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dialogue

François Poudevigne

La notion de dialogue désigne la forme la plus naturelle de la parole lorsqu’elle tend à devenir échange. Il s’agit donc d’une modalité énonciative prenant la forme d’une interaction, qui se caractérise par l’alternance des tours de parole, chaque énonciateur devenant tour à tour locuteur puis allocutaire. Une confusion entre le sens du préfixe dia- (à travers) et celui du préfixe di- (deux) peut conduire à envisager le dialogue comme un échange entre deux locuteurs seulement ; or ce préfixe ne fait qu’indiquer l’idée d’une parole « qui circule », qui s’échange entre plusieurs locuteurs, dont le nombre ne saurait être restreint à deux. Ce glissement vient de ce que la communication en tant qu’acte est généralement envisagée suivant le schéma prototypique d’un « tête-à-tête », bien que ce prototype ne corresponde en rien aux expériences énonciatives les plus fréquentes.

[Mars 2014]

La notion de dialogue désigne la forme la plus naturelle de la parole lorsqu’elle tend à devenir échange. Il s’agit donc d’une modalité énonciative prenant la forme d’une interaction, qui se caractérise par l’alternance des tours de parole, chaque énonciateur devenant tour à tour locuteur puis allocutaire. Une confusion entre le sens du préfixe dia- (à travers) et celui du préfixe di- (deux) peut conduire à envisager le dialogue comme un échange entre deux locuteurs seulement ; or ce préfixe ne fait qu’indiquer l’idée d’une parole « qui circule », qui s’échange entre plusieurs locuteurs, dont le nombre ne saurait être restreint à deux. Ce glissement vient de ce que la communication en tant qu’acte est généralement envisagée suivant le schéma prototypique d’un « tête-à-tête », bien que ce prototype ne corresponde en rien aux expériences énonciatives les plus fréquentes.

On oppose parfois la notion de conversation, échange plus libre et partant plus naturel sur le plan du propos comme de la forme, à celle de dialogue, qui désignerait alors une tentative de reproduire de façon plus artificielle cette fluidité de la conversation dans un autre contexte (littéraire, cinématographique ou, bien évidemment, bédéique.) Le premier enjeu de ce type de reconstruction est donc de parvenir à restituer, au-delà de toute artificialité, la spécificité du langage oral dans le régime de l’écrit. Le dialogue a en effet ceci de particulier d’osciller entre deux régimes aux fonctionnements bien distincts : le régime oral et le régime scriptural, et la tradition en bande dessinée (comme en littérature) veut que le second s’abolisse dans le premier. Le dialogue, en tant qu’il est une reconstruction, impose donc comme premier défi celui de se donner à entendre plutôt qu’à lire. D’où les diverses stratégies développées dans les arts du langage pour réussir à rendre cette oralité du dialogue de la façon la plus juste possible. Certains auteurs utilisent en ce sens divers procédés (registre linguistique familier, système d’apostrophes, exclamations, interjections, marqueurs sociolectaux et / ou idiolectaux) pour exhiber la dimension orale des dialogues qu’ils mettent en place (que l’on pense notamment au « m’enfin ! » de Lagaffe, marqueur d’oralité s’il en est. Au-delà de ce seul exemple, tout le travail de Franquin autour de la langue peut d’ailleurs être lu comme une tentative − heureuse, à notre sens − de recréer le plus justement possible l’authenticité du langage oral dans les bornes de l’écrit.)

En littérature comme en bande dessinée, « le mot dialogue connote souvent l’idée d’un échange "constructif", conduit selon les règles, et ayant pour objectif d’aboutir à un consensus » (Dictionnaire d’analyse du discours), ou à tout le moins à un progrès. Le dialogue aurait alors ceci de particulier qu’il établirait une tension dialectique susceptible de mettre en mouvement un propos, de dramatiser une intrigue, de cristalliser un conflit, là où la conversation serait un échange aux contours plus lâches et à l’horizon pragmatique plus flou. Et cette conception très dynamique du dialogue en a profondément déterminé l’usage dans le champ de la bande dessinée.

