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george herriman et son œuvre

Richard Marschall

[Janvier 1997]

L’histoire de George Herriman ne se confond pas avec celle de Krazy Kat. Il est peu connu qu’avant son chef-d’œuvre (et même en parallèle avec lui, pendant une grande partie de sa vie), Herriman dessina beaucoup d’autres séries dans les quotidiens. La grande qualité de ses nombreux autres strips n’a pas été suffisamment appréciée.

Bien que George Herriman soit le dessinateur de comic strips le plus loué de tous les temps, unanimement reconnu comme le plus grand, son œuvre la plus connue, Krazy Kat, a été célébrée par des gens qui ne l’ont jamais vue. De fait, peu de lecteurs contemporains de Herriman en eurent connaissance à sa parution, parce que Krazy Kat sortait dans un nombre limité de journaux, en proportion inverse de son succès critique. Très peu de lecteurs en saisirent le sens à ce moment-là, et même jusqu’à nos jours.

Herriman était un dessinateur d’une timidité presque pathologique. Affable, réservé, un peu maniéré, il était végétarien et ami des animaux, souffrait de migraines, s’éclipsait durant les soirées et on le retrouvait faisant la vaisselle, activité pendant laquelle il prétendait le mieux réfléchir. Krazy Kat est peut-être le plus personnel de tous les comic strips, confrontant le lecteur avec une vision sans pareille. Herriman, personnalité timide, trouvait naturel de s’attaquer audacieusement aux limites de son art. Il semblait réellement embarrassé d’être payé généreusement pour ce qu’il faisait (750 dollars par semaine durant la Dépression), et tenta une fois de refuser une augmentation de son patron, William Randolph Hearst.

George Herriman fait partie de cette poignée de dessinateurs qui ne fit pratiquement que des comic strips, mais qui transcenda les conventions du genre. Il le hissa jusqu’à des sommets inspirés, inventant une infinité de nuances nouvelles, et insufflant dans ses pages plus que de l’humour : de la poésie, de l’étrange, de la fantaisie, de l’ironie, des jeux de mots et, dans son art graphique, du surréalisme, des couleurs audacieuses, des compositions et des thèmes non orthodoxes. Krazy Kat fut la création d’un génie rare et il se trouve qu’il s’exprima par l’intermédiaire de la bande dessinée.

Effervescence d’un génie

George Herriman naquit à la Nouvelle-Orléans le 22 août 1880. Les spécialistes ont débattu de ses origines. Sa famille a parlé d’une ascendance française, en provenance d’Alsace-Lorraine, ce qui eût expliqué le caractère allemand de son nom. Cependant, son certificat de naissance donne ses parents comme « colorés ». C’était peut-être le résultat d’un métissage des ancêtres de Herriman installés en Louisiane avec du sang créole (une possibilité admise par le dessinateur). Peut-être aussi les gens à la peau mate étaient-ils alors tout simplement classés ainsi. Le dessinateur avait les cheveux frisés (ce qui conduisit à la légende selon laquelle il aurait refusé d’être photographié sans son chapeau) et il se croyait de sang mêlé. En tout cas, Herriman ne dérogeait pas à la pratique, universelle à l’époque, de décrire les noirs de façon stéréotypée dans les dessins d’humour et dans les bandes dessinées.

Son père était un entrepreneur de la classe moyenne qui s’occupa de plusieurs commerces. Après que la famille eût déménagé à Los Angeles vers 1886, il devint boulanger. Le jeune George se considéra dès lors comme un enfant de Los Angeles mais il est clair qu’il ne se vit jamais dans la peau d’un boulanger. À peine fut-il en âge d’aider son père dans la boutique qu’on l’en exempta, en raison de farces telles que saler la pâte à beignets ou enfoncer une souris morte dans une miche de pain.

Le jeune Herriman fit ses études dans des écoles dépendant du Collège Saint-Vincent à Los Angeles. À l’âge de dix-sept ans, il vendit un gag au Los Angeles Herald, où il devint assistant au département de la gravure, avec un salaire de deux dollars par semaine. Herriman fut toujours très réservé quant aux détails biographiques, mais selon Roy. L. McCardell, son collaborateur littéraire occasionnel, Herriman eut des activités hautes en couleur au cours des quelques années qui suivirent, incluant un voyage à New York à la manière des vagabonds du rail, ainsi que des emplois de bonimenteur de foire et de peintre de billards au parc d’attraction de Coney Island.

