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adaptations littéraires

Nicolas Tellop

Le processus d’adaptation se définit par la transposition d’une œuvre d’un média à un autre, en en conservant la trame. Lorsqu’il s’agit de passer d’un texte littéraire à la bande dessinée, l’économie narrative se déplace en grande partie du langage écrit vers celui du dessin. Dès lors, avant de s’intéresser au phénomène de transposition spécifique au neuvième art, il n’est peut-être pas inutile de faire un détour par celui de l’illustration, qui a concrétisé le premier ce rapprochement entre la littérature et l’image.

[Avril 2014]

Le processus d’adaptation se définit par la transposition d’une œuvre d’un média à un autre, en en conservant la trame. Lorsqu’il s’agit de passer d’un texte littéraire à la bande dessinée, l’économie narrative se déplace en grande partie du langage écrit vers celui du dessin. Dès lors, avant de s’intéresser au phénomène de transposition spécifique au neuvième art, il n’est peut-être pas inutile de faire un détour par celui de l’illustration, qui a concrétisé le premier ce rapprochement entre la littérature et l’image.

En effet, l’adaptation littéraire en bande dessinée possède pour ascendance la longue tradition éditoriale du livre illustré. Des représentations figurées complétaient déjà certaines romances grecques au IIe siècle de notre ère, et les premiers exemples de cette pratique en Europe datent du Moyen Âge avec les enluminures minutieusement réalisées, généralement par des moines spécialisés qui venaient ainsi compléter le travail des copistes. Cette dimension illustrative du dessin au sein de l’écriture est popularisée avec l’invention de l’imprimerie à la Renaissance, accompagnée même par la création de nouveaux genres littéraires spécifiques, comme le livre d’emblèmes (composé d’images à clefs et d’un texte descriptif et explicatif, souvent sous forme poétique, à fonction morale). Mais c’est à compter de la seconde partie du XIXe siècle que l’illustration connaît un succès retentissant, grâce aux éditions grand public et au développement des revues : les gravures de Gustave Doré, modèles absolus du genre, ont marqué des générations de lecteurs de La Fontaine, Perrault ou Cervantès. On mentionnera aussi les incontournables romans de Jules Verne dans les éditions Hetzel, dont les fac-similés fleurissent encore de nos jours en librairies. De leur côté, les pays anglophones ne sont pas en reste avec des artistes remarquables et toujours révérés tels que John Tenniel, Arthur Rackham, Aubrey Beardsley, Howard Pyle et bien d’autres. Le XXe siècle ne fera qu’entériner cette pratique, en particulier dans l’édition jeunesse où elle est devenue quasi systématique, qu’il s’agisse d’albums (au début du siècle, Beatrix Potter, la créatrice de Peter Rabbit, fit figure de précurseur en la matière) ou de romans (les deux collections de la “Bibliothèque rose” et de la “Bibliothèque verte” font partie des exemples les plus représentatifs).

La pratique de l’illustration est fondée sur un mécanisme simple : il s’agit de donner à voir ponctuellement une scène marquante du récit. Au XIXe siècle, mais aussi au-delà, elle est réservée plutôt aux romans d’aventures (Dumas, Verne, etc.), aux récits de genre (Poe, au tout premier chef) ou aux publications destinées à la jeunesse (La Fontaine, Perrault, ou même La Bible…) et elle participe ainsi à l’intérêt d’une lecture qui se veut essentiellement suggestive. Une fenêtre vient s’ouvrir brièvement dans le texte pour représenter un personnage, un décor important, ou encore une péripétie complexe ou spectaculaire, conformément à l’étymologie : le substantif latin illustratio désigne l’action d’éclairer ─ et il s’agit bien de mettre en lumière certains passages d’un récit. De cette façon, l’image vient renforcer la puissance de la narration en s’insérant en son milieu comme une hypotypose concrétisée. Autant qu’un supplément décoratif à l’objet livre, elle constitue presque une figure de rhétorique apportant davantage de poids au texte – c’est particulièrement prégnant dans un roman de Jules Verne comme Vingt-Mille Lieues sous les mers, dont les longues et minutieuses descriptions naturalistes du milieu sous-marin appellent une transposition visuelle. L’image s’inscrit alors dans le flot du récit qui la prend en charge (souvent avec une légende renvoyant à un passage précis) et l’assimile, comme un corps étranger dont il se nourrit. Elle ne concurrence donc pas vraiment le texte, qui conserve sa primauté comme principal support de la narration.
Notons au passage que certains dessinateurs de bande dessinée ont pratiqué, à l’occasion, l’exercice de l’illustration. Ce fut particulièrement le cas depuis les années 1980, grâce à la célèbre collection de romans illustrés “Futuropolis /Gallimard”, qui fit se rencontrer Tardi et Céline, Baudoin et Le Clezio, Martin Veyron et Sollers, Juillard et Faulkner, Muñoz et Camus, Götting et Dostoïevski ou Kafka… À la faveur de ces exemples prestigieux, l’illustration et la bande dessinée apparaissent comme des pratiques complémentaires.

