Consulter Neuvième Art la revue

entretien : krazy kat aux mains des rêveurs

Thierry Groensteen

[Avril 2014]

Entretien avec Nicolas Lebedel et Marc Voline, respectivement éditeur et traducteur des volumes de Krazy Kat publiés aux éditions Les Rêveurs.

Neuvième Art : Le Comics Journal avait désigné Krazy Kat comme « meilleure bande dessinée du XXe siècle ». Comment valideriez-vous cette affirmation ?

Nicolas Lebedel : Ce genre de palmarès est nécessairement très subjectif et, dans le cas d’espèce, il reflète un point de vue américain.

Marc Voline : Je ne sais pas si Krazy Kat est la meilleure bande dessinée de tous les temps, mais elle est évidemment dans le peloton de tête. Comme Shakespeare, le grand modèle d’Herriman, qu’il cite d’abondance, Krazy Kat est particulièrement riche en niveaux de signification. C’est une machine à fiction inépuisable, et c’est ce qui en fait une très grande bande dessinée. Tous les publics peuvent s’y intéresser, et l’on n’a pas fini d’en épuiser le sens… Bon, évidemment, certains n’y entrent pas. Gilbert Shelton, par exemple, m’a avoué qu’il n’a jamais rien pigé à Krazy Kat !

À titre personnel, quand avez-vous commencé à la fréquenter ?

Nicolas Lebedel : Pour ma part, j’ai découvert Krazy Kat en 1990, avec un volume édité par Futuropolis, celui en couleur qui reprenait les années 1935-36. Et je l’ai redécouvert quinze ans plus tard grâce aux volumes édités par Eclipse.


Marc Voline : Pour moi, c’était en 1965 dans le journal Spirou, dans la rubrique de Morris et Vankeer sur les classiques du « neuvième art ». L’article était intéressant, même s’il se focalisait surtout sur la personnalité d’Herriman, en reprenant des éléments assez farfelus de sa légende ; la BD elle-même était montée dans le mauvais sens. Néanmoins, j’avais eu l’attention attirée. Quelques années plus tard, en 1970, je dois à Pierre Sias, de la librairie Actualités, rue Dauphine – qui fut un grand libraire – d’avoir eu entre les mains le Krazy Kat des éditions Grosset & Dunlap, et là ça a été une fascination instantanée. À peu près à la même époque, Charlie mensuel a commencé à publier Krazy, et je n’ai plus cessé de dévorer cette œuvre depuis, en me procurant tout ce que je pouvais trouver comme éditions, notamment celles de la Real Free Press, en Hollande, avec les couvertures de Swarte. En première année de fac, j’avais eu un projet de revue de BD qui n’a pas vu le jour, mais j’étais entré en contact avec Opera Mundi pour acheter du Krazy Kat. Il y a eu aussi la brève expérience de l’hebdomadaire Strip, pour lequel j’avais traduit quelques bandes. Donc, on peut dire que c’est vraiment une vieille histoire !

Qu’est-ce qui vous a d’emblée fasciné dans Krazy Kat, avant que vous ne découvriez cette épaisseur du sens dont vous avez parlé ?

Marc Voline : Ça a d’abord été une fascination visuelle… Il y avait cet univers déroutant, et puis la personnalité de Krazy même, si candide ou faussement candide…

On peut parler d’un attachement sentimental envers le personnage ?

Marc Voline : Oui, absolument, et même d’une certaine part d’identification… (rires)

Comment le projet d’édition aux Rêveurs a-t-il pris naissance ?

Nicolas Lebedel : C’est moi qui en ai eu l’idée. J’étais tombé sur les éditions de Fantagraphics dans un comics shop, aux États-Unis, ça devait être en 2004, et l’année suivante j’en ai parlé à Manu Larcenet, avec lequel j’avais fondé Les Rêveurs. (Nous nous connaissons depuis le lycée. Son frère était dans ma classe.) Je trouvais incroyable qu’aucun grand éditeur français ne se soit approprié le projet de traduire cette intégrale des planches du dimanche. On a encore laissé passer deux ou trois ans et, voyant que décidément rien ne se passait, on s’est dit qu’il fallait qu’on le fasse nous-mêmes. Je suis donc entré en contact avec Kim Thompson, chez Fantagraphics, et nous avons signé le contrat de cession des droits en 2008 ou 2009… Ce qu’il faut expliquer, c’est que Fantagraphics avait commencé son intégrale en 1925, pour ne pas doublonner les volumes déjà parus chez Eclipse, qui couvraient, eux, la période 1916-1924. Ce n’est que récemment qu’ils ont décidé de ressortir ces années-là aussi.

