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quand le chat est fol, la souris lance

Sébastien Charbonnier

[Avril 2014]

Comme on le sait, dans cette œuvre qui s’étend sur plus de trente ans (cela fait quelque 1500 planches dominicales et plus de 8000 strips quotidiens), il se passe à peu près toujours la même chose – déclinée à l’infini. Ignatz Mouse, la souris qui déteste Krazy Kat, lance une brique sur la tête de Krazy Kat ; Krazy Kat se réjouit du geste d’Ignatz, interprété comme un acte d’amour – malgré les intentions méchantes d’Ignatz ; le chien policier, sergent Pupp, désireux de protéger Krazy Kat, attrape la souris pour la mettre en prison.

différence et répétition : les joies de la connivence acquise

Le philosophe Gilles Deleuze, auteur de Différence et répétition, eût adoré ce chef-d’œuvre : plus l’histoire se répète, plus elle diffère. Mais alors qu’un album comme Salut Deleuze !, appliquant ces analyses philosophiques à la structure du récit, est une œuvre expérimentale quelque peu ésotérique [1] , l’œuvre d’Herriman fait sentir très concrètement l’effet de la répétition. De même que les aèdes modifiaient les mythes chaque fois qu’ils les répétaient, à cause des déformations de la mémoire et des inspirations du moment (puisqu’il n’y avait pas de livres où l’histoire était inscrite « une fois pour toutes »), on pourrait dire que Krazy Kat est un mythe qu’Herriman nous a raconté et re-raconté chaque fois singulièrement.
Les variations perpétuelles qui en découlent permettent au strip de donner à voir l’essence du genre : jamais les joies n’ont été plus événementielles (brièveté du strip lui-même) en même temps que riches d’un passé (le souvenir confus de tous les strips antérieurs). Dans Krazy Kat plus qu’ailleurs, la jubilation d’un strip repose essentiellement sur les lectures précédentes, sur la familiarité avec cette trame déjà expérimentée sous mille perspectives.
Thierry Groensteen formula une remarque similaire à propos de Peanuts – en notant justement qu’Herriman avait été le pionnier de cette construction par variation, entraînant une affinité réciproque avec le lecteur : « la familiarité est, ici, l’une des conditions de plaisir », plaisir « qui n’est possible qu’en raison de la plus-value introduite par les lecteurs eux-mêmes, forts de la compétence acquise [2] ». Les amours longues permettent des joies que les aventures passagères ne connaîtront jamais. Herriman en a fait un principe, pour le bonheur de son lecteur, grâce à un strip long de trente ans.
Les habitudes ne sont pas que mornes routines, mais aussi un bagage virtuel d’expériences partagées qui gonfle le sens de chaque nouvel événement. De ce point de vue, un strip fonctionne comme l’instant paroxystique d’une mélodie : sa beauté provient de ce qu’il est riche virtuellement de tous les instants précédents de l’œuvre. Mais à la différence de l’art musical, les strips peuvent fonctionner comme un orgasme à répétition : on peut jouir à chaque strip et pas seulement à quelques moments de la mélodie.
Ainsi, bien que d’essence fragmentaire (on pourrait penser au haïku japonais), le strip ne se résume pas à un isolat : il y a une spécificité propre à cet art grâce à la connivence construite. C’est ce qui rend précieuses les rééditions : elles nous permettent cette familiarité, essentielle à un certain niveau de lecture. Je ne dis pas qu’il s’agit d’un plus « haut » niveau, mais cet accès à l’ampleur de l’œuvre permet une lecture neuve de bandes dessinées dont la force repose aussi sur ce temps long qui creuse l’intensité de la jouissance réceptrice et met en relief les singularités sur fond de petites différences.

un réalisme pur : de quoi la bande dessinée est-elle capable ?