Cependant, en adaptant un récit littéraire en bande dessinée, c’est tout à fait le mécanisme inverse de celui d’une illustration qui se met en marche, car cette fois l’image se substitue au texte support. Il ne s’agit plus en effet de représenter des fragments épars du récit, des scènes isolées, mais bien de s’approprier la totalité de celui-ci. D’ailleurs, le latin médiéval adaptatio renvoie à un rapprochement fondé sur l’existence de qualités communes à deux choses. Littérature et bande dessinée possèdent des qualités communes, en effet, en ceci qu’elles se vouent toutes deux à l’art du récit. Dès lors, l’image ne se fait plus illustrative, mais narrative. Si on mettait les illustrations d’un roman de Jules Verne bout à bout, cela ne suffirait pas pour en comprendre l’histoire, même partiellement ; la bande dessinée, elle, prend en charge l’intégralité de la narration. Et si l’illustration était intégrée au texte, avec la bande dessinée c’est au contraire le texte qui est assimilé par l’image.
On se demande ce qu’en aurait pensé Gustave Flaubert, lui qui écrivait en 1862 : « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : ‘‘J’ai vu cela’’ ou ‘‘Cela doit être’’. Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est déjà fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration ».
Outre le fait que le récit en images vient « arrêter le texte » − pour paraphraser une expression de Marguerite Duras à propos de l’adaptation cinématographique −, le dessin s’expose au reproche d’être outrageusement simplificateur et de cultiver des stéréotypes. Lorsque, dans les adaptations d’ À La Recherche du temps perdu par Stéphane Heuet ou même de Salammbô par Druillet, on retrouve des pages entières du texte d’origine, on perçoit bien la difficulté du dessin à rendre compte de la profondeur et de la complexité d’une écriture.

Dans les romans pour la jeunesse de la “Bibliothèque verte” citée plus haut, il ne s’agissait jamais du texte original mais d’une version considérablement « dégraissée » : une adaptation, en somme, qui ne gardait du récit que les péripéties expurgées des descriptions trop longues et autres digressions, rendant ainsi l’intrigue plus accessible au jeune lecteur. L’adaptation en bande dessinée fonctionne à peu près sur le même modèle, car elle ne conserve souvent du texte original que la trame narrative. On peut citer à cet effet la plaquette de présentation de la collection “Ex-Libris” des éditions Delcourt, qui se targue en 2007 du fait que « les plus grands scénaristes viennent à la bande dessinée ». Accroche amusante, mais qui avoue implicitement à quoi sont réduits les auteurs adaptés : des scénaristes, c’est-à-dire des constructeurs d’histoire, des élaborateurs de synopsis, dont il ne reste plus que le fil élimé du récit. De sorte qu’on ne lit pas Jules Verne ou Alexandre Dumas, mais une histoire inventée par Jules Verne ou Alexandre Dumas.

