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contre le scénario normalisé

entretien avec Benoît Peeters

[janvier 1999]

La production du scénariste Benoît Peeters témoigne d’une volonté de se soustraire aux contraintes traditionnelles de la série. Nous lui avons posé quatre questions sur ce sujet, auxquelles il a bien voulu répondre longuement. Par écrit.

9e ART : Dans quelle mesure vos collaborations avec Schuiten, Boilet, Goffin ou Anne Battus s’inscrivent-elles dans des stratégies de contournement du principe traditionnel de la série ?

BENOIT PEETERS : Lorsque j’ai abordé le scénario de bande dessinée, vers 1980, je n’avais aucune hostilité théorique au principe de la série. Au contraire, mon admiration pour des œuvres comme celles d’Hergé, de Franquin, de Jacobs m’aurait plutôt donné un préjugé favorable vis-à-vis de la récurrence des personnages. Je n’ai donc prémédité aucune stratégie de contournement.

Il se trouve seulement qu’avec François Schuiten, nous avons tenté de trouver une idée qui nous plaise à tous deux et nous corresponde en profondeur, tant narrativement que graphiquement. Cela nous mena aux Murailles de Samaris, dont le malheureux héros n’était guère en mesure de revenir : le récit l’avait broyé. Ce qui réapparut, avec La Fièvre d’Urbicande, ce fut plutôt l’univers. Et ce qui changea, c’est la forme du livre. Le plaisir que nous avons éprouvé alors à quitter le moule traditionnel du 48 pages cartonné couleur et à aborder le « roman noir et blanc » conditionna la suite. Il est vrai que François, de par ses expériences antérieures avec son frère Luc et avec Claude Renard, de par le goût de l’expérimentation qui caractérisait le groupe du "9ème Rêve", avait sans doute d’assez vives réticences vis-à-vis de l’idée classique de série. Une idée que nous avons donc fait évoluer à notre guise, en tentant d’imposer une autre forme de cohérence. Avec "Les Cités obscures", nous avons aujourd’hui le sentiment de bénéficier de tous les avantages de la série (le premier étant de pouvoir approfondir un univers) sans subir ses inconvénients (le moindre n’étant pas d’avoir l’impression de refaire plusieurs fois le même livre).

Extrait de Love Hotel, dessin de Boilet


Oui, cette expérience m’a donné le goût des projets individualisés. Avec Goffin, Plagiat !, avec Anne Baltus Dolorès (deux albums que j’ai co-scénarisés avec François) étaient conçus comme des récits autonomes, bouclés, auto-suffisants : ici non plus, le personnage principal n’aurait pu resservir. Et quand j’ai tenté, seul cette fois, une autre expérience avec ces deux dessinateurs, je suis parti dans une direction assez différente, conçue en fonction de leurs propres envies, de leurs particularités graphiques. Peut-être d’ailleurs le long délai nécessaire à la réalisation de ces albums contribuait-il à me dissuader d’envisager une suite...

Avec Frédéric Boilet, les choses ont obéi à une logique très différente. Car au fond, Love Hotel et Tokyo est mon jardin pourraient fort bien constituer les deux premiers volets d’une série. On y retrouve le même personnage, dans une situation assez comparable. Un troisième volume, avec le même David Martin, ne serait pas inconcevable : il pourrait d’ailleurs se situer avant on après les deux volumes déjà réalisés. Ici, c’est donc avant tout le dispositif formel de présentation qui minimise l’effet de série. Les deux livres peuvent parfaitement se lire indépendamment l’un de l’autre, même si de nombreux détails les relient l’un à l’autre. Mais nous n’avons jamais imaginé d’indiquer sur la couverture "les aventures de David Martin au Japon", ou même quelque surtitre un peu moins stupide. Cette réticence est sans doute liée au côté romanesque que nous voulions mettre en valeur. Ainsi qu’à une gêne un peu plus théorique vis-à-vis de l’idée de série : la chose était devenue au fil des ans tellement dominante qu’elle nous apparaissait comme presque insupportable.

Est-ce parce que vous venez de la création purement littéraire que vous avez adopté cette position singulière pour un scénariste, ou constitue-t-elle une réponse à l’analyse que vous avez faite du champ de la BD ?

Peut-être mes petites expériences littéraires ont-elles joué un rôle. Ce qui est sûr, c’est que je ne suis jamais parvenu à me considérer comme un scénariste, au sens professionnel du terme. J’ai toujours fait d’autres choses, à côté de mes albums de bande dessinée : des monographies, des essais, des récits photographiques dont j’étais coréalisateur, des courts métrages et des documentaires dont j’étais parfois le seul responsable ; je me lance aujourd’hui dans la réalisation de mon premier long métrage. C’est sans doute que quelque chose dans la position de scénariste ne me convient pas : je suis toujours un peu plus et un peu moins. Un peu plus parce que, comme j’ai tenté de l’expliquer dans Case, planche, récit, je veux m’aventurer le plus loin possible dans la conception visuelle : la spécificité du langage BD m’obsède au moins autant que la cohérence narrative. Un peu moins car j’associe presque toujours le dessinateur au développement du thème et du récit : j’écris pour lui et avec lui.