Ce fond stable de la trame narrative est aussi l’occasion d’une plus grande attention du lecteur aux détails. De fait, je soutiendrais volontiers, de manière contre-intuitive, que Krazy Kat appartient au genre du réalisme pur, auquel seule la bande dessinée peut prétendre. Je m’explique.
Les changements de décor permanents, dont est coutumier Herriman, nous préviennent d’une habitude métaphysique fausse : croire que les choses demeurent les mêmes. Au contraire, tout s’écoule et rien ne reste identique à soi, disait le vieux philosophe Héraclite. Voilà une vérité fondamentale du réel que la narration séquentielle peut parfaitement assumer et dont Herriman se délecte même : les arbres de Coconino sont un exemple à part entière de ce singularisme pur – pas deux arbres identiques à eux-mêmes dans la contrée.
Herriman se situe en deçà de toute logique, il est au niveau du percept pur ; or les percepts sont, ils existent, ils ne sont ni vrais ni faux. Les percepts sont les « premières prémisses de tous nos raisonnements et il est impossible de les remettre en cause [3]. » Dire que les objets dans Krazy Kat suivent une logique absurde est un raisonnement de cuistre qui reproche au réel de ne pas s’inscrire dans la même stabilité que le langage. C’est poser le problème à l’envers. Le grand philosophe américain Peirce y insiste avec virulence : « Ce sont les qualités sensorielles dont les physiciens disent qu’elles sont de simples illusions, parce qu’il n’y a aucune place pour elles dans leurs théories. “Si les faits ne s’accordent pas avec la Théorie, tant pis pour eux, ce sont de mauvais faits”, déclarent-ils. Cela me paraît puéril. […] La réprobation est une imbécillité. »
De même, l’univers perpétuellement changeant créé par Herriman court-circuite notre propension à juger et nous force à accepter la réalité d’une expérience vécue. Ce n’est ni faux, ni illusion, ni fantastique : cela est – tout simplement. Les mises en abîme dont Herriman est également coutumier vont dans ce sens : la fiction est réelle en tant que fiction, la joie du lecteur est aussi bien réelle, l’amusement que je ressens existe bel et bien.

Avant que de juger, il faut vivre et ressentir. Krazy Kat permet d’expérimenter ce qu’est un fait pur : le « c’est ainsi ». Ce n’est certainement pas du surréalisme, c’est un réalisme pur ! Seule la bande dessinée peut faire cela, d’abord parce que le dessinateur lui-même est embarqué : chaque fois qu’Herriman redessine une brique, elle n’est plus la même parce que son geste est différent. Quitte à devoir refaire à chaque case, Herriman s’est libéré de vouloir coller à nos illusions, il a refusé de redessiner le « même » objet sous prétexte que dix secondes « seulement » séparent les deux cases. Son œuvre nous ramène en deçà de nos catégories qui jugent et classent, elle nous fait vivre l’expérience pure. On assiste à un renversement des classifications du sens commun : c’est le réalisme « spontané » qui est une certaine métaphysique – celle induite par les mots, qui figent. Le réalisme romanesque du XIXe siècle nous parle d’un monde commun, trop commun : on s’y repère aisément. Par contraste, la fidélité à ce que nous percevons vraiment peut paraître nous mener vers des mondes étranges, habitués que nous sommes à nos paresseuses catégorisations. Mais le réalisme d’Herriman ne fait que littéraliser et amplifier la réalité du devenir : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » (Héraclite). Expérience plus déstabilisante.

(La planche reproduite ci-dessus joue également sur une mise en abîme dont Herriman est coutumier : l’artifice de l’art et l’être des protagonistes, qui n’est fait que d’apparaître, deviennent l’enjeu d’une duperie par Ignatz. De brique, il n’est pas question ici. Bel exemple de petite variation, qu’il est toujours possible de raccorder symboliquement à la trame principale – pensons aux étoiles perçues par les personnages assommés par quelque objet contondant…)

D’un paysage l’autre : on n’évolue jamais deux fois dans les mêmes lieux

Les planches dominicales rééditées par les Rêveurs donnent à voir cette caractéristique fascinante de Krazy Kat : le paysage change à chaque case. C’est la plus notable puissance métamorphique de l’œuvre : à travers les paysages, Herriman nous dépossède de nos tendances à catégoriser et réifier le réel. Les paysages de la contrée de Coconino ont tous un « air de famille », au sens wittgensteinien. Ils ne satisfont pas au rôle de « plantage » du décor, ils ne permettent aucune reconnaissance ; les métamorphoses permanentes sont autant de sauts quantiques qui guérissent de la tentation de substantiver les choses, de leur imprimer le sceau de la mêmeté. Plutôt que d’aller chercher du côté du surréalisme, c’est dans l’expression directe de son temps qu’il faut situer l’œuvre. Elle est contemporaine de la mécanique quantique et de ses conséquences dans la critique d’un monde fait de substances. Alors que celui-ci rassure parce qu’il est stable, fait d’essences et de permanence, celle-là constitue un monde inquiétant, plein de paradoxes qui vont introduire dans les éléments environnants des facteurs de renversement, de retournement, de précarisation, de temporalisation. Même la pyramide d’Égypte n’est qu’un événement, au même titre que l’étincelle, nous dit le métaphysicien Whitehead ; elle dure seulement un peu plus longtemps. Au même moment, Krazy raconte que les jeunes Égyptiens écrivaient leurs lettres d’amour sur des briques – ceci expliquant sans doute l’interprétation joyeuse que fait Krazy du geste d’Ignatz. Rien n’est inscrit dans le marbre : même les briques, on l’a dit, (plus substantielles que les évanescentes paroles) changent d’une case à l’autre – dans les rares cas où la brique n’apparaît pas que dans la dernière case.

