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réponses à huit questions sur l’autobiographie

propos recueillis par Thierry Groensteen

[janvier 1996]

À l’occasion d’un dossier de 9e Art sur l’autobiographie, Thierry Groensteen avait interrogé huit auteurs ayant illustré leur vie en bande dessinée. Edmond Baudoin était de ceux-là.

Pourriez-vous préciser pour quelles raisons vous avez entrepris de réaliser des bandes dessinées à caractère autobiographique : événement d’ordre privé, influence d’un autre auteur, occasion éditoriale...?
Je ne connais pas les raisons qui ont fait que je réalise des bandes dessinées à caractère autobiographique. Ce que je sais, c’est que ma première histoire en 44 pages, Passe le temps, est une espèce de comble de l’autobiographie puisque je me mettais en scène à 8 ans, 15 ans, 30 ans et vieillard. Je sais aussi que, quand j’avais entrepris ce travail, ma réflexion avait été : « Le premier livre d’un auteur est souvent autobiographique, tu vas ainsi épuiser la question ! » Je me trompais.

Passe le temps

Avez-vous eu du mal, au début, à vous représentez vous-même ? La façon dont vous vous dessinez évolue-t-elle avec le temps ? De quelle façon et pourquoi ?
Je n’aime pas beaucoup les traits physiques de ma personne, ni ma taille, ni ma corpulence, rien. Mais je sais qu’on ne peut pas y échapper. Il m’est arrivé, comme dans Le Portrait (Futuropolis, 1990), de mettre en scène un ami barbu et chauve. Le résultat n’est pas évident.

Vous est-il plus facile d’évoquer des périodes déjà anciennes de votre existence (enfance, adolescence) ou de travailler en prise directe sur le présent ? Pourquoi ?
Je ne sais pas quand j’ai commencé à mettre en scène le présent. Quand j’ai commencé enfant à me raconter des histoires, à rêver, je mettais en scène ce que je vivais en me disant toujours : « Un jour, je le raconterai ». Aujourd’hui ce passé est présent. Je navigue dans le temps de ma vie sans difficulté. Passé, présent ne sont qu’une totalité.

Jusqu’à quel point interprétez-vous la réalité ou, au contraire, cherchez-vous à être exact, c’est-à-dire fidèle aux faits, aux lieux, aux impressions vécues ? Le personnage qui vous représente est-il complètement vous, ou avez-vous « inventé » un personnage de bande dessinée auquel vous auriez seulement prêté quelques traits autobiographiques ?
Je cherche à être exact avec la réalité… Mais qu’est-ce que la réalité ? Je suis au plus près. Comme quand on essaie de raconter un événement de notre vie à des amis. Je n’essaie pas d’éliminer ce qui dans cet événement ne me valorise pas. Mais je fais un travail d’auteur. Je supprime ce qui pourrait venir détourner la finalité de ce que je veux exprimer, la « philosophie » de mon livre. J’invente des personnages qui ont tous bien sûr une part de moi-même. Mais quand c’est le personnage principal, le jeu peut devenir très difficile. Dans Un flip coca, le personnage central est une femme. Bien sûr cette femme, c’est moi. Mais je n’ai pas réussi à dessiner son visage. J’ai été obligé tout au long de l’histoire de trouver des solutions qui m’ont permis de ne pas la dessiner.

Couma Aco

Existe-t-il un « domaine réservé » que vous vous interdisez d’aborder ? Pour quelles raisons (pudeur, crainte de la réaction de vos proches...) ?
Pour l’instant, j’ai évité d’aborder mon rapport avec mes enfants. Ils sont dans mes livres, mais comme « en promenade », en visiteurs. Le problème de la paternité reste dans les limbes. Je sais qu’un jour je devrai m’y atteler. En ce qui concerne la pudeur, je n’ai pas de crainte avec mes proches ou ceux qui l’ont été. Si on essaie d’être juste, on ne peut pas faire du mal, je crois. Si on en fait, c’est à l’évidence que l’on n’a pas atteint ce que l’on cherche avec « le juste ». Il m’est arrivé de ne pas être à la hauteur de ce que je cherche. Les gens que j’aime et que j’ai aimés ne m’en ont pourtant pas tenu rigueur. Je montre souvent mes travaux à ceux que j’ai mis en scène avant de publier le livre à venir.

Dans quelle mesure diriez-vous que la pratique de la bande dessinée autobiographique a sur vous des effets cathartiques, voire thérapeutiques ?
Ils sont évidents, me dépassent souvent. Je ne peux pas répondre à cette question. Il faudrait faire un livre. Quand j’ai écrit Le Premier voyage, c’est après l’avoir publié que j’ai compris que j’étais dans ce voyage ; c’est ainsi pour presque tous mes livres.

Selon vous, en quoi les autobiographies dessinées se différencient-elles des autobiographies littéraires et autres écrits intimes ? Est-ce qu’elles disent la même chose autrement, ou est-ce qu’elles permettent d’exprimer certaines choses qui ne pourraient être dites autrement qu’en dessin ?
Il y a une grande différence entre l’autobiographie littéraire et celle que je pratique avec le dessin. Il y en a moins pour des auteurs comme Crumb ou Spiegelman, qui caricaturent leurs personnages ou font des animaux à la place des hommes.
L’écriture est toujours abstraite. Si je décris ma mère, les choses restent abstraites. Si je m’assois à côté d’elle et que je la dessine, c’est elle qui est imposée au lecteur et surtout à moi-même. Aucune échappatoire. La confrontation est terrible. Avec Éloge de la poussière, il m’est arrivé de pleurer en collant l’image de ma mère dans la page. Je pense bien sûr que Crumb, Spiegelman ou des écrivains ont aussi ce déchirement, ailleurs. Ils explorent d’autres domaines. Je suis certain que ce que le lecteur appréhende comme une pudeur de l’auteur est en réalité le mur infranchissable devant lequel il se trouvait au moment où il mettait en place son travail. Je crois aussi que c’est en allant au bout de ce mal qu’on est dans l’universel. « Gratter jusqu’à l’os », dit mon ami Frank. Mais qu’on fasse de la danse, de la musique, de la peinture, de l’écriture, de la bande dessinée, on est tous confrontés à cette difficulté. Pourquoi fait-on cela ?

À côté de vos bandes dessinées, est-ce que vous tenez par ailleurs « Journal intime » ? Si oui, vous inspirez-vous de ce dernier comme « matière première » de vos bandes dessinées ?
Je tiens toujours un espèce de journal intime. Mais il est entièrement englouti, au bout d’un certain temps, dans la création de la bande dessinée en préparation.

Entretien paru dans le premier numéro de 9ème Art, en janvier 1996.