Extrait des Murailles de Samaris, dessin de Schuiten


Pour être tout à fait franc, je dois avouer que j’éprouve une sorte de méfiance vis-à-vis des scénaristes de BD. Non contre tel ou tel en particulier (encore qu’il y ait des gâcheurs de métier), mais contre le fonctionnement de la plupart des tandems. Je m’en rends compte de plus en plus, les auteurs qui m’intéressent sont presque tous des auteurs « complets », de ceux qui ont fait corps avec le média bande dessinée. Töpffer, McCay, Herriman, Hergé, Jacobs, Fred, Moebius, Spiegelman : la liste pourrait être beaucoup plus longue. Aujourd’hui encore, les quelques albums qui me passionnent vraiment émanent pour la plupart d’auteurs uniques. Chris Ware, Seth, Baudoin, Trondheim, David B et quelques autres conçoivent leurs livres comme des totalités organiques. Le dessin, le récit, l’usage du média, la conception même de l’objet, tout participe du même mouvement.

Je m’en voudrais d’introduire une confusion, et de faire croire que c’est l’idée de collaboration qui me gêne. Au contraire, c’est un phénomène qui me passionne, et vis-à-vis duquel je n’ai pas la moindre réticence. Non, ce qui me gêne, c’est plutôt le scénariste « professionnel ». Car quand Dupuy et Berberian, ou Sfar et Guibert, réalisent un album ensemble, mon adhésion est sans réserve. Mais le scénariste « professionnel », surtout quand il est prolifique (et les deux choses vont souvent de pair), m’apparaît souvent comme une sorte de dompteur, ou de (re)dresseur, pour ne pas dire de rabat-joie. Je me souviens de ce mot terrible de Jean-Michel Charlier : « Un dessinateur qui dessine sa propre histoire aura toujours tendance à s’attarder complaisamment sur les scènes qu’il aime dessiner et à escamoter celles sur lesquelles il se sent moins à l’aise. Jijé, par exemple, adorait dessiner les chevaux : lorsqu’il tombait sur une scène de chevaux, il en aurait fait dix pages... » Et alors, la belle affaire ! N’étaient-ce pas ces pages-là, souvent, qui donnaient le plus de plaisir au lecteur ? N’est-ce pas de celles-là qu’on se souvient parfois des années plus tard ?

À la liberté vagabonde du dessinateur-scénariste, toujours prêt à se laisser entraîner par les « accidents du crayon » et de la plume, les joies de l’invention à mesure (parfaitement décrites par Thierry Smolderen à propos des Cigares du pharaon et de Major fatal), le scénariste voudrait opposer rigueur et efficacité. La plupart du temps, il préfère un usage plus transparent du média bande dessinée, afin que son récit puisse se développer sans obstacle.
Le retour de plus en plus marqué de la "bédé" vers les formules éprouvées (les reprises de personnages, l’allégeance vis-à-vis des genres traditionnels, l’acceptation presque unanime du principe de la série et du cadre du 48 pages couleur) m’apparaît comme le résultat d’une alliance objective entre les éditeurs et les scénaristes. Après l’expérimentation formelle des années 68-85, c’est comme un retour de bâton, une reprise de pouvoir des scénaristes « gardes fous » contre les extravagances des dessinateurs. L’amateur achète aujourd’hui « le nouveau Van Hamme », alors qu’il se précipitait naguère sur le nouveau Moebius ou le nouveau Mattotti. Le scénariste est devenu la valeur sûre du métier ; au dessinateur de se plier.

Certes, n’est pas Hergé ou Töpffer qui veut, et nombre d’auteurs se croyaient « complets » alors qu’ils étaient au mieux manchots. Il est parfaitement compréhensible que les lecteurs aiment les récits bien construits, aux rebondissements incessants. Mais je crains que cette domination des scénaristes ne soit à terme préjudiciable pour le média, et ne précipite son retour dans le giron d’une paralittérature techniquement réussie mais presque dénuée d’ambition.

Le scénariste est souvent un homme pressé, dont le regard se porte loin vers l’avant : les suites et les séries connexes lui sont assez naturelles ; elles obéissent à une logique qui, dans le meilleur des cas, le rapproche d’Alexandre Dumas. Le dessinateur, rivé à sa planche à dessin, se bat avec chacune de ses cases au point parfois de s’y noyer. On se souvient des longues « pannes » d’Hergé, de Jacobs et Franquin. Pour qu’il ne s’ennuie pas, il importe donc que chaque page, ou au moins chaque album représente un vrai pari. Autrement, le dessin devient routinier, et cela se remarque vite.