L’adaptation en bande dessinée des grands textes de la littérature a déjà une longue tradition, qui passe notamment par la collection des “Classics Illustrated” publiée aux États-Unis de 1941 à 1970 avec un succès considérable. Dans l’Hexagone, la première collection dédiée à l’adaptation fut “Mondial Aventures”, proposée par la Société Parisienne d’Édition : trente titres publiés entre 1954 et 1959, d’après Dumas, Stevenson ou Hugo. En Amérique comme en France, il s’agissait de capitaliser sur la renommée de textes littéraires pour en tirer de nouveaux profits. Le patrimoine romanesque, en particulier, apparaît comme un gisement autant inépuisable qu’indémodable susceptible d’apporter une véritable manne commerciale.
C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit de s’intéresser à la littérature populaire, celle des récits de genre et des best-sellers. L’écrivain Edgar Rice Burroughs, créateur de John Carter et de Tarzan, fut un pionnier en la matière lorsqu’il décida en 1929 de décliner ses propres récits en comics et au cinéma, avec comme ambition affichée de capitaliser sur la popularité de ses personnages. Plus tard, une collection comme “B. Détectives”− coéditée à la fin des années 80 et dans les années 90 par Claude Lefrancq et les Éditions du Masque, et dirigée par André-Paul Duchâteau − sera encore plus représentative de ce phénomène. Dans la majorité de ses titres, les grandes figures de la littérature policière, du Sherlock Holmes de Conan Doyle au Wens de Steeman, du Rouletabille de Leroux au Arsène Lupin de Leblanc, y seront prétextes à des abrégés sans beaucoup de saveurs, sans beaucoup de profondeur, et souvent bien maladroits – avec quelques exceptions tout de même notables comme les aventures d’Edmund Bell de John Flanders (pseudonyme du grand Jean Ray) superbement mis en images par René Follet avec Martin Lodewijk au scénario (mais il faut dire que les albums préexistaient à cette collection et l’éditeur n’a fait que les y intégrer). Lefrancq récidivera d’ailleurs avec une série “Jules Verne” pas vraiment plus mémorable. Depuis les années 2000, l’éditeur Emmanuel Proust propose de son côté une collection “Agatha Christie”, dans laquelle les énigmes de la célèbre romancière, pourtant la plus part du temps adaptées par le connaisseur François Rivière, font triste figure et perdent tout leur charme.
Ce qui est critiquable dans ce genre d’entreprise, ce n’est pas seulement la dimension commerciale (qui somme toute est d’une façon ou d’une autre à la base de la majorité des publications), c’est surtout la déplorable aseptisation de l’objet littéraire, nivelé vers le bas par un manque d’ambition artistique. Ni la littérature ni la bande dessinée n’y trouvent leur compte.

On discerne quelquefois une ambition plus légitime : celle de se tourner vers un public scolaire, avec un souci pédagogique. Pareil dessein n’est pas nouveau, loin de là. Abondamment illustrées, les « Bibles des pauvres » de la fin du Moyen-Âge – visaient à l’instruction religieuse des illettrés. Ainsi, lorsqu’on cherche à faire découvrir et apprécier la littérature par le biais de la bande dessinée, on s’engage sur une voie similaire. La chose est sensible dans la collection “Romans de toujours”, éditée depuis 2007 par Adonis, qui s’inscrit dans le projet Cadmos soutenu par l’UNESCO et l’Organisation Internationale des Pays Francophones. Son responsable, Saad Khoury, formule ainsi la vocation de cette collection de bandes dessinées : « L’objectif principal est de diffuser, sous une forme agréable et moderne, les trésors de la littérature romanesque mondiale pour qu’ils soient accessibles au plus grand nombre. L’objectif est aussi de faire aimer la langue française, la littérature classique et la culture en général. (…) Notre spécificité, c’est de mettre ces ouvrages [classiques] à la disposition du plus grand nombre de façon attrayante en utilisant des supports modernes ».
Les collections “Ex-Libris”, publiée par Delcourt, et “Commedia”, des Editions Vents d’Ouest (consacrée aux grands textes du répertoire théâtral), affichent des ambitions comparables. Même du côté du manga, cette approche trouve ses émules, dont l’exemple le plus représentatif est le travail du studio Variety Art Works, édité en France par “Soleil Manga”. La bande dessinée japonaise se fait ainsi le chantre d’une certaine culture occidentale, avec des choix étonnants par leur exigence : Le Prince de Machiavel, À La Recherche du temps perdu, Les Misérables, Le Rouge et le noir, Guerre et paix et même Le Capital.