La métamorphose perpétuelle de l’environnement est riche d’une suggestivité qu’il est sans doute vain d’interpréter – chacun pourra y déceler les signes qu’il veut. À tout le moins, elle témoigne d’une richesse propre à la narration séquentielle. (a) Contrairement à la littérature « normale », où la description est souvent faite une fois pour toutes (elle souvent a lieu aux dépens de l’action), la littérature dessinée n’a pas à interrompre la narration pour y insérer une description : c’est le privilège d’un art visuel. (b) Contrairement à la peinture (au sens large), c’est un art séquentiel dont le propre ne réside pas dans la contemplation d’une, et une seule, image – la peinture ne propose pas des descriptions, mais un descriptible qui invite à se perdre et circuler dans l’image prise comme un tout. Or, la définition minimale du neuvième art est bien : articulation d’au moins deux images. C’est donc un art intrinsèquement narratif, c’est-à-dire relationnel et ouvert aux articulations entre : le blanc entre les cases est son essence plus que les cases elles-mêmes. (c) Contrairement au cinéma, ce n’est pas un art continu. La description au cinéma se fait par tournoiement autour de l’objet, insistance sur l’objet. On retrouve la disjonction exclusive de la littérature : la description nécessite une attention à l’objet qui est antinomique avec l’action se faisant. Or, le principe d’articulation d’une narration séquentielle est la discontinuité ; les ruptures brutales sont donc beaucoup plus tolérables que dans le cinéma. En un sens, il n’y a que des ellipses en littératures dessinées : le temps mimétique n’y a pas sa place et s’efface au profit du temps de la lecture.

L’exemple du paysage, exploité par Herriman, vaut paradigme : le descriptible et le narratif ne se font pas concurrence ! Cette indépendance pure du narratif et du descriptible est une chance pour expérimenter de nouvelles possibilités narratives [4]. Le paysage peut devenir un élément à part entière d’interaction. L’importance des paysages, inspirés de l’Arizona, est confirmée par Herriman lui-même : « C’est le pays que j’aime et c’est la façon dont je le vois. Je ne comprends pas pourquoi aucun artiste ne l’utilise. […] Je ne pense pas que les lecteurs de Krazy se soucient beaucoup de cet aspect de la bande. Mais, pour moi, il compte autant que les personnages. » [5] Alors que l’insensibilité rend aveugle aux petits changements, les amoureux ont le regard aiguisé et perçoivent bien plus sûrement les évolutions. Encore une fois, les changements perpétuels de paysages ne sont pas une aberration de nature (« illogiques »), ils sont une fidélité extrême au réel.

Cette caractéristique traverse toute l’œuvre. Ainsi, la planche du 21 juillet 1918 joue avec la ligne d’horizon : tantôt toit de séparation vu en coupe, tantôt crête d’un mur, tantôt horizon. Par sa réduction à une ligne pure, le paysage devient ici quasi-métaphysique et permet à Krazy de chatouiller les pieds d’Ignatz, situé par-delà cet horizon. L’infini les fait se toucher. Finalement, Ignatz réussira à mettre un terme à ce petit jeu qui l’agace (il ne comprend ce qui lui arrive que lorsque Krazy surgit de l’horizon comme de l’autre côté d’un mur) en coupant la ligne d’un coup de hache : « Je t’ai eu », s’exclame la souris. « By hewing to the line », commente Krazy. L’ambiguïté du verbe traduit bien la situation : « to hew » signifie à la fois « couper avec un outil » et « se frayer un chemin ». Dans la dernière case, Krazy, enrubanné dans la ligne d’horizon (par Ignatz, on imagine), décrit ainsi son sort : « I am love’s keptive bound by a horizon lines » (je suis captif de l’amour, attaché par une ligne d’horizon).

le bonheur d’exister au service d’un regard plus aigu

Qu’on ne s’y trompe pas : la trame décrite plus haut est bien là. Le lancer de brique, le contentement de Krazy et l’emprisonnement d’Ignatz sont toujours présents, même lorsque la saynète ne se concentre pas sur ces événements. Ici, Herriman n’a pas tout sacrifié, mais il sait parfois s’éloigner de la trame première. Et pourtant… la différence pure de cette répétition hante chaque case : elle colore les plus anodines anecdotes en les donnant à voir depuis un foyer virtuel de sens. On sait ce qui va se passer, comment tout cela va se finir, ce qu’il est en de chacun. Mais ces « assurances » ne sont là que pour libérer des fausses inquiétudes et nous faire directement accéder au stade du merveilleux, là où il n’est plus possible de s’inquiéter pour les personnages. On s’y sent bien !