Ce qui peut être certifié, c’est que Herriman commença pour de bon la bande dessinée en 1901. Il vendit des gags à Judge, le plus drôle des nombreux hebdomadaires d’humour, et au New York World, certainement le plus important des quotidiens américains. À cette époque, son style de dessin était au mieux rudimentaire, empreint d’un humour très spontané ; on le qualifierait d’amateur, sans la présence de réelles innovations. Dans les pages de dessins légendés de Judge, contre l’usage, il introduisit des strips et utilisa des bulles. Dans ses strips pour le World, il s’abstint de tracer les bordures des cases. Dès le début, son travail fut plein de vivacité, d’à-côtés ridicules, de personnages excentriques et de couleurs audacieuses. Plus tard, au cours de cette importante première année, Herriman travailla également pour le supplément en couleurs du North American de Philadelphie et pour le McClure Syndicate.

1902 fut à nouveau une année bien occupée. Herriman revint à Los Angeles pour épouser l’amour de sa jeunesse et, de retour au World, il créa certains de ses premiers strips : Musical Mose, qui mettait en scène un chansonnier noir, Professor Otto and his Auto, et Acrobatie Archie. Bientôt, Two Jolly Jackies, sur un couple de marins malchanceux, devint le strip vedette en première page de la section comique du World le dimanche. Joseph Pulitzer répliquait ainsi aux strips d’Opper, Dirks et Swinnerton dans les journaux de Hearst. C’était une lourde responsabilité et un honneur pour le jeune dessinateur.

Loin de se reposer sur ses premiers lauriers, Herriman dessina aussi en 1903 des séries pour les pages du dimanche de deux organisations distinctes du World : Lariat Pete pour le McClure Syndicate et Major Ozone’s Fresh Air Crusade pour la World Color Printing Company de Saint-Louis. Au tournant du siècle, ces entreprises commencèrent à pré-imprimer des sections de bandes dessinées pour des journaux souscripteurs, leur permettant ainsi de s’enorgueillir de posséder leurs « propres » bandes dessinées en couleurs chaque semaine. Pour Herriman, cela signifiait la possibilité d’être publié dans tout le pays.

Le mécanisme de l’obsession

Au cours de ces quelques années d’effervescence créatrice, son travail peut être vu simultanément comme varié et étonnamment cohérent. Son inventivité ne connaissait pas de répit ; il créait de nouvelles séries à une telle cadence que d’autres dessinateurs en héritaient rapidement, alors que lui-même était déjà passé à autre chose. Certains filons thématiques, déjà présents dans ces premiers travaux, pourraient être vus comme des préfigurations de thèmes postérieurs ; en réalité ces thèmes étaient pleinement développés et déjà portés à maturité dès les premiers épisodes.
Le filon le plus important était le mécanisme comique de l’obsession individuelle. Pendant les quinze premières années de l’histoire du strip, presque chaque série fonctionna sur un principe unique : les Katzenjammer Kids jouaient des tours, Maud la Mule ruait, Foxy Grandpa déjouait les embuscades de ses petits-enfants, Buster Brown faisait du grabuge, et ainsi de suite.

Herriman fut le pionnier du personnage tourmenté (ou sublimé) par des causes et des visions profondément personnelles, que l’on pourrait presque qualifier de myopes. Le Major Ozone, par exemple, était la personnification du fanatique qui suit ses idées maniaques au détriment de la paix, du bien-être et de la santé mentale des autres personnages. Il ouvre les fenêtres pour faire entrer de l’air frais et à la place fait mourir de froid ceux qui devaient en bénéficier. Une initiative semblable dans un train de voyageurs y introduit un nuage de suie noire, et le Major Ozone est invariablement roué de coups par ses voisins peu reconnaissants. De la même manière, Professor Otto fait passer la voiture d’un simple engouement (ce qu’elle était en ces temps de balades pour le plaisir) à une menaçante force aveugle. Dans le cas d’Archie, les acrobaties n’étaient pas un passe-temps mais une véritable passion. Le mécanisme de l’obsession personnelle permettait à Herriman de donner d’absurdes et excentriques prolongements à des comportements familiers aux lecteurs. Il s’ouvrait ainsi un large champ d’intrigues et de personnalités.

