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réponses à sept questions sur l’autobiographie

propos recueillis par Thierry Groensteen

[janvier 1996]

À l’occasion d’un dossier de 9e Art sur l’autobiographie, Thierry Groensteen avait interrogé huit auteurs ayant illustré leur vie en bande dessinée. Will Eisner était de ceux-là.

Pourriez-vous préciser pour quelles raisons vous avez entrepris de réaliser des bandes dessinées à caractère autobiographique : événement d’ordre privé, influence d’un autre auteur, occasion éditoriale...?
Mes bandes dessinées ne sont pas intentionnellement autobiographiques, sauf une : Voyage au cœur de la tempête. Mon matériau, c’est l’expérience humaine. En faisant partager mes observations au lecteur, si je veux être crédible, je dois m’appuyer sur ma propre expérience. Je tiens à souligner que je ne suis pas un moraliste, seulement un observateur, un témoin. Mon travail s’apparente au reportage. Je suis toujours sous l’influence des grands auteurs de nouvelles des années trente. Quant au dessin, pour moi il est indissociable de l’écriture. J’écris avec des images... dès lors, le style et la technique sont secondaires.

Avez-vous eu du mal, au début, à vous représentez vous-même ? La façon dont vous vous dessinez évolue-t-elle avec le temps ? De quelle façon et pourquoi ?
C’est toujours difficile pour moi de me dessiner. C’est pénible de se représenter avec autant de réalisme, comparé à ce que dessinent les autres ; mon approche est, à ce propos, sans prétention. Cela dépend aussi du genre de biographie qu’on met en images. J’essaie de me peindre moi-même dans l’esprit de l’époque où j’inscris mon récit.

Vous est-il plus facile d’évoquer des périodes déjà anciennes de votre existence (enfance, adolescence) ou de travailler en prise directe sur le présent ? Pourquoi ?
C’est toujours plus facile d’inventer à l’intérieur du passé que lorsqu’on écrit sur la réalité. Le passé ne change pas et on peut donc y inclure un élément ou une indication plus vraisemblable que lorsqu’il s’agit du futur. Comme je travaille dans une optique réaliste, je me penche naturellement sur le passé. Dans l’autobiographie, l’enfance est facile à évoquer, parce que les souvenirs liés à elle sont vivaces. Dans le cas de Dropsie Avenue, mon œuvre la plus récente, j’ai combiné recherches historiques et les informations tirées de ma propre vie.

Jusqu’à quel point interprétez-vous la réalité ou, au contraire, cherchez-vous à être exact, c’est-à-dire fidèle aux faits, aux lieux, aux impressions vécues ? Le personnage qui vous représente est-il complètement vous, ou avez-vous « inventé » un personnage de bande dessinée auquel vous auriez seulement prêté quelques traits autobiographiques ?
En autobiographie, on est confronté à nombre de problèmes. Le premier, c’est celui de l’exactitude, de la fidélité. La mémoire est très sélective et la reconstitution d’un fait ou d’un événement ne coïncide pas toujours avec la réalité. L’auteur, certes, dépend de la mémoire et sur elle repose le processus qui permet de restituer la vérité. L’auteur doit s’en contenter. La conscience est un autre problème. Comment évoquer une personne dans une histoire ?
Est-on respectueux de sa mémoire ? Par exemple, lorsqu’on introduit une séquence sur ses parents, est-ce que le portrait qu’on en donne ne risque pas d’être faussé par quelque parti-pris psychologique ? Nous savons qu’aucun enfant ne conserve le même souvenir de ses parents que ses frères et sœurs. Pour les personnages secondaires, je fais généralement une synthèse entre différentes personnes que j’ai connues. Je m’adresse à un public qui a une certaine expérience de la vie, et je sais qu’il ressentirait la fausseté d’un personnage « fabriqué ».

Existe-t-il un « domaine réservé » que vous vous interdisez d’aborder ? Pour quelles raisons (pudeur, crainte de la réaction de vos proches...) ?
Naturellement, il y a dans toute vie des « zones interdites », qu’on ne peut révéler. Mais cela dépend de la nature de l’autobiographie. Le but de mon œuvre était de relater une expérience plutôt que de restituer des émotions intérieures. En tout cas, je n’avais pas de choix, sinon de révéler mes réactions avec honnêteté.

Dans quelle mesure diriez-vous que la pratique de la bande dessinée autobiographique a sur vous des effets cathartiques, voire thérapeutiques ?
Réaliser Voyage au cœur de la tempête équivalait pour moi à deux années de thérapie. Le processus d’exhumation des expériences depuis longtemps oubliées conduit à réexaminer toutes les zones d’ombre de sa vie. Mais cela peut donner à l’auteur un sentiment de paix intérieure.

Au coeur de la tempête, Delcourt, 2009, p. 83.

Selon vous, en quoi les autobiographies dessinées se différencient-elles des autobiographies littéraires et autres écrits intimes ? Est-ce qu’elles disent la même chose autrement, ou est-ce qu’elles permettent d’exprimer certaines choses qui ne pourraient être dites autrement qu’en dessin ?
Il n’y a pas de différence fondamentale entre une autobiographie ordinaire et une autobiographie en bande dessinée. Quoi qu’il en soit, la structure du genre a un impact considérable sur les zones profondes à l’intérieur desquelles fonctionnent l’auto-examen et la remémoration. Il est clair qu’un médium graphique réduit la possibilité de recourir à l’abstraction. Nous avons juste commencé à comprendre les potentialités de la bande dessinée comme véhicule pour des thèmes aussi pluridimensionnels que l’autobiographie. C’est, selon moi, la mission la plus exigeante qu’on puisse imaginer pour une bande dessinée. Les bandes dessinées autobiographiques contribueront à la sophistication du genre.

Entretien paru dans le premier numéro de 9ème Art, en janvier 1996.