Le projet de rendre accessible un patrimoine, des « trésors », des « œuvres de référence », des « classiques », grâce à la médiation de la bande dessinée, est généralement bien accueilli par le corps enseignant, quand il ne bénéficie pas du soutien officiel de l’Éducation nationale. “Ex-Libris” propose même des livrets d’accompagnement destinés aux enseignants, fournissant ainsi tout un matériel pédagogique, comme il est de règle dans le monde de l’édition scolaire. Saad Khoury met aussi en avant l’ajout d’« extraits de textes, qu’on appelait autrefois les ‘‘morceaux choisis’’, pour être lus et commentés après avoir lu l’histoire en BD ». Ainsi, ces albums sont explicitement créés dans la perspective d’une exploitation en classe.
Khoury dit être à l’initiative du choix stylistique, celui de la « ligne claire ». Selon lui, « ce genre de dessins est adapté à la littérature classique ainsi qu’à toutes les générations ». Même s’il semble abusif de le qualifier de ligne claire, d’une collection à l’autre on retrouve effectivement un style de dessin assez banal, la plupart du temps aseptisé, répondant à un impératif de lisibilité immédiate et par tous.

Dans les adaptations évoquées jusqu’ici, la bande dessinée n’a guère autonomie vis-à-vis de l’objet qu’elle doit traduire et ne s’autorise qu’une marge de manœuvre très réduite. Heureusement, l’histoire du neuvième art montre que d’autres dessinateurs-adaptateurs ont su s’approprier et transfigurer le texte dont ils s’emparaient. Ce sont eux seuls qui vont nous retenir désormais.
Parlant des adaptations littéraires au cinéma, Robert Bresson disait : « Il ne s’agit pas ici de traduire, si fidèlement, si intelligemment que ce soit, moins encore de s’inspirer librement, avec un amoureux respect, en vue d’un film qui double l’œuvre, mais de construire sur le roman, par le cinéma, une œuvre à l’état second. Non point un film ‘‘comparable’’ au roman, ou ‘‘digne’’ de lui, mais un être esthétique nouveau qui est comme le roman multiplié par le cinéma » (1951 : 126).


C’est ce genre d’approche qui inspira, en 1994, l’adaptation du roman de Paul Auster Cité de verre par Paul Karasik et David Mazzucchelli. Le roman est construit sur de multiples figures du dédoublement qui renvoient chacune à la personnalité schizophrène du personnage principal (le pseudonyme qu’il utilise pour signer ses romans policiers, William Wilson, renvoie à une célèbre nouvelle de Poe sur le sujet). Il s’agit donc d’un récit introspectif et symbolique sur l’identité, mais aussi sur le rôle du langage, dysfonctionnel lorsqu’il s’agit de rendre compte de la nature réelle des choses. Cette thématique du dédoublement se décline idéalement dans la transposition en bande dessinée, qui vient à son tour doubler le roman, devenant ainsi une véritable œuvre à l’état second. Remarquable d’intelligence, la mise en images de Mazzucchelli apparaît même comme une ébauche possible de ce nouveau langage recherché par les personnages du roman, tant la représentation et les métaphores visuelles géniales restituent la nature des idées de Paul Auster.
L’un des protagonistes part du postulat qu’avant la chute de l’homme hors du paradis terrestre, les choses et les mots ne formaient qu’une seule essence, et qu’après la chute une fracture s’est opérée. La quête entreprise alors est de renouer avec cette interchangeabilité entre les mots et le réel, domaine pour lequel le neuvième art semble tout désigné.
La bande dessinée est ici vraiment traitée comme un mode d’expression à part entière, dont il convient d’utiliser toute l’étendue des possibilités. Initiateur du projet (qui devait servir de prototype à une collection, “Neon Lit”, Cité de verre ayant été choisi comme titre inaugural en raison de sa complexité : s’il était possible de transposer de façon satisfaisante cet ouvrage-là, alors la validité de la démarche serait démontrée), Art Spiegelman note dans sa préface qu’« en touchant au cœur de la structure des BD, Karasik et Mazzucchelli ont créé un étrange Doppelgänger du livre original ».

Établir un catalogue des bandes dessinées ayant su répondre à cette exigence serait long et fastidieux. Kick Russ a pourtant facilité la tâche avec son imposante anthologie intitulée Le Canon graphique. Ses trois volumes publiés aux États-Unis entre 2012 et 2013 regroupent des adaptations déjà existantes de classiques de la littérature (par Robert Crumb, Will Eisner, …) et d’autres commandées pour l’occasion, souvent inspirées d’œuvres moins plébiscitées. Caractéristique des anthologies de cette ampleur, Le Canon graphique brasse large et ne convainc pas toujours, malgré d’étonnantes découvertes artistiques. Il a du moins le mérite d’offrir un panorama assez complet de ce qui se fait dans le genre, et un quatrième volume consacré à la littérature jeunesse est prévu pour l’été 2014.

