépôt au ministère de la Justice de tous les ouvrages destinés à la jeunesse est obligatoire. En général, la Commission ne réexamine pas les rééditions mais examine systématiquement tous les nouveaux titres.

Comment une interdiction prononcée à un moment donné peut-elle être levée ultérieurement ? Il semble que certains albums interdits dans les années 1960 et 70 soient toujours interdits à l’exposition, alors qu’ils paraissent désormais assez innocents, à l’heure où Sade est publié en Livre de Poche...

Cela ne relève pas de la Commission. Comme les actes administratifs ne meurent pas d’eux-mêmes, pour que l’arrêté d’interdiction soit levé, il faut que quelqu’un le demande, c’est-à-dire que le ministère de l’Intérieur soit saisi d’une requête en annulation émanant, par exemple, de l’auteur ou de l’éditeur concerné.

Propos recueillis par Thierry Groensteen le 16 octobre 1998.


Cet article a paru dans le numéro 4 de 9ème Art en janvier 1999, pp. 41-43.

[1] Le « supplément cochon » accompagnait l’album Ching Soao, dans la série Les Innommables, par Yann et Conrad, aux éditions Dargaud. Lors de son examen par la Commission au cours de la séance du 12 octobre 1995, le débat s’était focalisé sur la mention « entrée interdite aux mineurs » figurant sur le supplément, en contradiction avec le public visé par l’album lui-même. Convoquées par la Commission le 14 décembre 95, les éditions Dargaud précisaient que la série s’adressait à un public de 15 à 25 ans. Un courrier adressé aux librairies en janvier 1996 leur demandait de supprimer la bande annonce du « supplément cochon » et de classer l’album parmi les bandes dessinées "adultes". Le supplément disparaîtra des réimpressions ultérieures de l’ouvrage. Quant à « l’autre série du même éditeur », il s’agissait de Fatum, par Froideval et Francard. La scène incriminée par la Commission, lors de la séance du 24 mars 1998, figure en page 9 du tome 2 ; elle représente « un enfant de 12 ans au lit dans les bras d’une femme nue ». Contactée téléphoniquement, la secrétaire générale des éditions Dargaud, Fabienne Ballet, acceptait de prendre trois dispositions : faire disparaître la mention « Loi de 1949 » sur l’album ; faire exposer l’album dans le rayon « adultes » ; mettre un avertissement « public averti » dans le catalogue Dargaud 1999.