Harry Morgan écrit que « Krazy Kat est un strip qui s’améliore dans le souvenir, car ses beautés sont présentées de façon toute égale et sans pathos. C’est l’une des rares bandes dessinées qui donnent l’impression qu’on y est allé, ainsi qu’il sied à une fiction-univers [6]. » Oui : paradoxalement, on s’habitue aux changements perpétuels des paysages et à la chronologie aléatoire (alternances brusques jour/nuit). On s’y habitue parce qu’on ne s’inquiète de rien : ceci constitue une nouvelle mise en place par Herriman, éthique cette fois-ci, des conditions d’une perception attentive du lecteur.
En effet, les téléologies heureuses permettent une plus grande sensibilité aux détails : comme je sais comment cela va finir (personne n’est inquiété, même Ignatz qui semble certain de sa liberté à (re)venir dès le lendemain), mon attention est disponible pour percevoir et accueillir les nombreuses informations présentes sur la planche. Ainsi, le visage de Krazy offre un parfait écho à cette sensibilité rendue disponible, car Herriman a mis un soin d’orfèvre à décliner une infinité de nuances d’émotions sur la face de Krazy avec des moyens très simples [7].

Bref, Herriman libère notre attention pour une curiosité gourmande du regard. C’est l’exact contraire des formes aliénantes de la production culturelle de divertissement : lorsque je suis tendu par un scénario qui me prend, l’attention se focalise sur l’histoire et me prive d’une perception aiguisée des détails. Tout mon esprit est tendu vers la fin (ce que Barthes appelait avec mépris l’esthétique du strip-tease : ce qui compte, c’est la vérité nue du dénouement) et peu importe finalement par où l’on passe. Pris dans de telles angoisses, on ne tolère que le familier et l’étrange dérange. Par contraste, je poserais volontiers l’hypothèse que sa liberté de création formelle n’est possible et supportable que par un corrélat éthique : l’absence de tout mal dans Coconino [8]. Les libertés structurelles d’Herriman seraient sans doute insupportables ou agaçantes pour le lecteur dans une bande dessinée véhiculant un univers violent ou angoissant.

Pour notre plus grand bonheur, nous voilà installés dans une forme narrative dépouillée de tout suspens. Cela dynamise la perception, alors que la « monoforme » a besoin de réactiver les clichés circulant dans l’espace social pour fonctionner. Ce concept créé par Peter Watkins s’applique à une large partie de la production culturelle, dont les effets sont bien expliqués par Xavier Löwenthal : « La monoforme impose un déroulement causal et souvent linéaire à des histoires niaisement racontées. / La monoforme prend le lecteur, cet idiot apeuré, par la main, l’inquiète et le rassure. Veut lui faire croire à l’ordre et au mérite. / […] La monoforme s’est imposée partout ailleurs, dans le roman, le cinéma et, bien entendu, la bande dessinée. Ça ne ressemble plus à rien parce qu’il s’agit de quêtes, les héros les atteignent et on s’en fout. Parce que ces récits-là ne renvoient pas, n’ont jamais renvoyé à la vie, mais ne renvoient qu’à eux-mêmes, à leur consommation, à leur répétition dans la variation, parce que leur fin se donne comme fin du sens, épuisement du sens [9]. » Exemplairement, Krazy Kat, derrière une trame apparemment absurde, atteint plus sûrement un certain concret vital que le pseudo-réalisme de la monoforme – en fait pris dans des antinomies et des schèmes étonnamment abstraits.

les personnages : un trio pour le « trans — »

Dans ses déplacements bien faits pour nous déstabiliser, Herriman s’amuse beaucoup avec le trio des personnages principaux. Mais le ressort essentiel de l’œuvre d’Herriman est d’abord constitué par l’utopie de Krazy : il n’est pas un individu ayant une place assignable, il est avant tout celui qui met en relation. De fait, le trio de personnages est formé par un duo agressif (Ignatz et sergent Pupp) qui est comme la polarité excentrique de l’amour transgressif de Krazy. Ignatz et sergent Pupp interagissent dans un univers de pouvoir et de savoir. D’un côté, Ignatz met en place les conditions de son action maléfique : lancer une brique ; le pouvoir du coup de brique permet de faire savoir à l’autre ce qu’il doit penser. De l’autre, Pupp cherche toujours à savoir, c’est-à-dire à surprendre Ignatz en flagrant délit ; ce savoir par la surveillance sert à pouvoir enfermer l’autre.