Au-delà de ce recueil consacré en grande partie à des dessinateurs nord-américains et canadiens, d’autres exemples significatifs méritent d’être cités. En son temps, le dessinateur René Giffey avait déjà fourni un travail remarquable pour la Société Parisienne d’Edition. Le classicisme de son style faisait merveille dans les bandes dessinées tirées du Capitaine Fracasse de Théophile Gautier (1954) ou du Cinq-Mars d’Alfred de Vigny (1955), sans oublier d’autres récits d’Alexandre Dumas et de Balzac. L’habileté de Giffey était particulièrement notable dans son aptitude à s’approprier les périodes historiques passées et les costumes d’époque avec une grande élégance. L’artiste ne réinventait certes pas les romans d’origine, mais il avait le mérite de créer de véritables bandes dessinées, sans rien sacrifier de l’intégrité artistique du média.

C’est de l’autre côté des Alpes, dans l’Italie des années 60, que l’on voit ensuite apparaître de merveilleux exemples de littérature multipliée par la bande dessinée, notamment au sein du fameux « groupe de Venise ». Hugo Pratt s’attaque à L’Île au trésor de Stevenson, l’un de ses auteurs de chevet. Le souffle de l’aventure et du grand large lui permettent de confronter son style et ses couleurs aquarellées aux explorations au long cours et à la soif d’absolu. Le dessin devient une invitation vers l’ailleurs, l’exotisme et le rêve. Son compatriote et ami Dino Battaglia bâtira presque exclusivement sa carrière sur des adaptations littéraires. Chez ce styliste hors-pair, qui sait intégrer avec virtuosité le blanc de la page à ses compositions, les planches sont déconstruites, à la lisière entre la bande dessinée et l’illustration, et les cases s’affranchissent bien souvent de leur encadrement traditionnel. Sa technique du noir et blanc, entre hachures, lavis et effets mouchetés, transcende les contes et légendes populaires ainsi que les récits hantés d’Edgar Allan Poe ou de Stevenson, jusqu’à ceux, plus réalistes mais non moins glaçants, de Maupassant. Le fantastique, l’horreur, l’angoisse et la démence deviennent de véritables enjeux graphiques.

À la même époque, en Argentine, Alberto Breccia s’inscrit dans cette tendance tout en la poussant plus loin encore. Ses appropriations des récits de Lovecraft sont des modèles exemplaires du genre. La volonté de Breccia consiste en effet à montrer l’indicible et l’inexprimable propres aux histoires de l’auteur américain. Et pour cela, le dessinateur repousse les limites de la représentation en bande dessinée pour surmonter l’impossibilité de donner une image de l’horreur lovecraftienne. Dans Les Mythes de Cthulhu, son dessin reste fidèle à l’expérience de l’innommable, ouvrant le regard du lecteur à la découverte de l’abject au-delà de toute figuration. Le dessin réaliste se mêle aux collages ainsi qu’à des traits à l’illisibilité furieuse, pour obtenir un résultat aussi terrifiant que frappant. C’est que la volonté de l’auteur ne se limite pas à illustrer les délires lovecraftiens, mais va jusqu’à donner à travers eux une représentation de l’épouvante du totalitarisme. Il s’attaque alors implicitement à la dictature militaire en montrant l’altération de la réalité qu’elle impose et le régime de la peur auquel elle participe. On retrouvera cette vision dans ses traductions en couleur des récits de Poe, l’expressionnisme graphique débouchant sur la pleine représentation de l’angoisse et de la démence, échos à la révolte du dessinateur face à l’injustice politique et morale qui frappe son pays à l’époque.