Je crois savoir que Cornélius avait envisagé de faire affaire avec Fantagraphics…

Nicolas Lebedel : Oui, c’est vrai, mais Jean-Louis Gauthey [éditeur de Cornélius] avait finalement renoncé. Pour nous, le projet de publier Krazy Kat en français était subordonné au fait de trouver la bonne personne pour assurer la traduction. C’était la clé de toute l’entreprise ! Manu a donc fait savoir sur son blog que nous cherchions un traducteur et c’est Jean-Louis qui s’est manifesté alors pour nous donner le nom et le contact de Marc. Lequel m’apprendra plus tard que Cornélius avait été tenté de le faire, mais avait reculé en jugeant la qualité de certains des documents trop médiocre.

Il est exact que dans le volume 2, la qualité de reproduction de certaines planches laisse à désirer…

Nicolas Lebedel : Je dois en convenir, malheureusement. Nous travaillons à partir des fichiers que nous fournit Fantagraphics, et eux-mêmes ont reproduit la plupart des pages, non à partir des originaux, mais en repartant de pages imprimées tirées des journaux d’époque. Ces pages ont été, pour l’essentiel, sauvées de la destruction par Bill Blackbeard et proviennent de sa fabuleuse collection, aujourd’hui déposée au Billy Ireland Cartoon Library and Museum, dans l’Ohio. Mais certaines pages étaient mal imprimées, sur un papier de mauvaise qualité, et l’état du support est aujourd’hui assez désastreux. À mesure que Fantagraphics retrouve de meilleurs documents source – grâce à des collectionneurs qui se manifestent –, ils remplacent ceux qui étaient défaillants dans leurs fichiers, de sorte que notre édition est déjà meilleure que la leur pour certaines pages.

J’ai noté qu’Art Spiegelman était remercié dans votre édition. Quel rôle a-t-il joué ?

Marc Voline : Quand nous avions envisagé ce projet avec Jean-Louis chez Cornélius, nous nous étions heurtés au problème de l’utilisation du nom de Krazy Kat. En effet, si l’œuvre elle-même est à présent, en totalité, libre de droits, puisqu’elle est tombée dans le domaine public, le titre, « Krazy Kat », est en revanche une marque déposée, appartenant au King Features Syndicate, une branche de Hearst Holdings, Inc. Fantagraphics a changé le titre en Krazy & Ignatz pour ne pas avoir à payer de droits ; les éditeurs italiens et espagnols ont fait de même (le titre était déjà Krazy + Ignatz chez Eclipse Books).

Nicolas Lebedel : Kim Thompson nous a expliqué que c’eût été absurde pour eux de payer des droits, alors que les noms de Krazy et Ignatz sont suffisamment connus de tout le public américain. Mais en France Krazy Kat est beaucoup moins connu, et auprès de ceux qui la connaissent, l’œuvre a la réputation d’être élitiste. On ne pouvait pas l’appeler Krazy & Ignatz, ça n’aurait rien dit à personne. Nous devions donc nous rapprocher du King Features Syndicate pour acheter le droit de licence de la marque Krazy Kat, nous donnant le droit de l’exploiter.

Marc Voline : Je connaissais Spiegelman, et je me suis dit que par son intermédiaire on pourrait peut-être obtenir les droits sans se faire assassiner financièrement. Il a bien voulu me donner le contact du chef éditorial de la BD au King Features, que je pouvais joindre de sa part. Mais là-dessus Cornélius a renoncé au projet, et du temps a passé. Quand on a voulu reprendre contact, cette fois au nom des Rêveurs, la personne en question était décédée entre-temps.

Nicolas Lebedel : J’ai dû expliquer qui étaient les Rêveurs : une petite structure associative, où personne n’est payé en dehors des auteurs. Ainsi, moi, je travaille aujourd’hui pour Iznéo, et je fais mon boulot d’éditeur la nuit, de façon totalement bénévole. Bref, c’est finalement avec l’agence française représentant le King Features que nous avons pu conclure un deal plutôt sympa. Toutefois, les licences étant limitées à quelques années seulement, nous sommes déjà en renégociation pour la suite.