Krazy subvertit ce stérile ballet en miroir, fait d’actions et de réactions : notre protagoniste traverse les postures et les distributions sociales. Les deux zouaves, eux, tiennent ferme leur sexe et leur place. Ignatz est homme, mauvais père de famille, piètre mari, plus préoccupé à trouver des briques pour les lancer ; sergent Pupp est homme également, agent de l’ordre, piètre sentimental enamouraché de Krazy. Est-ce à dire que notre héros est une héroïne ? Le poète américain E.E. Cummings, dans une belle préface écrite pour la première réédition d’une anthologie en 1946, fait un vibrant portrait de Krazy Kat en femme : « Elle ressemble un peu à un chat dessiné par un enfant, mais qui serait doté de la grâce secrète et de l’évidente maladresse d’un pingouin hors de l’eau [10]. » À proprement parler, il n’est pas possible de trancher : le sexe de Krazy est indécidable. Par-delà les genres, Krazy partage avec les anges et les esprits l’absence de sexe [11]. Transsexualité, transaction : l’être relationnel créé par Herriman est à la hauteur des bouleversements de la pensée du siècle. Krazy Kat c’est un chat sans qualité, un Charlot pris dans le work in progress des paysages de l’Arizona. D’aucuns vont jusqu’à le hisser au niveau des grands mythes de l’art : Don Quichotte, Parsifal [12].

Pour ne prendre que l’exemple du don et du contre-don, le chef-d’œuvre de Herriman est encore de son temps : contemporain de l’analyse célèbre de Marcel Mauss. Prenons le temps de lire un long extrait de la plume inspirée de Cummings :

« Ne nous trompons pas sur Krazy. Beaucoup de gens “aiment” parce que, et beaucoup “aiment” en dépit de, mais seuls quelques individus aiment. L’amour est illimité, et nombreux sont ceux qui passent toute leur vie limitée à essayer d’éviter que ne leur arrive quelque chose d’illimité. Mais Krazy n’est pas de ceux-là. Krazy est elle-même. Elle est illimitable : elle aime. »

Aucun masochisme dans son amour pour Ignatz, le lanceur de brique sur la tête :

« Elle n’aime personne qui la fasse souffrir. Bien au contraire, celui qu’elle aime lui cause un bonheur sans partage. Et comment cela ? Parce qu’il essaie, de toutes les forces infâmes de sa personne limitée, de la faire le désaimer et qu’il échoue toujours. Non que notre héroïne soit insensible (on n’en a jamais vu de plus sensible), mais tous les efforts déployés par notre méchant pour limiter par son non-amour l’amour qu’elle lui porte n’aboutissent qu’à convertir ses propres limites en l’illimitable de Krazy. Si vous tenez vraiment à prendre l’un des personnages en pitié, surtout que ce ne soit pas notre héroïne aimante, mais plutôt notre héros, cet imbécile obstinément idolâtre, qui s’évertue très policièrement à protéger son idole des griffes du méchant iconoclaste et de toute catastrophe profanatrice – sans jamais deviner que la transcendance de l’héroïne transforme cette profanation même en consécration ; ni que cette consécration révèle le sens ultime de l’existence. Mais si vraiment votre pitié doit se manifester, alors c’est Ignatz qui doit en être l’objet. Pauvre méchant ! Dès que sa malveillance s’exerce sur la tête de Krazy, elle se transforme en bienfait. En profanant le temple de l’altruisme, alias l’ordre établi, il devient (entièrement contre son gré) un adorateur de l’amour en son sanctuaire. »

À dire vrai, Krazy met en relation Pupp et Ignatz et donne le sens de leur existence dans le strip, mais il fait circuler les relations dans les deux sens. On pourrait se figurer cela comme deux cercles circulant en sens contraire l’un de l’autre. (a) Le cercle des actions est bien connu : IM > KK (la souris lance une brique sur le chat), KK > OP (le chat tente de plaider la cause de la souris auprès du chien), OP > IM (le chien met la souris en prison). (b) Mais si on y regarde de plus près, le cercle des intentions est tout autre : OP > KK (le chien veut se faire aimer du chat), KK > IM (le chat aime la souris), IM > OP (la souris veut se jouer du chien) [13]. Ces deux ballets inversés mettent en tension les manques et les ratés, les fragilités de chacun : Pupp n’arrive pas à défendre Krazy et ne peut que punir, son action est donc une forme d’échec par rapport à son intention ; Krazy aime Ignatz mais son amour ne fait qu’accroître la haine d’Ignatz, son amour échoue donc à rendre meilleur ou plus heureux Ignatz ; Ignatz veut jouer contre le pouvoir mais doit pour cela se servir de Krazy en l’agressant, son action échoue car son geste est comme rendu impuissant par la puissance d’aimer de Krazy (le vrai pouvoir est ailleurs : c’est Krazy qui l’a et non le sergent Pupp). Les aventures à Coconino mettent ainsi en scène des mécompréhensions et des maladresses : la précision d’Ignatz qui ne rate jamais sa cible n’a d’égale que le ratage plus profond du sens de son action.

