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souvenirs sur pierre couperie

Dominique Petitfaux

[Mars 2014]

Nous autres, qui écrivons sur la bande dessinée, descendons de Francis Lacassin et Pierre Couperie, nos pères fondateurs, qui devaient devenir rapidement des frères ennemis. Tous deux, à partir de la naissance en 1962 du mouvement bédéphile et de sa première revue, Giff-Wiff, ont écrit sur la bande dessinée avec une brillance et une pertinence que l’on n’imaginait pas possible avant eux, et que l’on n’a pas retrouvées depuis (à quelques exceptions près, que je me garderai bien de citer ici pour ne pas créer de vains remous).

Lacassin et Couperie étaient cependant bien différents dans leur approche de la bande dessinée. Le premier la voyait essentiellement comme une modalité de la littérature, le second comme un genre graphique. Quand Lacassin démontrait avec brio que la suite des aventures de Bécassine était en quelque sorte À la recherche du temps perdu raconté du point de vue de Françoise, la domestique, Couperie glosait savamment sur l’utilisation du noir dans le journal Le Bon Point amusant : dans leur approche différenciée, chacun d’eux, finalement, incarnait d’une certaine façon l’un des deux versants de ce que le premier théoricien de la bande dessinée, Rodolphe Töpffer, avait appelé la « nature mixte » de ce mode d’expression.


C’est bien sûr d’abord par ses préfaces et ses articles, notamment dans Phénix, que dans les années 1970 j’ai découvert Pierre Couperie. Puis, au début des années 1990, sur les conseils de Patrice Caillot, qui était comme moi membre de l’équipe de la revue Le Collectionneur de bandes dessinées, je me mis à fréquenter de temps en temps son séminaire, où je fus un auditeur à l’assiduité très irrégulière. C’est en 1978 que Pierre Couperie avait commencé son cours à l’École des Hautes Études, qui devait sonner le glas de ses autres activités. En effet, après une quinzaine d’années pendant lesquelles, puissamment aidé par Claude Moliterni, grand organisateur, chargé de régler tous les problèmes matériels, Couperie avait été extraordinairement actif (expositions, conférences, voyages à l‘étranger, relecture de tous les textes de Phénix), il disparut du monde de la bédéphilie, n’étant plus présent lors de ses grandes manifestations, ne publiant pratiquement plus aucun texte : le premier grand historien de la bande dessinée, écrasé par le travail que lui imposait son séminaire, n’existait plus que pour les quelques personnes – une dizaine, les jours d’affluence – qui le retrouvaient dans une salle de l’École des Hautes Études en Sciences sociales.

Le cours de Pierre Couperie était hebdomadaire et durait environ deux heures. Les auditeurs étant peu nombreux, tous se connaissaient, se parlaient, et il n’y avait pas non plus de barrière entre eux et Couperie, qu’il était possible d’interrompre pour demander une précision. L’atmosphère était à la fois studieuse et bon enfant, empreinte de respect mutuel. Les « séminaristes » les plus assidus − à ce que j’ai pu en juger − étaient la médiéviste Danièle Alexandre-Bidon, Nicole Lambert (dessinatrice des Triplés dans Madame Figaro), Annie Baron-Carvais (professeur de droit et auteure du “Que sais-je ?” sur la bande dessinée) et Patrice Caillot, conservateur à la Bibliothèque nationale.
Le séminaire de Couperie était à l’unisson de ses articles dans Phénix : précision historique, simplicité de l’expression, absence de jugements de valeur, modestie. Ne comptait que le dessin, son intérêt graphique, ce qu’il nous disait sur le pays, l’époque, la relation qu’il entretenait ou non avec le contexte historique et artistique de sa publication. Couperie prenait par exemple comme thème d’une série de cours « L’Art Déco dans la bande dessinée » et, au moyen de nombreuses diapositives − environ deux cents par séance – qu’il commentait sans l’aide de notes, il démontrait que ce mouvement artistique se retrouvait chez beaucoup de dessinateurs, comme McManus aux États-Unis ou Alain Saint-Ogan en France. Il aimait mettre en évidence que la bande dessinée n’est pas détachée du reste de la production artistique, qu’elle en fait partie. Il ne voyait pas une simple coïncidence, par exemple, entre le graphisme d’Alex Raymond dans Flash Gordon et les tendances esthétiques des années trente.
Tel Henri Langlois, qui avait décidé de sauver pour les archives de la Cinémathèque française tous les films possibles, en refusant de se poser le problème de la qualité intrinsèque de chacun, Couperie n’établissait pas de hiérarchie entre les bandes dessinées, pensant que les jugements critiques que l’on pouvait porter étaient fragiles, car ils ne faisaient souvent que refléter des opinions dominantes à un moment donné. Surtout admiratif, dans ses premiers écrits, des comics parus dans la grande presse américaine, il en vint progressivement à se passionner pour des bandes dessinées de toutes les origines géographiques et de toutes les époques, et à se désoler du manque d’ouverture d’esprit de ceux qui ne s’intéressaient qu’à la production d’un pays précis à une période donnée.