Les volumes de Fantagraphics regroupent chacun deux années, les vôtres sont plus de deux fois plus gros. Pourquoi ?

Nicolas Lebedel : Je pensais qu’il aurait été compliqué de proposer en librairie, aujourd’hui, dix volumes. Nous avons donc redécoupé les périodes 1925-44 en quatre volumes, avec l’idée de faire de chacun un « beau livre ».

On peut penser qu’il n’est pas évident de lire, à la suite, deux cents et quelque pages de Krazy Kat, sans risquer d’éprouver un sentiment de saturation. N’est-ce pas typiquement une bande dessinée à déguster par petites doses ?

Nicolas Lebedel : Je suis d’accord avec ça, mais le lecteur est libre d’utiliser le livre comme il l’entend, de le laisser en évidence sur sa table de salon et d’en lire quelques pages à la fois, chaque fois que l’envie l’en prend.

Le fait de commencer par les années 1925 à 29 présentait un inconvénient : c’est la période où Herriman se voit imposer un système de mise en page contraignant, de sorte que, sous cet aspect, il fait preuve de beaucoup moins d’inventivité qu’à d’autres périodes…

Nicolas Lebedel : C’est vrai. Mais on n’avait pas le choix.

La plupart des éditions de Krazy Kat réalisées à ce jour, aussi bien en anglais qu’en français, ont repris principalement ou exclusivement les Sundays [1]. L’accès aux bandes quotidiennes est beaucoup plus difficile et je me suis toujours demandé si la perception que nous avons de cette œuvre serait très différente à partir du moment où nous pourrions la relire dans sa continuité, dailies et Sundays…

Marc Voline : Les premiers dailies sont évidemment assez différents de ce qu’Herriman fera par la suite. Le personnage de Pupp met un certain temps avant d’arriver, il n’est pas encore question de la prison, etc. Les relations entre Krazy et Ignatz s’apparentent beaucoup à des joutes verbales. À partir du moment où Herriman obtient une page du dimanche, en 1916, la série va peu à peu de rapprocher de son visage définitif. Dans les années vingt, il n’y a pas de très grande différence entre ce qu’il fait les jours de semaine et ce qu’il fait le dimanche, à ceci près qu’en semaine il joue volontiers des ressources du feuilleton. On ne perd pas énormément à ne pas lire les dailies, même s’il y a de temps en temps des effets de contrepoint entre eux et les Sundays
Si on publiait un jour les dailies, on pourrait aller encore plus loin et reprendre les pages des comics qui paraissaient en semaine dans leur intégralité. Cela permettrait de remettre Krazy Kat dans son contexte et d’apprécier les clins d’œil qui s’échangeaient entre Herriman, Tad Dorgan et ses autres collègues cartoonists

Rééditer Krazy Kat n’est pas une petite affaire ! L’ampleur et la difficulté d’un tel projet éditorial auraient pu effrayer une petite structure comme les Rêveurs…

Nicolas Lebedel : Nous n’avons pas hésité. Notre ambition, c’était de remettre Herriman dans la rue, de le remontrer à une nouvelle génération de lecteurs. Le gars ou la fille qui a dix-huit ans aujourd’hui n’avait pas accès à Krazy Kat, sauf à le lire en version originale ! Or il s’agit d’une œuvre intemporelle…

Intemporelle, oui. Pourtant, Marc Voline, dans l’introduction que vous avez rédigée, vous vous êtes efforcé de la recontextualiser, de la réinscrire dans son époque. N’est-ce pas un paradoxe ?

Marc Voline : En fait, j’ai voulu essayer de faire comprendre ce qui avait pu fasciner les gens, à l’époque, dans cette histoire de chat bizarroïde amoureux d’une souris qui lui lance des briques à la tête.