les raisonnements carrolliens de krazy

Au jeu de la maladresse adorable, Krazy remporte la palme. Mais point nécessairement par niaiserie ! Ne sachant rien, mais toujours curieux de comprendre et d’apprendre, Krazy est bon volontairement parce qu’involontairement aveugle aux commerces des pouvoirs humains, trop humains – transformant le plomb des passions humaines en or ! Krazy est la naïveté même, au sens laudatif que lui donnèrent Bergson, James ou Deleuze : devenir naïf pour oser penser contre les préjugés et les « cela va de soi » de son temps. Cette naïveté-là s’oppose à la bêtise : « À haute voix, les catégories nous disent comment connaître, et elles alertent solennellement sur les possibilités de se tromper ; mais à voix basse, elles vous garantissent que vous êtes intelligent ; elles forment l’a priori de la bêtise exclue. [14] » La naïveté de Krazy Kat est bien une échappatoire permanente aux catégories et aux postures : faisant voler en éclat les places attribuées de chacun, c’est Terence Stamp de Théorème ayant atterri dans un conte pour enfants.
C’est particulièrement frappant dans les dialogues dont, à bien y regarder, Krazy reste le maître. Notamment dans les strips quotidiens, c’est souvent Krazy qui embarque Ignatz dans un imbroglio d’une logique généralement implacable. Il est amusant de voir que lorsque Krazy commence par lancer une phrase sibylline, Ignatz entame tout de suite la conversation parce que sa curiosité est éveillée. L’étonnement perpétuel de Krazy suscite l’étonnement d’Ignatz qui veut savoir ce qui se passe. Bien mal lui en prend, puisque Krazy va l’embarquer dans un dialogue plein de nonsense.
C’est ici que la filiation avec le comique de Lewis Carroll est flagrante : Herriman prend un malin plaisir à utiliser le raisonnement logique pour créer des effets comiques. Le 26 mai 1920, on a même un clin d’œil assez direct aux jumeaux Tweedeldum et Twedeldee qui déboussolent Alice avec leurs dialogues, véritables parties de ping-pong intellectuel [15]. Krazy Kat présente à Ignatz son frère « Krazier Ket » : avec un calme olympien, tous deux font tourner en bourrique Ignatz, dont l’agressivité immédiate le conduit à s’auto-accuser, malgré lui, d’être écervelé.

La brièveté du strip se prête particulièrement bien à ces petits dialogues vifs : l’impression de tournis, provoquée par ces implacables suites logiques (Herriman maîtrise l’art logique de la combinatoire qui consiste à n’omettre aucun possible), est une forme d’épuisement heureux. On est bloqué, et pourtant ça continue : de même qu’Achille semble ne jamais pouvoir dépasser la tortue, à suivre Zénon, et pourtant le fait, de même Krazy et Ignatz semblent ne jamais pouvoir se comprendre, et pourtant ils ne cessent de communiquer.
Lewis Carroll, grand logicien, adorait utiliser la puissance de la logique pour créer des paradoxes [16] – vite agaçants quand on vous les assène avec esprit de sérieux, vite drôles lorsqu’ils s’intègrent dans une valse légère. Or Ignatz tombe justement sous le coup de l’énervement parce qu’il est paralysé dans son aisance habituelle à penser, voire à ironiser.
Par exemple, il arrive souvent à Krazy de se jouer (involontairement) de lui en entendant de manière littérale les phrases. Le 8 juin 1920, Krazy appâte la curiosité d’Ignatz en lui demandant : « Voudrais-tu un gâteau ? », puis il donne des détails qui mettent l’eau à la bouche d’Ignatz, de plus en plus impatient de profiter de l’offre. Mais Krazy repart à la fin en concluant simplement : « Moi aussi j’en voudrais un ». Ne percevant pas la dimension performative du langage (« veux-tu un cadeau ? » est un acte, une offrande), Krazy se limite à sa dimension informative (je veux juste savoir quel est ton désir). Il frustre ainsi les désirs d’Ignatz qui n’avait pas du tout compris que la question était littérale. La logique d’Ignatz est celle de l’accaparement, celle de Krazy vise la connaissance pure : je veux m’informer sur ton désir présent, et j’en conclus (avec une jubilation contenue) que nous partageons ce désir.

On dit le chat fou, mais c’est Ignatz qu’il rend fou ! Les jeux avec la logique chez Carroll n’ont pas d’autre objectif : nous montrer nos impensés, les incohérences de nos catégories spontanées, etc. Ce sont nous les fous qui ne savons pas raisonner et projetons dans les mots plus qu’ils ne disent. Krazy empêche nos habitudes qui sont liées à une vision réductrice du réel, parce que calquée sur l’utilité.
Herriman pousse le génie parfois très loin dans l’articulation entre la syntaxe du langage et sa sémantique, avec les mots et avec le dessin, comme dans le strip du 15 mai 1920 :
IM – Où es-tu en train d’aller ?
KK – Je ne suis pas en train d’aller vers, je suis en train de revenir de.
IM – Eh bien, d’où reviens-tu alors ?
KK – Comment le saurais-je ?
IM – Ne viens-tu pas de dire que tu étais en train de revenir de.
KK – Sûr, mais je suis seulement en train de revenir d’où je n’ai pas encore été. / Dès que j’y suis, je saurai d’où je revenais, tu vois ?