En effet, le dialogue est la modalité discursive la plus courante – sinon la seule – d’une immense majorité des personnages de bande dessinée : il est rare qu’ils aient recours à d’autres formes de parole (comme le monologue, qu’il soit ou non prononcé à haute voix), et, quand ils le font, ce genre de démarche signale en général le caractère d’étrangeté de l’œuvre en question. Lorsqu’un personnage de bande dessinée s’exprime, il ne le fait généralement pas de manière isolée : sa parole est presque toujours prise au sein d’un réseau d’autres paroles, qui la motivent, la prolongent, lui font écho. Même lorsque le héros réfléchit à voix haute (phénomène rare et toujours bref), sa parole garde toujours une cohérence sémantique et syntaxique qui permet, et postule en creux, l’existence d’une réponse potentielle, la possibilité d’une inscription au sein d’un réseau communicatif plus dense. La bande dessinée ne tente ainsi que rarement de traduire le caractère épars et morcelé de la parole intérieure.


De même, certains personnages secondaires et censément non-doués de parole (au premier rang desquels les animaux) apparaissent parfois comme un prétexte à maintenir cette cohérence dialogale tout au long d’un album, y compris lorsque le héros parle seul ou se refuse au dialogue. Cette thèse serait confirmée par deux œuvres patrimoniales : Tintin, tout d’abord, où Milou, s’il ne dialogue pas vraiment avec son maître, paraît tout de même parfois « lui répondre » par le biais de bulles de parole ; la cohérence dialogale, si elle est factice sur le plan diégétique, est maintenue aux yeux du lecteur. Et Astérix, où, dans Le Bouclier arverne, Idéfix est directement pris à partie par ses deux maîtres se disputant, qui l’incluent ainsi « malgré lui » au sein d’un réseau dialogal. Il devient alors pareillement pour le lecteur l’un des actants de ce dialogue. Ces deux exemples nous montrent à quel point la parole en bande dessinée est une parole qui tend à devenir dialogale. Quelles raisons peut-on trouver à cela ?

Nous l’avons dit, le dialogue constitue en régime de fiction la modalité discursive la plus dramatisée qui soit. Étant fondé sur le principe d’interaction (sinon de confrontation), le dialogue est à même d’instaurer, par le biais du langage, une réelle dynamique au sein d’un récit. Il devient donc la modalité énonciative privilégiée d’une certaine conception de la bande dessinée qui favoriserait l’intrigue, la mise en tension, la péripétie. Au sein d’un médium où la force d’évocation, la dimension contemplative est facilement prise en charge par l’image, la fonction de l’élément verbal serait d’inévitablement tendre vers l’action. Le dialogue, dans la mesure où il met en place un conflit entre deux instances de parole, est à même de constituer un vecteur de progression de cette action. Dès lors, la parole réflexive voire auto-réflexive est évacuée, tout comme l’introspection ou le monologue. À la limite, l’expression d’un dilemme, en tant qu’il constitue la forme la plus conflictuelle du monologue, peut être maintenue. En ce sens, le dialogue constitue la modalité énonciative essentielle d’une bande dessinée fondée sur la dynamique d’intrigue, et sa progression. La parole en bande dessinée est majoritairement une parole adressée, transitive, qui perd du même coup sa potentielle opacité, ce repli sur le signifiant qui fonde la parole poétique.
Même dans des situations censément monologales, où le lecteur n’est confronté qu’à une seule prise de parole (on peut penser au fameux Chat de Geluck), le schéma dialogal est maintenu car le personnage, se présentant invariablement face au lecteur, donne l’impression de s’adresser ostensiblement à celui-ci : son monologue est ainsi ramené par l’ensemble du dispositif au format d’une prise de parole au sein d’un dialogue dont le lecteur serait l’interlocuteur.

Cet usage du dialogue en tant que vecteur de progression narrative est exacerbé dans le cas de certaines bandes dessinées à fortes contraintes créatrices – en particulier dans le cas de l’itération iconique partielle ou totale. Ces récits révèlent pleinement les potentialités du principe dialogal dans la conduite d’une intrigue – et la manière dont il peut engendrer à lui seul de véritables scènes, animant de multiples façons toujours les mêmes images.