Paradoxe de Couperie : le plus généraliste des historiens de la bande dessinée ignorait délibérément un pan constitutif de toute bande dessinée, à savoir le scénario. Lors de son séminaire, jamais je ne l’entendis aborder la question du texte, de l’intrigue, du contenu des bulles, de son articulation avec l’image. Sur ce plan, il resta fidèle jusqu’au bout à l’esprit de ses grandes expositions des années soixante, axées uniquement sur le graphisme : des cases très agrandies où le texte des bulles était parfois supprimé, afin que les visiteurs apprécient les dessins, sans risquer d’être distraits par les dialogues. Couperie voulait ainsi lutter contre ce qu’il appelait « la dictature de l’écrit ». La bande dessinée était pour lui un univers essentiellement pictural, qui devait être analysé comme tel, selon des critères esthétiques. Quand, à partir des années 1980, fleurirent dans les écrits sur la bande dessinée nombre d’interprétations inspirées par le marxisme, la psychanalyse, le structuralisme, la sémiologie, il en éprouva un certain agacement. Il ne voyait là que des jeux intellectuels vains, et finalement assez faciles. Lors d’une séance de son séminaire – à laquelle je n’assistais pas –, il s’amusa à interpréter Tintin à la lumière des écrits de saint Thomas d’Aquin.

En avril 1997, Couperie accorda à Annie Baron-Carvais et à moi son dernier entretien, qui fut publié dans le No.84 du Collectionneur de bandes dessinées. Nous avions eu du mal à le convaincre ; lui, si disert autrefois, voyait cela comme une épreuve psychologique et intellectuelle. Il semblait préoccupé par son propre déclin, me disait que la relecture de ses anciens articles l’accablait, car il ne se sentait plus capable de s’exprimer avec autant de clarté. Nous le mîmes à l’aise en lui disant que nous lui communiquerions une transcription de l’interview, qu’il pourrait modifier avant publication. Il accepta finalement ; par amitié pour nous.

J’ai vu pour la dernière fois Pierre Couperie le 20 juin 1997, jour de son ultime cours. J’espérais − mais sans trop y croire − que, délivré de la charge de travail que lui imposait son séminaire, il allait à nouveau écrire (il savait par exemple que les colonnes du Collectionneur de bandes dessinées, dont nous lui envoyions tous les numéros, lui étaient grandes ouvertes). Mais il s’isola de plus en plus, il ne répondait pas aux lettres, laissait sonner son téléphone, ne sortait de chez lui que pour faire quelques courses. Seules Danièle Alexandre-Bidon et Nicole Lambert avaient réussi à garder le contact avec lui. Durant cette période, Moliterni, qui, lui, était resté très visible, me demanda comment il pourrait le revoir. Je lui suggérai − il trouva l’idée bonne, mais n’alla pas plus loin, je pense − d’aller un matin rue Daubenton, d’entrer dans l’immeuble avec le facteur, puis d’attendre que son complice d’autrefois vienne chercher son courrier à la boîte à lettres.

Couperie est mort seul, chez lui, en décembre 2009, probablement la veille de Noël. Francis Lacassin était décédé en août 2008 et Claude Moliterni en janvier 2009 : en seize mois, les trois grands pionniers de l’étude de la bande dessinée avaient disparu. Comme un certain nombre de mes amis historiens de la bande dessinée (de Denis Gifford à Jean-Claude Glasser), Pierre Couperie a été retrouvé mort plusieurs jours après son décès, et lui aussi dans un appartement dont toutes les pièces, du sol au plafond, étaient bourrées d’archives. Je suis heureux d’avoir pu contribuer à leur sauvegarde.

Dominique Petitfaux