Le jeu des chaussures pose parfaitement le paradoxe dès la première vignette : Krazy se place du point de vue du futur syntaxiquement (ses chaussures vont quelque part, vers la droite, sens de la lecture donc de l’avenir, comme si c’était le début du voyage ; alors que son corps revient de quelque part, depuis la droite), tout en demeurant sémantiquement bien dans le présent – ce n’est donc pas de la science-fiction. Cela va créer une distorsion dans l’usage des mots qui construit le nonsense de la scène, pourtant parfaitement rigoureuse selon chaque point de vue (syntaxique et sémantique).
Pour les vignettes suivantes, les chaussures symbolisent l’embrouillamini dans lequel notre esprit se trouve, peu habitué à ce genre de gymnastique mentale – qui, chose rare, semble ici paralyser de stupeur Ignatz au point qu’il ne se saisit d’aucune brique.

Les merveilles de la langue de Krazy et le pari fou d’une traduction

À ces jeux virtuoses avec le sens des mots s’ajoute une écriture éminemment poétique. Tout d’abord, il y a la sonorité propre de l’accent de Krazy. La ritournelle qui désigne Ignatz est proprement intraduisible : « li’l ainjil » (little angel : petit ange, pour traduire le signifié). Tantôt, cela peut être « l’il fillossiffa » (little philosopher : petit philosophe) quand Krazy s’émerveille des explications d’Ignatz. Krazy est souvent « heppy » (happy : heureux) ; son étonnement face au monde lui fait qualifier ce dernier d’« imbillivibil » (unbelievable : incroyable).
Mais le plus subtil provient de la langue vernaculaire de Krazy, mélange complexe de nombreuses influences – les hypothèses varient [17]. Ajoutons la poésie du nonsense à ce vernaculaire imaginaire teinté d’allitérations bouffonnes : on obtient l’Everest de la traduction. À ce titre, rendre Krazy Kat accessible au lecteur francophone apparaît dès lors comme une folle entreprise – ce dont a parfaitement conscience le traducteur choisi par les Rêveurs, Marc Voline : « Krazy Kat c’est le mythe, c’est la réputation d’impossibilité de traduction, une montagne à gravir [18]… »
La précédente tentative, réalisée par Futuropolis en 1990, était une véritable catastrophe. Certes les éditions Futuropolis ont fait un travail fantastique pour donner à lire quelques classiques du neuvième art, mais, sans doute plus fascinées par l’esthétique des planches en couleurs que par les jeux de mots et la poésie singulière des dialogues, elles ont littéralement massacré les personnages, choisissant par exemple de faire zozoter Krazy. Or, l’impression d’idiotie et d’homosexualité caricaturale est immédiate sur le lecteur. La technique du zozotement en bande dessinée est très connotée (Gotlib sut en tirer les effets humoristiques idoines) et seule une grande insouciance, ou un parti pris d’interprétation fort, a pu amener Futuropolis à un tel choix de traduction.
Remarquons au passage que la question de la langue dans les strips américains est un problème central qui explique sans doute leur difficulté à passer l’Atlantique. Des œuvres comme Popeye, Krazy Kat ou Pogo sont de véritables créations littéraires : l’importance de la langue dans les dialogues les met indéniablement au niveau de la poésie en termes de dépendance entre le fond et la forme. Un véritable travail éditorial de ces œuvres consisterait à les offrir au lectorat francophone à travers des éditions bilingues : ce geste, bien fait pour troubler les érudits, aurait une signification forte sur le sens qu’on donne à la traduction de pareils chefs-d’œuvre [19]. Mais ne soyons pas trop gourmand : offrir cinq années de planches dominicales de Krazy Kat au lecteur français dans un livre si bellement relié, pour 35 euros, est déjà un exploit !

Ce monument de l’histoire du neuvième art va enfin pouvoir rencontrer une audience à la mesure du chef-d’œuvre qu’il est [20]. Il ne reste plus qu’à lire et se faire plaisir ! Dans un monde merveilleux, Krazy Kat serait présent dans toutes les bibliothèques municipales et autres médiathèques de France – pour mettre le rêve à portée de tous et faire sentir qu’on peut vivre des choses extraordinaires, même sans sou, pour peu qu’on ait de la curiosité.

Sébastien Charbonnier

Ce texte est une version actualisée de l’article paru dans la Revue internationale des Livres & des idées, No.15, en janv.-fév. 2010.

[1] Martin Tom Dieck et Jens Balzer, Salut Deleuze !, Bruxelles-Paris, FRMK, 2000.

[2] Thierry Groensteen, « Le système Schulz », Les Cahiers de la bande dessinée, No.81, juin 1988, p. 89.