En 1904, Herriman intégra le New York American de Hearst, mais pas pour y dessiner des strips. Il réalisa surtout des dessins sportifs. En ajoutant ce nouveau genre à sa palette, il devint probablement le dessinateur le plus diffusé de son époque. Carl Anderson (qui dessina plus tard Henry) était le seul autre dessinateur à travailler également pour les magazines, Hearst, Pulitzer, McClure et la World Color Printing, dans une période de temps aussi brève.
Travailler pour la World Color Printing Company fut certainement une grande satisfaction pour Herriman. Non seulement il était libre d’expérimenter différents thèmes et séries, mais il n’était pas obligé de pointer à St Louis. Les dessinateurs de la WCP envoyaient leurs œuvres par la poste au siège principal. Herriman travaillait donc comme indépendant depuis New York, poursuivant sa collaboration aux quotidiens, puis depuis Los Angeles où il revint en 1905.

Les éléments du chef-d’œuvre

Pour la World Color Printing, Herriman dessina Bud Smith, the Boy Who Does Stunts, une autre création marquée par l’obsession, qu’il fusionna plus tard avec Grandma’s Girl. Autre strip pour enfants, Rosy Posy, Mamma’s Girl contenait les prémisses de choses à venir : des animaux parlants, à la périphérie des cases et dans les marges de l’intrigue. Daniel and Pansy préfigurait encore plus Krazy Kat : c’était un strip entièrement animalier (mettant en scène, entre autres, un kangourou et un cochon), dont les personnages furent repris par la suite dans Krazy Kat.

Le strip de Herriman peut-être le plus remarquable pour la WCP fut Alexander the Cat. Major Ozone était sans doute son strip le plus drôle à ce jour, mais Alexander fut le plus sophistiqué. Ayant déjà prouvé qu’il était un maître de l’obsession comique, Herriman se tourna vers des situations plus ordinaires. C’était un changement téméraire pour son œuvre et sa réputation grandissante, aussi bien qu’une prise de recul résolue par rapport aux strips de l’époque, pour la plupart basés sur la farce bouffonne. Mais il devait pousser plus avant l’exploration de ces thèmes quotidiens dans deux merveilleux strips des années vingt. Le plus surprenant, en comparaison avec le travail antérieur et postérieur de Herriman, est qu’Alexander était un véritable chat, qui ne parlait pas et ne présentait aucun trait de caractère humain.
Charlie et Leila forment le couple de banlieusards qui possède (ou est possédé par...) Alexander le chat persan. Le cadre du strip est domestique, sans la présence du surréalisme rampant caractéristique des autres strips de Herriman. Ce renouvellement de son inspiration faisait certainement écho à la douceur et la tranquillité de sa propre vie domestique d’alors (Alexander parut en 1909 et 1910). Son mariage était heureux et lui avait donné deux filles.

L’apprentissage du rythme quotidien

Durant la première décennie du siècle, l’imagination de Herriman ne connut aucune baisse de régime. Son travail resta continûment remarquable, même si l’Histoire en a retenu peu de choses. En 1904, le New York Daily News (sans aucun lien avec le quotidien actuel) avait publié un strip quotidien de Herriman, Home Sweet Home. Pour le New York American de Hearst, Herriman avait réalisé des dessins sportifs élaborés en tandem avec le maître du genre, TAD Dorgan, et à Los Angeles en 1906-1907, il fit des dessins politiques d’une complexité byzantine pour le Times.

Le Times ne garda pas longtemps Herriman. Il revint chez Hearst, rejoignant le Los Angeles Examiner en 1906, et il ne devait plus quitter l’emploi régulier que lui fournissait Hearst. Ce fut durant ses quatre années à l’Examiner qu’Herriman s’exerça plus avant à la maîtrise du strip quotidien. Auparavant, il y avait eu des essais de strips quotidiens à la vie courte, comme le propre strip de Herriman, Home Sweet Home, à New York. Le plus remarqué avait certainement été les Newlyweds de George McManus dans le New York World, qui avait connu les honneurs d’une édition de librairie en 1907. La même année, sur l’autre côte des États-Unis, un jeune dessinateur nommé Bud Fisher présentait Mr. A. Mutt aux lecteurs des pages sportives du San Francisco Chronicle. Le strip devint un rendez-vous quotidien et se transforma finalement en Mutt and Jeff, le premier strip vraiment couronné de succès, avec une parution longue et régulière.