Bien des dessinateurs renouvellent avec talent cette capacité de la bande dessinée à s’approprier une œuvre littéraire grâce à un dessin et une vision expressionnistes. Ils nous livrent alors leur lecture intime des œuvres originales en y appliquant leurs émotions, leurs impressions et leurs intuitions, par le biais de l’expression graphique. C’est le cas par exemple du Château, adapté par Olivier Deprez en 2003 pour les éditions Fremok. La confusion absurde et angoissante du récit kafkaïen est admirablement rendue par un trait brut et violent, arraché à son support par la technique viscérale de la gravure sur bois. Le texte lapidaire, dont les caractères surdimensionnés saturent l’image, confine le récit à sa dimension obsessionnelle, conduisant personnages et lecteur jusqu’au seuil de la folie. On peut s’attarder encore sur Le Décaméron de Vincent Vanoli d’après Boccace, édité en 2000 chez Ego comme x. Là, les dix contes inspirés par le poète italien sont prétextes à des visions plurielles de l’homme, entre comique et tragique. Le spectre omniprésent de la peste qui menace la Florence de l’époque apparaît comme une ombre crépusculaire projetée par la condition dérisoire de l’humanité, en pleine transition entre la fin du Moyen-Âge et les débuts de la Renaissance – entre désespoir et espoir. Le style de Vanoli synthétise ainsi les esthétiques anciennes et modernes, conjuguant la perspective étagée, et un certain hiératisme propres à la représentation médiévale, avec un expressionnisme tout à fait contemporain, distordant les corps, les ombres et les lignes de fuite.

Docteur Jekyll et de Mister Hyde, par Lorenzo Mattotti et Jerry Kramsky (Casterman, 2002), sera notre dernier exemple de transposition émotionnelle et subjective. Le dessinateur et admirable coloriste italien y reste très fidèle au récit de Stevenson (auteur décidément très prisé), mais son travail graphique et chromatique transcende complètement la parole de l’écrivain. Le dédoublement de personnalité y est parfaitement rendu par des références picturales au cubisme et à l’expressionisme du début du XXe siècle, en particulier Edward Munch et Otto Dix. La volupté des couleurs primaires employées radicalise l’approche propre à ces peintres et permet au dessinateur d’offrir une belle et discrète métaphore visuelle aux tourments du pauvre Jekyll. En utilisant la loi du contraste simultané des couleurs, telle que l’a formulée Eugène Chevreul, Mattotti trouve en effet la parfaite expression de la schizophrénie monstrueuse au centre du texte de Stevenson : le dessinateur rapproche plusieurs couleurs très contrastées les unes des autres, et lorsque le lecteur les regarde successivement, chacune influence la perception qu’a l’œil de la nuance et du ton de l’autre. Chevreul évoque ainsi que « dans le cas où l’œil voit en même temps deux couleurs qui se touchent, il les voit les plus dissemblables possibles ». Et surtout, c’est, ajoute-il, « une modification qui se passe en nous ». C’est précisément cette modification qui se passe en Jekyll, que Mattotti veut saisir et transmettre au lecteur, pour qu’il la ressente à son tour dans sa propre perception.
L’expressionnisme de certaines adaptations de textes littéraires en bande dessinée a donc bien pour vocation de communiquer visuellement le sentiment que font naître un texte et un récit, de saisir son ambiance et de traduire la vision personnelle qu’en ont eu les dessinateurs, et ce par les seuls moyens graphiques. Dans cette perspective, on pourrait encore citer le très beau Dracula d’Hyppolite (Glénat, 2004), tout en carte-à-gratter, mais aussi l’Heptaméron de Maria Colino (CNBDI, 2001), l’ambitieux Ibicus de Pascal Rabaté (Vents d’Ouest, de 1998 à 2001) et bien d’autres encore.

Mais un autre grand classique du genre approche l’adaptation selon une voie différente : il s’agit du célèbre 120, rue de la gare que Jacques Tardi a réalisé en 1988 d’après Léo Malet. Le rapport entre l’œuvre originale et sa transposition en bande dessinée atteint ici son point d’équilibre absolu. L’histoire de Malet est scrupuleusement suivie à la lettre, à la péripétie près, et pourtant cela n’empêche pas Tardi de livrer un objet absolument personnel. Dans son livre sur cette adaptation, Jean-François Douvry parle avec justesse d’une « rencontre » entre les personnalités des deux auteurs, comme si la bande dessinée leur avait offert un point de convergence. Cette première aventure de Nestor Burma, écrite et publiée pendant la Seconde Guerre mondiale, est considérée comme le premier polar français. Se démarquant à la fois du récit à énigme d’Agatha Christie et de l’introspection psychologique propre à Simenon, l’écriture de Léo Malet est entièrement tendue par son atmosphère si particulière, aussi sombre que délétère. Tardi retranscrit cela à la perfection, lui dont l’appétit pour le désordre noir, la décrépitude sordide et le dérèglement moral s’est manifesté dans tous ses livres. Ces éléments lui permettent de dépeindre une humanité désespérée et désespérante, dont le caractère tragi-comique picaresque n’est pas sans rappeler Louis-Ferdinand Céline, romancier que Tardi admire et qu’il a illustré à plusieurs reprises (Voyage au bout de la nuit, Casse-Pipe, Mort à crédit…).