[3] Charles Sanders Peirce, « Les conférences de Harvard de 1903 », Œuvres I. Pragmatisme et pragmaticisme, Paris, Éd. du Cerf, 2002, p. 360.

[4] Cependant, cette absence de concurrence s’est souvent faite aux dépens du paysage. En effet, la conséquence de cette indépendance est celle-ci : le paysage doit être redessiné à chaque case pour perdurer, il n’existe jamais une fois pour toute. C’est pourquoi il était tentant de se passer tout simplement des paysages. Par exemple, Hergé délaissait le fond des cases : dans les années 1930, il est vierge, à partir des années 1950, il est rempli de manière purement ad hoc.

[5] Il faut souligner également l’importance de la culture des Indiens Navajo et Hopi dans l’œuvre de Herriman, notamment les techniques des peintures de sable. Il y a là un rapport probable avec les paysages mouvants : ces derniers rappellent le caractère éphémère des compositions de sable.

[6] Harry Morgan, « Krazy Kat au risque de l’ethnographie », dans Neuvième Art, No.2, 1997, p. 87, repris ici.

[7] Voir la très belle remarque de Summerfield Baldwin, citée dans Thierry Groensteen, « L’Idiot de Coconino », dans Krazy Herriman, Angoulême, CNBDI, 1997, p. 18.

[8] Le plus vilain est sans conteste Ignatz. Or il rend heureux malgré lui, et ses maux les plus réels – abandon relatif de sa famille – demeurent très marginalisés dans l’économie du strip.

[9] Xavier Löwenthal, « Articulations. La narrations vs l’histoire », Le Coup de grâce, Bruxelles, La Cinquième Couche, 2006.

[10] E.E. Cummings, « Krazy Kat », introduction au recueil posthume de George Herriman, Krazy Kat, New York, Henry Holt & Co, 1946 ; traduit dans Les Cahiers du Musée d’art moderne, No.64, été 1998, Paris, Centre Georges Pompidou.

[11] Cf. Ben Schwartz, « Le bouffon de cour : Hearst, Herriman et la mort du nonsense », dans Krazy Kat, vol. 1, Les Rêveurs, pp.10-11.

[12] Cf. Gilbert Seldes, « The Krazy Kat That Walks By Himself », dans The Seven Lively Arts, New York, Harper and Brothers, 1924 ; en ligne sur Internet : http://xroads.virginia.edu/ HYPER/SELDES/ch15.html.

[13] Thierry Groensteen partage cette hypothèse interprétative : Krazy ne serait qu’un moyen en vue de la fin véritable du geste d’Ignatz, qui est la subversion de l’ordre, de la loi. Voir « L’Idiot de Coconino », op. cit., p. 22-23.

[14] Michel Foucault, « Theatrum philosophicum », Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 961.

[15] Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir (1872).

[16] Voir Lewis Carroll, The Game of logic (1886) ; What the Tortoise said to Achilles (1895).

[17] Voir l’analyse du traducteur en français : « Outre l’aspect phonétique et la confusion des mots, il y a l’argot. Herriman est originaire de la Nouvelle Orléans, il a ensuite travaillé à New York. Or le dialecte new-yorkais qu’on appelle le « brooklynese », et le « yat » qui vient lui de la Nouvelle Orléans, ont pas mal de points communs. On a là des régions côtières avec des ports, et l’accent irlandais est une grosse composante des deux. Krazy Kat s’exprime dans un mélange d’irlandais, de yiddish, de créole louisianais… Il y a aussi du français, surtout au début. Ensuite, il y a forcément de l’espagnol vu que ça se passe dans le désert de l’Arizona. Et de l’allemand. » Gilles Suchey, « Traduire Krazy Kat » (entretien avec Marc Voline), sur le site www.du9.org

[18] Gilles Suchey, « Traduire Krazy Kat », op. cit.

[19] L’édition bilingue, c’est un geste d’humilité dans la recréation de l’œuvre qu’est toute traduction, un geste de fidélité à l’œuvre original, un geste de respect vis-à-vis du lecteur qu’on estime suffisamment curieux pour désirer circuler du regard d’un texte à l’autre. Trois signes forts : croire qu’un dessinateur de bande dessinée puisse être un grand artiste, qu’une œuvre de bande dessinée soit au plus haut point une idiosyncrasie, qu’un lecteur de bande dessinée ne soit pas un abruti.

[20] J’entends « audience » au sens précis où Julien Gracq l’emploie : ensemble des lecteurs ayant effectivement lu une œuvre et ayant été touchés réellement par elle. Il oppose à ce concept celui de « situation » : notoriété basée sur le ouï-dire et souvent d’autant plus grande que les individus la colportant n’ont pas lu l’œuvre. Voir Julien Gracq, La Littérature à l’estomac, Paris, José Corti, 1950, p. 45.