George Herriman prit pleinement sa part à cette période d’essais. Moins d’un mois après que le A. Mutt de Fisher soit apparu, Herriman offrit au public Mr. Proones the Plunger pendant deux semaines. Curieusement, Proones travaillait sur un champ de courses et était un joueur comme Mr. Mutt. On retrouva certains accents du vieux refrain de l’obsession dans le strip suivant de Herriman, Baron Mooch, dont le protagoniste consacrait maniaquement son temps aux billets gratuits, aux repas gratuits, à tout ce qui était gratuit. Le strip éphémère de la jolie fille, Mary’s Home from College, préfigure des strips herrimaniens à venir sur les filles et leurs prétendants, notamment The Dingbat Family et Now Listen Mabel, ainsi que d’autres titres par d’autres dessinateurs.

Plus remarquable est un daily strip de Herriman en 1909 et 1910, que l’historien de la bande dessinée Bill Blackbeard, quand il en déterra des spécimens dans des archives de journaux sentant le moisi, qualifia de « pierre de Rosette pour Krazy Kat ». Le strip, dont l’action était située en milieu rural, se nommait Gooseberry Sprigg. Sa vedette était un canard coiffé d’un haut de forme, qui avait préalablement visité les coins de diverses séries de Herriman. Sous son propre titre, il dirigeait une troupe d’animaux sans cesse engagés dans des dialogues tordus et des discours métaphysiques burlesques. Les fondements de Krazy Kat sont là : l’introduction des personnages par les marges, le groupe des animaux qui parlent, le décor clairsemé, les intérêts décentrés de l’intrigue. Manifestement, Krazy Kat ne fut pas une création fortuite et aberrante dans l’évolution du dessinateur. Mais le Kat n’était pas encore prêt à faire son apparition.

Sous les pieds de la famille Dingbat

Herriman traversa de nouveau le continent quand on lui demanda de rejoindre l’équipe de la plus importante publication de Hearst, le Evening Journal à New York. Dès la première semaine, il créa The Dingbat Family, qui fit ses débuts le 20 juin 1910. Les Dingbats formaient une famille étrange, à mi-chemin entre les personnages ordinaires et les personnages toqués de son œuvre antérieure. Une nouvelle fois, Herriman utilisa l’impact comique des obsessions bizarres. Une famille, jamais nommée et jamais montrée, évolue dans l’appartement situé au-dessus de celui des Dingbats ; ses activités, ses bruits et ses visiteurs improbables rendent fou la famille Dingbat. En définitive, décidé à tirer pleinement profit de cette ressource, Herriman retitra le strip The Family Upstairs, et son comique au registre étendu fit merveille jusqu’en 1916.

Mais il se passait également quelque chose à l’étage du dessous. Ainsi qu’Herriman l’avait fait pour d’autres strips dans sa brève mais riche carrière, il remplissait à l’occasion les bas de planches des Dingbats avec de petits animaux comiques. Ceux-ci pouvaient jouer le rôle d’un chœur grec ou se lancer dans des aventures grotesques, et ils eurent bientôt leurs propres bulles de dialogue. Gooseberry Sprigg avait obtenu son propre strip et le chat en bas des Dingbats suivrait la même voie. Mais auparavant, il lui fallait devenir un Kat.

Au début, en parfaite adéquation avec ce système de représentation désinvolte, les petites activités du chat étaient légères dans le ton. The Dingbat Family était une comédie et Krazy Kat, comme fut nommé le « sous-strip », fonctionnait sur le mode de l’absurde. Le chat était stupide mais c’était un fou sage, capable de faire des phrases à propos de la situation du jour et d’en faire dévier la logique. Il avait pour antagoniste une souris, comme il se devait, mais leurs oppositions naissaient de leur dialogue, non d’une hostilité naturelle. Invariablement, la souris finissait par jeter une pierre ou une brique à la tête de Kat. Plus tard, cette agression serait interprétée en termes d’affection, mais dans les débuts, elle relevait purement et simplement de la bouffonnerie et du slapstick. Dans une parodie enjouée des clichés du strip, le dessinateur variait les onomatopées sonores des briques volantes : « ziz », « zip », « zup », etc. En fait, dans les premières années du Kat, le strip sous-le-strip (puis sous son propre titre) ressemblait à une version recherchée de Mutt and Jeff, avec des échanges comiques et une chute burlesque.