L’image n’assume ici qu’une fonction d’ancrage du dialogue, et c’est le dialogue, dans ses variations et la tension qu’il parvient à établir, qui anime l’image et permet de créer une séquence narrative là où, sans lui, il n’y aurait eu qu’une mise en série d’images vides de sens. Certaines œuvres sont même allées jusqu’à éluder complètement l’image pour ne conserver dans le blanc des vignettes que les seules bulles de parole, comme en suspension. Au-delà de son étrangeté plastique, et de la volonté d’élucidation qu’il peut être à même de susciter dans l’esprit du lecteur, ce type de dispositif permet de révéler la fonction narrative du dialogue, et la tension dramatique qu’il peut être à même d’engager – en même temps que sa spécificité dans le champ de la bande dessinée. En effet, le dynamisme narratif que nous venons d’évoquer est relayé et enrichi par un certain nombre de procédés propres au médium qui, même lorsque le contour des bulles en vient à être supprimé, maintient le cap d’un fonctionnement de type bédéique – mise en séquence, disposition des bulles au sein de la vignette, jeu sur la spatialité à différentes échelles. Le dialogue, en bande dessinée, est un dialogue mis en scène car mis en espace, et de cette mise en espace naît sa validité en tant que vecteur narratif.

Enfin, sur le plan formel et non plus fonctionnel, on notera que le lieu d’inscription privilégié du dialogue en bande dessinée reste évidemment, dans l’immense majorité des cas, la bulle de parole, qui permet par rapport au régime littéraire, de faire l’économie à la fois des marqueurs graphiques (tirets / guillemets ; l’embrayeur du ballon signalant sans confusion possible le locuteur à rattacher à chaque prise de parole) et des verbes de paroles (la bulle étant à elle seule une manière de dire « je parle », et la variation synonymique sur les verbes de parole en littérature se traduisant ici par le contour des bulles, contour dont l’expressivité permettra de modaliser telle ou telle prise de parole, et d’ainsi modifier la perception du dialogue par le lecteur.) Ainsi se répartit l’usage canonique de la parole en bande dessinée : le dialogue des personnages se traduit par l’alternance des bulles de paroles, le discours narratorial (si discours narratorial il y a) restant cantonné aux récitatifs.

Maintenant que nous avons exposé et défini cette norme dialogale en bande dessinée, il est nécessaire de nous pencher sur son questionnement, voire son dépassement. Aussi bien qu’en littérature, la bande dessinée en tant que forme artistique s’est construite dans la complexification croissante de ses systèmes énonciatifs.
Une des premières façons de remettre en cause cette hégémonie dialogale au sein de la bande dessinée est de maintenir le dialogue dans sa fonction d’échange, mais de modifier la nature, la forme de cet échange. C’est ainsi son statut verbal qui est attaqué : en effet, les personnages ne s’expriment plus, dans certaines œuvres, que par pictogrammes. Le contenu informatif est nécessairement modifié car réduit à la portion congrue. Toutefois, la dimension dramatique est maintenue, et si l’on peut dire, exhaussée, puisque seule compte la fonction informative de la parole au-delà (ou en-deçà) de sa fonction expressive : le propos de chaque personnage ne compte plus dans son comment, mais seulement dans son quoi. L’immédiateté avec laquelle le pictogramme est déchiffré permet au dialogue de gagner en vivacité ce qu’il perd nécessairement en complexité. Ce type de procédé se rencontre essentiellement dans des récits brefs ayant valeur d’anecdotes, et n’est que rarement systématisé à l’échelle d’un album. Certains auteurs pourtant s’y sont essayé (Avril et Petit-Roulet dans leur Soirs de Paris), et prouvent ainsi que le dialogue en bande dessinée peut aisément se passer de l’élément verbal.

D’autres albums interrogent encore plus avant le principe dialogal : les albums de bande dessinée muette. Une approche trop rapide de la notion pourrait conduire à confondre muette et mutique ; ce n’est pas le lieu de défendre ici la dimension « orale » de la bande dessinée paradoxalement dite « muette » (et qu’il faudrait bien davantage appeler « non verbale ») ; mais, en ce qui nous concerne, force est de constater qu’il se trouve également dans ce genre d’album de nombreux cas de dialogues – ou plus exactement de situations de dialogue. En effet, ces bandes dessinées interrogent au plus près la notion de dialogue en tant qu’elle constitue un acte de langage (speech act). Nous ne sommes plus confrontés, en tant que lecteur, à des gens qui parlent et qui, se parlant, nous parlent indirectement, mais à des gens qui sont visiblement (au sens propre) en train de se parler − et ce indépendamment de nous. Il nous faut alors faire l’étrange expérience d’une sorte de mise à l’écart d’une situation de communication dont nous sommes pourtant les spectateurs. Mais le dialogue est maintenu, et bien maintenu ; et la prouesse de cet exercice consiste dans le fait que s’il n’est plus « audible », il n’en reste pas moins lisible. La bande dessinée muette permet ainsi de saisir de manière particulièrement éloquente que le dialogue ne peut en rien être réduit à un simple acte verbal, mais qu’il engage également tout le corps, depuis le visage et l’infinie variété de ses mimiques, jusqu’aux mains et postures générales que le corps adopte – ce que la bande dessinée est parfaitement à même de traduire, du fait de son hybridité sémiotique. En ce sens, certaines bandes dessinées qui privilégient outrageusement les plans serrés sur le visage inexpressif de leurs personnages au détriment de toute une « gestualité énonciative » passent à côté de la dimension toute « physique » de la confrontation dialogale.