120, rue de la gare donne ainsi l’occasion au dessinateur de s’immerger dans une époque trouble de l’Histoire française selon trois axes : les camps de concentration, la France « libre » et la France occupée. Par rapport à l’œuvre originale, la singularité de la bande dessinée apparaît dans sa capacité à ressusciter la réalité de l’Histoire : lorsque Malet avait publié, les maisons d’éditions étaient sous contrôle nazi. En conséquence, le romancier ne pouvait pas s’appesantir sur certains faits explicitement marqués par le joug allemand et la complaisance pétainiste. En s’appropriant le récit de Malet, Tardi réinscrit sa trame dans son environnement naturel, avec cette obsession propre au dessinateur d’offrir une image la plus fidèle possible de la réalité du passé. Il recompose les décors de la France occupée en utilisant des livres, des accessoires, des panneaux signalétiques et des journaux d’époque. Surtout, une quantité d’affiches de films, d’affiches publicitaires, d’affiches de propagande et de graffitis résistants et injurieux composent l’arrière-plan des cases : en doublant l’image avec d’autres images d’époque, le dessinateur engage un passionnant dialogue entre les représentations du présent (son propre dessin) et celles du passé (les affiches).

Plusieurs entreprises éditoriales récentes se sont données pour ambition de prolonger cette démarche « artiste ». Ainsi, la collection “Noctambule” de Soleil Productions et l’association Rivages/Casterman semblent laisser une liberté totale aux dessinateurs et accueillent des titres loin d’être « grand public ». Le travail de Casterman se distingue en particulier par l’exigence dont les bandes dessinées font preuve, tant au niveau du graphisme que du support littéraire. La collection “Fétiche”, qui recycle en bande dessinée le catalogue de Gallimard, semble également promettre de belles réussites, parmi lesquelles on peut déjà compter Le Petit Prince de Joann Sfar (dont le dessin ne double pas seulement le texte de Saint-Exupéry mais aussi les illustrations, produisant de nouveau un curieux Doppelgänger) et surtout Roi rose, de David B., d’après un récit méconnu du merveilleux Pierre Mac Orlan.

Pour finir, on ne saurait passer sous silence les adaptions qui prennent de grandes libertés avec le matériel original. Dans ces cas-là, l’œuvre souche n’est pas seulement transposée graphiquement, elle est aussi transfigurée, profondément réinventée. L’un des plus anciens exemples en la matière est sans doute le Don Quichotte de Benito Jacovitti, publié pour la première fois en 1953. Cette bande dessinée n’a plus grand-chose à voir avec l’œuvre de Cervantès : elle s’en détache d’ailleurs en mettant en scène non pas le chevalier à la triste figure, mais un de ses descendants. Pour illustrer cela, une très belle séquence au début de la bande dessinée montre l’esprit de Don Quichotte se détacher d’un tableau qui le représentait pour venir habiter le corps de son héritier. La métaphore est belle : Jacovitti nous indique par là qu’il se réapproprie l’esprit du héros de Cervantès plutôt que la lettre. On retrouve pourtant bien la dimension héroïco-comique et satirique de l’œuvre phare du Siècle d’Or espagnol, mais transposée au XXe siècle avec des enjeux bien plus contemporains. Les rêveries chevaleresques du héros se heurtent à la modernité et à l’urbanisation, il doit affronter les nouveaux moulins à vent de nos sociétés : l’exploitation financière, les dérives politiques, la corruption, les syndicats malhonnêtes et les abus du quatrième pouvoir, entre autres.