Cependant, les jeux de mots de Herriman devinrent progressivement plus sophistiqués, et les songeries de Krazy plus philosophiques. Même si le travail de Herriman paraissait dans la presse à sensation de Hearst, sa série se fit de plus en plus intellectuelle. En 1912, le Sunday fit paraître un Herriman Joke Book qui contenait les premiers épisodes développés de Krazy Kat. En 1913, Krazy Kat devint un strip indépendant. Tandis que les obsessions humaines des Dingbats continuaient de plus belle, celles du groupe en expansion de Krazy Kat (où s’étaient déjà intégrés d’anciens personnages comme Gooseberry Sprigg ou encore Daniel et Pansy) évoluèrent de leur côté.

Les dernières créations

En 1916, Herriman obtint un format de page du dimanche pour le Kat, mais pas dans la section en couleurs. Hearst construisit sa section City Life, un nouveau supplément sophistiqué consacré à l’art, autour du Krazy Kat de Herriman. On rapporte que le président Woodrow Wilson ne manquait pas un épisode, lisant même Krazy Kat au Conseil des Ministres. Et dès 1917, un article dans le magazine Cartoons, peut-être pour la première fois dans l’historiographie du comic strip, qualifia un dessinateur, George Herriman, de génie de la bande dessinée.

Il est clair que beaucoup de gens, dont les moindres n’étaient pas Herriman et Hearst eux-mêmes, pressentaient que Krazy Kat représentait quelque chose de particulier. Cependant les activités parallèles du dessinateur continuaient. Quand The Family Upstairs prit fin, Baron Bean lui succéda immédiatement. Son personnage principal (dont le nom était un calembour sur barren bean, c’est-à-dire « tête vide ») était d’un type plus courant au début du siècle aux États-Unis que de nos jours. Le pays était inondé de gentlemen mangeant de la vache enragée. Les filles de familles riches étaient sensibles à la noblesse européenne appauvrie et désiraient souvent troquer la fortune familiale contre un titre.
Dans le cas du Baron, nous ne savons pas vraiment s’il possède effectivement un titre de noblesse ou s’il s’en est approprié un ; moins qu’un « poseur », cependant, il apparaît comme un rêveur se berçant d’illusions. Il estime avoir droit à tous les hommages, mais en dépit de sa sincérité et de sa ténacité, son univers se cantonne aux comptoirs de bistrots et à la politique à la petite semaine. Le Baron était une sorte de Don Quichotte contemporain très vraisemblable, et Herriman lui adjoignit même un descendant de Sancho Pança : Grimes, le sous-fifre rusé et fidèle à son maître jusque dans les mauvaises passes.

Le strip était différent de Krazy Kat par ses considérations terre-à-terre, différent de Major Ozone par son étude de la camaraderie, et différent d’Alexander et des autres sagas domestiques de Herriman parce que le Baron ne s’identifiait jamais aux défis quotidiens de l’homme ordinaire. C’était un strip merveilleux, merveilleux dans son essence et dans sa virtuosité.

En 1922 cependant, un autre chef-d’œuvre naquit sous le crayon magique de George Herriman : Stumble Inn. Aux lecteurs contemporains qui connaîtraient la série humoristique de la télévision anglaise Fawlty Towers, le Stumble Inn de Herriman semblera familier. Uriah Stumble était l’hôtelier et Ida sa femme ; le flemmard Joe Beamish (un personnage présent dans plusieurs strips antérieurs) et le flic Owleye (« œil de chouette ») formaient l’équipe régulière ; par la suite, le strip regorgea de clients bizarres et excentriques.
Stumble Inn parut en épisodes dominicaux jusqu’en 1926 (et, pour une brève période, sur deux bandes dans les éditions quotidiennes) et fut suivi par la plus domestique des gentilles séries familiales de Herriman : Us Husbands. C’était un strip sur les relations de voisinage, un Blondie de la première heure où l’auteur abordait les corvées ménagères, les factures et les disputes conjugales. Des strips semblables proliférèrent dans les années vingt quand eut lieu aux États-Unis un véritable exode vers la terre promise des banlieues. TAD Dorgan, le dessinateur sportif, en signa un durant la même période avec sa page du dimanche For Better Or Worse.