La contestation du canon dialogal peut enfin s’effectuer, à l’inverse, non plus sur le plan de sa nature (comment représenter, exprimer la notion de dialogue) mais sur le plan de sa fonction (à quoi sert le dialogue au sein de l’énonciation bédéique). Nous avons dit de cette fonction qu’elle était essentiellement narrative, dramatique, que le dialogue était un élément central et souvent moteur de la mise en intrigue du récit de bande dessinée. C’est ainsi que certaines œuvres qui s’attaquent à la notion même d’intrigue en bande dessinée (comme s’y était attaqué le nouveau roman en son temps dans le domaine littéraire) remettent en cause cette fonction initiale du dialogue. À quoi d’autre peut-il donc servir ? Si l’on considère le cas particulier de l’autobiographie, deux précurseurs du genre dans le domaine français nous donnent l’exemple d’une émancipation du carcan narratif auquel le dialogue s’était jusque-là trouvé contraint dans la bande dessinée traditionnelle : Jean-Christophe Menu et Mattt Konture. Le premier, dans son Livret de phamille, représente un « ectoplasme », un double éthéré du personnage de l’auteur, avec lequel celui-ci entre en discussion.

Le second, dans Krokodile Comix, met en scène un dialogue entre la bulle du personnage et le récitatif du narrateur. Le point commun de ces deux usages est de questionner la fameuse transitivité du dialogue en bande dessinée, contraint de n’exprimer que des situations de confrontation externes. Pour ces deux auteurs, le dialogue est un moyen d’exprimer leur désarroi et leurs interrogations intimes. La bande dessinée explore dès lors un autre espace narratif (il ne s’agit plus de simplement raconter mais de se raconter), et le dialogue devient un moyen d’interroger sa propre intériorité. Il s’agit ici d’une remise en cause du dialogue en tant que confrontation à l’autre : il devient une notion susceptible d’exprimer un certain principe d’introspection – un véritable dialogue intérieur.

Enfin, ultime contestation du dialogue et de sa transitivité, certains auteurs optent pour des dispositifs énonciatifs qui pourraient s’apparenter à des dispositifs dialogaux mais dont ils brouillent, à dessein, la lisibilité. Ce qui se présente comme une scène de dialogue se métamorphose progressivement en conversation plus ou moins cacophonique, à mesure que nous progressons dans notre lecture et que nous constatons l’impossibilité qu’il y a d’en rétablir la cohérence (l’album de Marlene Krause, À un autre endroit, abonde en ce genre de situations). Et cette « cacophonie » ne correspond plus dès lors à la notion de dialogue (dont la définition repose sur une nécessaire écoute – si ce n’est entente – réciproque) : la parole s’émancipe, échappe à sa transitivité dialogale, pour nous plonger au cœur d’une situation de communication, qui vaut pour elle-même et par elle-même, au-delà ou plutôt en-deçà de toute velléité narrative.

François Poudevigne

Bibliographie

Baetens, Jan, « Littérature et bande dessinée, enjeux et limites », Cahiers de narratologie, Analyse et théorie narrative, No.16, 2009. [En ligne ; URL : http://narratologie.revues.org/974 ] / Détrie, Catherine, Siblot, Paul, Vérine, Bertrand (dir.), Termes et concepts pour l’analyse du discours, Une approche praxématique, Honoré Champion, 2001. / Ducrot, Oswald, Schaeffer, Jean-Marie, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil, 1995. / Dürrenmatt, Jacques, Bande dessinée et littérature, Classique Garnier, 2013. / Charadeau, Patrick, Maingueneau, Dominique (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil, 2002. / Groensteen, Thierry, Bande dessinée et narration, PUF, 2011. / Searle, John Rogers, Les Actes de langage [Speech Acts : an Essay in the Philosophy of Language], Hermann, 1972 [1969].

Corrélats

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