On retrouve la même volonté de déplacer un mythe littéraire vers notre monde contemporain dans la remarquable relecture de Pinocchio par Winshluss (Les Requins marteaux, 2008 ; ce même récit avait déjà été adapté, à quatre reprises, par Jacovitti). La fable de Carlo Collodi devient entre les mains du redoutable humoriste noir une odyssée absurde et tragi-comique. Le pantin de bois a laissé place à un robot d’acier, le menuisier Geppetto est devenu un savant à la solde des puissances militaires, et l’apologue humaniste et féérique du XIXe siècle a laissé place à une vision désenchantée, autant cynique que mélancolique, sur les dérives d’un XXe siècle rongé par la course à l’armement nucléaire et un consumérisme effréné. Entre forme virtuose et narration virevoltante, cette bande dessinée est appelée à faire date, tant pour ses capacités à retravailler une œuvre préexistante que pour ses qualités d’invention trop rarement égalées.

Entre temps, on peut citer encore Alberto Breccia qui, en 1982, signait avec son Dracula, Dacul, Vlad, Bah une étonnante relecture satirique du mythe de Bram Stoker, dont le personnage entame un pèlerinage sur le territoire du Nouveau Monde, en particulièrement l’Argentine où la sanguinaire dictature militaire déborde ses propres appétits monstrueux, acculant le vampire à trouver refuge... dans une église. Dans une perspective à peu près similaire mais toutefois plus légère, la célèbre Gemma Bovery de Posy Simmonds (1999) démontre encore l’aptitude de la bande dessinée à moderniser une œuvre qu’on croyait pourtant ancrée dans son temps et inséparable de son auteur. Ici Madame Bovary se transforme en comédie très british, aussi ironique que cruelle, avec une portée satirique tout à fait contemporaine – digne en cela de Flaubert.

D’autres œuvres sont à ce point transformées qu’on en vient même à oublier le support littéraire. La créativité de l’auteur de bande dessinée y apparaît prépondérante. En 1971, Mystérieuse matin, midi et soir semble bien loin de l’univers de Jules Verne, mais s’inscrit parfaitement dans l’esprit poétique, pop et surréaliste de Jean-Claude Forest. Que dire aussi du Salammbô de Philippe Druillet ? Même si le texte de Flaubert reste bien présent, l’odyssée de science-fiction aux visions délirantes paraît à des années lumières du roman historique. En 1997, Blutch signait avec Péplum le chef-d’œuvre que l’on sait, prenant Pétrone et son récit décadent pour prétexte à une de ces chorégraphies séquentielles, stylistiquement sidérante, dont il a le secret.

Symboliquement, on peut clore ce panorama avec l’adaptation en 2000 du Roi au masque d’or de Marcel Schwob, par David B. et Emmanuel Guibert, qui va jusqu’à retourner l’œuvre de l‘écrivain contre lui : Le Capitaine écarlate se lit en fait comme une biographie imaginaire et fantastique de Schwob lui-même, précisément connu pour ses Vies imaginaires reposant sur le même principe. À travers cette stratégie très réflexive apparaît finalement tout le talent des auteurs et de la bande dessinée même à s’approprier l’œuvre des romanciers.

Nicolas Tellop

Bibliographie

Bresson, Robert, Notes sur le cinématographe, à propos du Journal d’un curé de campagne, Gallimard, 1951. / Cleder, Jean, « L’adaptation cinématographique », en ligne sur le site Fabula.org, 2004. URL : http://www.fabula.org/atelier.php?Adaptation / Douvry, Jean-François, Rendez-vous : 120, rue de la gare – Autopsie d’une adaptation, Casterman, 1988. / Founau, Jean-Pierre, « B.D. et littérature fantastique », Nouvelle Revue Française, No.226, octobre 1971, pp. 173-178. / Groensteen, Thierry, Un objet culturel non identifié, Angoulême, L’An 2, 2006. / Khoury, Saad, interview pour la revue Le Polyglotte, disponible dans son intégralité sur Internet à l’adresse suivante : http://www.aplv-languesmodernes.org/spip.php?article1608 / Tramson, Jacques, « Les adaptations de textes littéraires en bandes dessinées », Europe, No.720, avril 1989, pp. 80-87.

Corrélats

description – genre – métaphore – poésiescénariothéâtre