Une autre création occupa Herriman avant qu’il ne travaille à plein temps sur Krazy Kat. Embarrassing Moments était une série quotidienne d’un seul dessin, qui s’était baladée de dessinateur en dessinateur pendant des années chez Hearst. Herriman en hérita entre 1928 et 1932. Il accommoda cette succession infinie de gaffes en société à sa propre sauce, bien entendu. Il y introduisit une victime malchanceuse nommée Bernie Burns, qui fut son dernier personnage humain (et, jusqu’à un certain point, un autoportrait). Même ses travaux indépendants, désormais rares, comme l’illustration du recueil de poésies de Don Marquis, archy and mehitabel, ne représentaient plus que des animaux. (Herriman était devenu un artiste d’une telle envergure qu’un travail en fait désinvolte jouissait aussitôt d’un statut légendaire, comme ce fut le cas pour la collaboration avec Marquis.)

Comment l’esprit vint à la brique

Krazy Kat fut un strip quotidien de 1913 jusqu’à la mort de Herriman en 1944, mais sa version du dimanche changea considérablement de présentation au cours des années. Commencée comme une page en noir et blanc, elle fut brièvement publiée en couleurs au début des années vingt, puis parut de nouveau en couleurs, mais au format tabloïd, entre 1935 et 1944. Les prémisses, thèmes et obsessions du strip sont plus difficiles à cerner que sa chronologie. Disons que Krazy Kat évolua d’un strip d’humour sophistiqué vers un strip de commentaires humoristiques, exprimant les observations d’Herriman sur la vie et l’amour.

Il y a bien des manières d’envisager Krazy Kat, et le strip a été abondamment analysé. On l’a décrit comme une variation sur l’éternelle structure triangulaire des amours tragiques ; comme une apologie de la liberté contre toute forme d’autorité ; comme une allégorie de l’innocence confrontée à la réalité et, bien entendu, comme une cacophonie comique d’obsessions. L’écriture du strip manifestait des affinités avec Joyce, plus spécialement dans le mélange de plusieurs niveaux de langue (populaire et littéraire). Herriman est censé avoir un jour répliqué à ces analyses en rappelant qu’il avait simplement dessiné une histoire sur un chat et une souris.

Tout au long des années vingt, les pages du dimanche regorgèrent de mots d’auteur (provenant de Krazy, du narrateur, de personnages secondaires), les textes s’apparentant véritablement à de la poésie en prose. Krazy pouvait être éthéré, Ignatz cynique, tandis qu’Offissa Bull Pupp faisait entendre la dure voix de la réalité. Les autres personnages importants étaient la cigogne Joe Stork, pourvoyeuse de progéniture et d’autres sortes d’intrusions bienheureuses, et Kolin Kelly, le fabricant de briques. Les pages pouvaient être aérées, avec de grands espaces blancs et des images isolées, ou au contraire surchargées de centaines de mots, de dizaines de personnages, de douzaines de cases grouillantes d’activité.

Deux éléments décisifs furent mis en place dans les années vingt, qui assurèrent l’immortalité à Krazy Kat : le décor et la brique. Herriman découvrit le Sud-Ouest des États-Unis après le tournant du siècle, en y accompagnant un ami dessinateur à la santé fragile, Jimmy Swinnerton, qui avait été envoyé là y guérir ou y succomber (il vécut finalement jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans). Herriman fut enchanté. Ce fut particulièrement le paysage frappant du désert de l’Arizona, avec ses mesas surgies de nulle part, ses cactus à l’aspect absurde, ses arbres silencieux et surnaturels, qui le séduisit. Coconino County (Herriman n’était pas du genre à laisser de côté ce nom savoureux) devint le décor de Krazy Kat, même si la région ainsi nommée était en réalité un peu éloignée des paysages les plus pittoresques.