Autant qu’on sache, Krazy Kat n’a jamais vraiment fasciné les foules, seulement une petite élite…

Marc Voline : Je suis en relation régulière avec Michaël Tisserand, qui publiera bientôt une grande biographie d’Herriman, et je pense qu’il faut être plus nuancé sur ce point. William Randolph Hearst avait beau être personnellement très fan de Krazy Kat, il n’aurait jamais donné à la série une page du dimanche si les strips quotidiens n’avaient pas déjà recueilli un beau succès. La désaffection du public s’est produite plus tard, et le phénomène a été dramatique. À la toute fin, il n’y avait plus qu’un seul quotidien, le New York Journal, vaisseau amiral de Hearst, qui continuait de passer les pages du dimanche. (Ils étaient encore une trentaine à publier les dailies.) Herriman en concevait une grande amertume. J’ai retrouvé une lettre adressée à un ami journaliste, dans laquelle il écrit : « Finalement, dans le lac de la bande dessinée, j’aurai à peine fait quelques vaguelettes… »


Pour revenir à la question de la recontextualisation, elle était nécessaire dans la mesure où Krazy parle beaucoup par citations : telle phrase vient de la Bible, telle autre de Shakespeare ou d’une chanson. Pour les chansons, c’étaient généralement des tubes de l’époque que citait Herriman. Les lecteurs percevaient tout de suite l’allusion, mais pour ceux d’aujourd’hui on est obligé de l’expliquer. J’ai chaque fois mis en note le texte intégral et la traduction [2].

D’où provenait la familiarité d’Herriman avec Shakespeare ?

Marc Voline : Ça faisait certainement partie de l’enseignement de base qu’il avait reçu au collège. Et puis, à l’époque, Shakespeare faisait encore partie de la culture populaire. Hamlet, Macbeth ou Roméo et Juliette faisaient partie du répertoire de toutes les troupes ambulantes qui sillonnaient les États-Unis…

La biographie de Tisserand à paraître apportera-t-elle des éclairages nouveaux sur la personnalité d’Herriman ?

Marc Voline : Oui, je pense. Il vit lui-même à la Nouvelle-Orléans, lieu de naissance d’Herriman. Il a eu accès aux archives familiales et été en contact direct avec la petite-fille, toujours en vie.

Les Rêveurs traduiront-ils ce livre le moment venu ?

Nicolas Lebedel : Oui, j’aimerais beaucoup. Ce serait formidable de republier Krazy Kat jusqu’en 1944 et de proposer ensuite la biographie de l’auteur.

En dehors de votre texte, Marc, l’appareil critique qui figure dans l’édition des Rêveurs consiste en la reprise des textes de l’édition Fantagraphics. Vous n’avez pas eu envie de solliciter d’autres signatures pour obtenir des aperçus originaux ?

Nicolas Lebedel : On aurait pu, mais les textes que nous avons repris sont vraiment importants et il eût été dommage de s’en priver. Les textes de Blackbeard sont exceptionnels…

Vous êtes satisfait des ventes des deux premiers volumes ?

Nicolas Lebedel : Absolument. Le premier tirage était de 2500 exemplaires. Pour le premier volume, dont nous avons dû faire un retirage, nous avons dépassé les 3000 exemplaires vendus. Le deuxième est, logiquement, un peu en dessous. Par ailleurs, nous n’avons jamais eu autant de presse sur un livre publié aux Rêveurs. Et nous avons obtenu le « Fauve » du Patrimoine à Angoulême en 2013.

Vous avez dû bénéficier d’une aide significative du Centre National du Livre…

Nicolas Lebedel : Oui, on a obtenu une très belle aide du CNL, qui intervient à la fois sur les frais de fabrication et sur les frais de traduction. Heureusement que nous avons la chance inouïe, en France, de bénéficier de ces mécanismes. C’est grâce aux subventions que nous pouvons proposer les ouvrages au prix de 35 euros…

Revenons à la traduction. Vous avez demandé à Marc Voline de faire un essai ? Était-il en concurrence avec d’autres traducteurs ?

Nicolas Lebedel : Oui, on lui a demandé de traduire huit planches à titre d’essai, et d’autres personnes ont fait la même chose. Le choix de Marc a été une évidence : il était le meilleur, sans aucun doute. Plus que d’une traduction, il s’agit véritablement d’une réécriture…

Marc, vous avez traduit dans le passé Andy Capp et des auteurs tels que Harvey Kurtzman ou les frères Hernandez (pour me limiter au domaine anglophone, puisque vous traduisez également de l’italien)... Pour vous, traduire Krazy Kat est un travail très différent ?