Extrait de Brüssel, dessin de Schuiten


Il n’y a bien sûr pas de fatalité. Il suffit de se souvenir entre autres du prodigieux travail accompli par Alan Moore avec Watchmen pour se rendre compte qu’un scénariste, même en travaillant dans le cadre hypercodé des récits de superhéros, peut s’engager très loin dans la voie de la spécificité. Il n’empêche : ma gêne est là, persistante, et je suis assez consterné lorsque j’entends que tel ou tel dessinateur de premier ordre envisage de rentrer dans le rang, en reprenant des héros d’autrefois ou en se lançant dans une interminable saga.

Reconnaissez-vous, malgré tout, quelques vertus au principe de la série ?

Naturellement. Il me serait difficile d’admirer autant Hergé si je rejettais en bloc l’idée de série. Mais je crois qu’il faut distinguer entre ces séries « ouvertes » que furent hier Tintin, Spirou ou Blake et Mortimer, que sont aujourd’hui Adèle Blanc-Sec, Valérian ou Les Cités obscures, et ces séries « fermées » dont les exemples récents sont trop nombreux pour qu’il soit nécessaire de les citer. J’appelle séries fermées ces albums où le même récit se continue à travers 5, 6 ou 7 albums, parfois plus quand le succès est au rendez-vous.

Dans une série ouverte, l’auteur peut évoluer en même temps que ses personnages. Chaque album propose un récit autonome, et potentiellement un nouvel enjeu graphique et narratif. Qui aurait pu imaginer que l’auteur de Tintin au pays des soviets serait un jour celui des Bijoux de la Castafiore ? Presque tout a changé en l’espace de ces 35 ans, le graphisme d’Hergé et sa manière de raconter, le personnage principal et ceux qui gravitent autour de lui. À travers une série comme Tintin, le dessinateur est parvenu à tenir la chronique de son évolution personnelle. Même sa psychanalyse a pu y entrer ; il s’agit presque d’une autobiographie.

Dans une série fermée, au contraire, l’essentiel est fixé d’entrée de jeu. Le héros naît entouré d’une série de comparses bien définis, dans un univers précisément constitué. Les enjeux graphiques et narratifs sont posés d’emblée ; si la formule a du succès, l’important est de n’en plus changer. Quant au lecteur, il est presque tenu de faire crédit : si la fin d’un album lui paraît bizarre, ou franchement décevante, on lui dit d’attendre le volume suivant, ou celui d’encore après, pour se faire une juste idée. C’est une assurance tous risques, dont le lecteur doit payer annuellement la prime, et dont la « franchise » dépasse parfois les bornes.

Quelles sont, à vos yeux, les autres contraintes qui semblent vouer la bande dessinée à n’être qu’une « littérature » populaire, une littérature de genre ? La responsabilité en incombe-t-elle aux auteurs, aux éditeurs, au public ?

À tous à la fois, je le crains. L’ambition a décru, bon nombres d’auteurs se sont rangés, bien des libraires sont devenus des marchands de produits dérivés. Quant aux éditeurs, fort peu s’intéressent réellement au contenu des livres : la plupart lisent les relevés de ventes plus attentivement que les albums. De façon générale, l’idée de série s’est imposée à tel point que le one-shot (formule hideuse) apparaît presque comme une aberration, ou à tout le moins une incongruité à ne pas renouveler trop souvent. Le choix ne se fait plus qu’entre mini-série et maxi-série, heroïc fantasy et fantastique, sequel ou jeunesse d’un héros. L’essentiel, pour presque tout le monde, semble être de s’inscrire dans le quantitatif : il faut produire à un rythme assez soutenu pour avoir un casier à son nom, ou mieux à celui de son héros, chez les principaux libraires. La disparition - prévisible et inévitable - d’(À Suivre) a de ce point de vue valeur de symptôme. Avec ce mensuel, c’est aussi le seul espace de publication à privilégier les récits unitaires qui s’est éteint.
Bien sûr, je caricature. Car si la standardisation domine plus que jamais la production courante, les exceptions passionnantes se sont multipliées. Il est inutile de revenir dans 9e Art sur la vitalité de publications comme celles de l’Association ou des autres labels indépendants : c’est là, depuis dix ans, que l’essentiel de la bande dessinée s’invente. Mais cette coupure instituée entre une « marge », fût-elle assez luxueuse, et une « norme », même si elle continue à réserver de bonnes surprises, m’apparaît comme un phénomène regrettable, Il y a de plus en plus deux familles d’auteurs et de lecteurs, qui communiquent assez difficilement. Je ne crois pas que la bande dessinée ait grand chose à gagner à cette séparation.

Cet article est paru dans le numéro 4 de 9e Art en janvier 1999.

les livres de Benoît Peeters.