La brique devint aussi importante que les personnages. Faisant tout d’abord office d’accessoire, elle devint un élément central lorsque les pages lyriques des années vingt donnèrent lieu à un renouveau du thème de l’obsession, marque de fabrique de Herriman. Par la suite, Herriman éleva fréquemment ses méditations sur papier vers l’abstraction, en termes de motifs et de composition, faisant varier à l’infini les relations entre Kat, Mouse et Pupp, ainsi que le rôle de la brique. Le sujet, comme l’a écrit le critique Gilbert Seldes, était plus important que l’intrigue. La brique de Coconino était comparable à la pomme du paradis terrestre, un agent de liaison également perturbateur.

Krazy était androgyne (tantôt mâle, tantôt femelle, parfois sautant d’un sexe à l’autre dans la même histoire) mais constamment amoureux d’Ignatz. Non seulement la souris rejetait son affection, mais encore elle tentait d’en annihiler la possibilité en jetant des briques à la tête de Krazy. Le chat, cependant, voyait uniquement ces agressions comme des marques d’affection, et les années suivantes, l’acte de jeter la brique devint littéralement un rendez-vous amoureux. Tout se serait bien passé s’il n’y avait eu plusieurs obstacles, notamment le fait qu’Ignatz était marié (ses fils se nomment Milton, Marshall et Irving), et que la loi et l’ordre cosmique se manifestaient invariablement sous les traits de Offissa Pupp. Le chien faisait preuve d’une dévotion abstraite pour la justice et d’une dévotion amoureuse pour Krazy qui, dans son innocence, ne parut jamais suspecter la tendresse motivant les interruptions de Pupp.

(...)

Herriman fit continuellement des essais de symétrie et d’asymétrie dans l’agencement des cases, alternant les cadres minuscules et les larges vignettes panoramiques, introduisant des cases bordées d’un rideau ou d’encadrements circulaires. Quand il disposait de la couleur, il utilisait à la fois les teintes du désert, couleur terre, et des couleurs primaires offrant de forts contrastes entre elles. Pendant de nombreuses années, il dessina brillamment un logo différent de Krazy Kat pour chaque page du dimanche, et parfois le plaçait au milieu ou en bas de la page.
Plus tard, quand les traits de la plume de Herriman tendirent vers le grattage et presque l’abstraction, des ombres portées apparurent derrière les silhouettes et les objets, donnant l’impression d’une toile de fond perpendiculaire au sol, plutôt que d’un sol fuyant vers l’horizon.

(...)

Quand George Herriman mourut, Krazy Kat était seulement publié dans 35 journaux. Hearst était le lecteur fidèle qui comptait le plus. En fin de compte, c’est à son soutien inconditionnel que nous sommes redevables de cet héritage. D’autres éditeurs, spécialement de nos jours, auraient fermé les rideaux sur la saga de la mesa enchantée. La popularité de Krazy Kat était limitée non parce que les lecteurs étaient hostiles (peu de lecteurs comprenaient Krazy Kat) mais parce que la plupart étaient trop impatients pour l’apprécier. De toute l’histoire de la bande dessinée, c’était le strip qui demandait le plus d’attention (pas nécessairement du raffinement, comme il est généralement admis) de la part des lecteurs.

Stephen Becker a écrit dans Comic Art in America [1] :

« Quand Herriman mourut en 1944, ses éditeurs se gardèrent bien de lui chercher un successeur. Ici, plus que jamais, s’opérait un mariage entre l’homme et l’œuvre. C’était la poésie, c’est-à-dire la pensée, qui faisait de Krazy Kat une grande œuvre, et on n’aurait attendu d’aucun autre être humain qu’il pensât comme George Herriman. Dans le sens le plus véritable du mot, il était un génie. Entre lui et l’univers des hommes existait une sorte d’histoire d’amour et l’allégorie qu’il offrit au monde était unique. Avec lui, le monde prit une nouvelle dimension. Sans lui, il se réduisait à la réalité. Il n’y aura plus de Krazy Kat, et nous y perdrons tous quelque chose. Mais ô combien avons-nous gagné parce qu’il a existé ! »

Richard Marschall
Traduit de l’américain par Yohan Radomski

(Cet article a paru dans le No.2 de Neuvième Art en janvier 1997.)

[1] Simon and Schuster, New York, 1949