Marc Voline : Ça n’a rien à voir. Je ne fais plus que cela depuis trois ou quatre ans, mon immersion dans Krazy Kat est totale. Il y a des pages qui demandent une recherche considérable. Certaines significations se sont perdues et il m’arrive de poser des questions à mes correspondants américains, auxquelles ils sont incapables de répondre. Mon histoire personnelle a permis que je m’investisse autant, à fonds perdus. J’ai revendu mon appartement à Paris et j’avais donc de l’argent de côté me permettant de travailler pendant quelques années sans souci immédiat de rentabilité.

Mais comment savez-vous qu’en tel endroit du texte il y a forcément quelque chose de plus à comprendre, une référence à retrouver… ? Quelquefois, une incongruité du texte peut être simplement mise au compte du nonsense…

Marc Voline : J’ai développé une sorte de sixième sens, de flair qui me permet de sentir quand une phrase dissimule une citation. Mais parfois, en effet, il n’y a rien à comprendre, on est devant un effet de langue qui est comme un riff de jazz… Et puis il y a le travail de recontextualisation dont nous avons déjà parlé. Par exemple, dans le volume 3, intervient un nouveau personnage dont il m’a tout d’abord fallu déterminer qu’il s’agissait d’un veau (le texte le désigne comme « doggy »). Il se plaint du percepteur, et j’ai découvert que ces planches correspondent au moment où Hearst menait campagne contre les impôts nouveaux qui venaient d’être levés. Donc Herriman épousait, en la circonstance, la cause de son patron…

Les origines raciales d’Herriman constituent-elles un paramètre important à vos yeux ?

Marc Voline : Sans aucun doute. On sait depuis les années 70, depuis la découverte du certificat de naissance d’Herriman sur lequel figure la mention « colored », que la question raciale est au centre de l’œuvre. Ce n’est pas un hasard si Krazy est un chat noir. On peut comprendre beaucoup de choses sur Herriman en lisant son œuvre à travers ce prisme. Son intérêt pour la culture indienne, aussi, leur art (les fameux zigzags empruntés aux tapis navajos), leur philosophie de la nature. J’ai découvert qu’il existait une tradition particulière à la Nouvelle-Orléans : au moment du carnaval, les noirs s’y déguisaient en indiens ! C’était une manière d’échapper à la dualité blancs-noirs. De leur côté, les indiens ont secouru énormément d’esclaves noirs en fuite.

Au-delà des références et des citations, il y a le langage si particulier de Krazy Kat. Comment le caractériseriez-vous ?

Marc Voline : Comme on le sait, c’est un mélange unique de français, d’espagnol, de yiddish, d’anglais shakespearien, dickensien ou dialectal. Sans parler des idiotismes, par exemple le fait que Krazy utilise le pluriel « Mice » à la place du singulier « Mouse ». La mise au point de ce sabir particulier prend quelques années, et il est amusant de constater que, quelquefois, Herriman oublie de faire parler son personnage « en Krazy ». Mais la langue varie selon les personnages. Au fil des années, Sergent Pupp adopte un langage de plus en plus fleuri, comme s’il avait des aspirations littéraires. Le narrateur, lui, affectionne tout particulièrement les allitérations – qui étaient, à l’époque, perçues comme une ressource traditionnelle du comique, au théâtre. Quant à Krazy, dans les dernières années il parle de plus en plus en phonétique.

Outre le problème de la traduction se posait aussi celui du lettrage…

Nicolas Lebedel : Oui. Il était primordial de reproduire le lettrage d’Herriman. Nous avons recréé une « typo Herriman », en récupérant même les points et les moindres petits éléments dessinés qui apparaissent dans les phylactères, pour s’approcher au maximum de l’original.

Marc, y a-t-il une autre série de bande dessinée que vous rêveriez de pouvoir traduire ?

Marc Voline : Oui, les Katzenjammer Kids de Rudolph Dirks, connus en France sous le nom de Pim Pam Poum. C’est une autre de mes fascinations d’enfance…

Propos recueillis à Paris par Thierry Groensteen le 8 mars 2014.

[1] On trouvait des dailies de 1937-38 dans l’album Futuropolis de 1981 (“Copyright” bande jaune) et de 1921 dans l’album Futuropolis de 1985 (“Copyright” bande rouge).

[2] Écrite en 1838 par un poète et professeur écossais évangéliste, « There is a happy land far far away », la chanson préférée de Krazy, a fait le tour du monde, jusqu’à devenir un hymne rasta !