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impassibles, vraiment ?

Lise Perret et Léo Louis-Honoré

[Février 2014]

Deux étudiants du Master bande dessinée de l’École européenne supérieure de l’image, à Angoulême, ont abordé le travail de Jason dans leur mémoire de fin d’études. Avec leur accord, Neuvième Art a prélevé (et légèrement remanié) quelques « morceaux choisis » de leurs textes respectifs, qui gravitent l’un et l’autre autour de la question de l’impassibilité des personnages.
On lira successivement le texte tiré du mémoire de Léo Louis-Honoré Itération et inexpressivité dans la bande dessinée humoristique (année universitaire 2010-2011), et celui provenant du mémoire de Lise Perret De Rodolphe Töpffer à Chris Ware. Approche de la réduction du geste en bande dessinée (année universitaire 2012-2013).

un artiste de synthèse

En 1845, Rodolphe Töpffer expliquait que « les signes graphiques au moyen desquels on peut produire toutes les expressions si complexes de la figure humaine se trouvent être au fond très peu nombreux, et [...] par conséquent les procédés d’expression sont puissants, non par leur multiplicité, mais par les faciles et innombrables modifications qu’on leur fait subir ».

En effet, dans la bande dessinée humoristique, un seul trait, par la manière dont il est orienté, suffit à donner de l’expression à un personnage. Cependant, l’absence ou l’économie d’expression s’avèrent également très forts, notamment en matière d’humour.
Dans le cinéma comique ou burlesque, la grimace, l’exagération et les gesticulations ont toujours su provoquer le rire (Jerry Lewis, Louis de Funès), mais l’impassibilité a également su se révéler être extrêmement drôle (Buster Keaton, Leslie Nielsen). L’humour fondé sur l’austérité et la sobriété débouche souvent sur une forme d’absurdité. L’inémotivité et le statisme d’un personnage peuvent le faire paraître stupide.
« Les gestes d’un orateur, dont aucun n’est risible en particulier, font rire par leur répétition. C’est que la vie bien vivante ne devrait pas se répéter. Là où il y a répétition, similitude complète, nous soupçonnons du mécanique fonctionnant derrière le vivant. » [1]

Le burlesque, et plus spécialement Keaton, a marqué certains auteurs de
bande dessinée comme Fabio Viscogliosi, François Ayroles ou encore Jason. Dans leurs œuvres, le genre s’exprime par des mésaventures ou histoires absurdes, souvent riches en gags ou rebondissements et mettant en scène des personnages peu expansifs.
Jason a su s’affirmer comme un créateur particulièrement original,
développant un style graphique d’une réelle puissance d’évocation, un ton
très personnel, au service de récits qui relèvent de genres très différents, du drame au suspense hitchcockien en passant par la fable, le roman policier, le gothique fantastique.


Servis par un graphisme clair et dépouillé, ses scénarios débordent d’idées et abordent des thématiques plutôt sombres (solitude, mélancolie, mort, dépression, incommunicabilité) en dépit de leur penchant pour l’humour absurde et le burlesque. Les récits de Jason sont tous marqués par une forme d’étrangeté, d’inattendu et de décalage qui ne laisse pas indifférent.
Le zoomorphisme des personnages en fait des créatures troublantes, habillées de vêtements sobres et étriqués aussi tristes qu’elles, et qui semblent traverser leur existence de bipède contre-nature avec résignation.
L’impassibilité est un élément primordial de son art, mais elle dégage paradoxalement une très forte émotion, une intensité presque paroxystique où la mélancolie sous-jacente finit par faire éclore une profonde poésie de l’être, une bouleversante expression de la souffrance d’exister. De l’incapacité d’aimer, aussi, car l’amour est un thème fort dans l’œuvre de Jason, un amour exprimé souvent avec douleur et fragilité, un amour plein de désespoir, comme impossible (qui rappelle certains films de Chaplin, comme Le Cirque).

Jason est un artiste de la narration. Il utilise la forme, la mise en page en « gaufrier », le rythme, la couleur, fragmentant le temps en un processus redoutablement efficace, pour nous raconter des histoires de fous. Tout est souvent foncièrement et génialement absurde dans ses livres, où se télescopent, en une synthèse improbable, l’humour, le drame, la folie, la poésie et la psychanalyse.

Mais Jason sait aussi très bien faire évoluer ses personnages mélancoliques dans un registre purement comique, comme en témoignent les strips plein de non-sens, de clins d’œil et de second degré qui figurent dans son livre Le Secret de la momie.

Léo Louis-Honoré

le piège des ressemblances

Les personnages de Jason ont la même morphologie, et leurs visages animaliers le même air impassible, les mêmes yeux vides. Aucun ne se distingue par une gestuelle particulière : ils déambulent dans un univers sobre en répétant des gestes quotidiens. Dans L’Art invisible, Scott McCloud explique que quand on se trouve face à un dessin minimaliste, c’est soi-même que l’on voit. Les personnages de Jason sont très simples et se distinguent peu les uns des autres : le lecteur peut donc se reconnaître dans chacun d’eux. Un peu comme s’il s’agissait d’un même personnage en constante mutation, ils utilisent souvent la chirurgie esthétique, changent de vêtements, mettent des perruques et du maquillage. Ces changements permettent de créer la confusion entre les coupables et les victimes, les hommes et les femmes, les morts et les vivants. On ne sait pas vraiment ce qu’ils cachent : moins ils le révèlent, plus nous pouvons l’imaginer.

Ce climat de confusion est utile dans une histoire où se déroule une énigme comme Le Char de fer (Atrabile, 2003). Il permet d’instaurer le suspense et de donner, par exemple, de bonnes intentions à un criminel. Le détective ressemble beaucoup à la victime. En faisant croire qu’il est le fantôme de la victime, il trompe celui qu’il pense être le coupable. Le lecteur est lui aussi trompé par le détective car il n’a pas connaissance du déguisement. La ressemblance entre le détective et la victime peut lui mettre la puce à l’oreille, mais il est obligé de revenir en arrière, de bien observer les détails et les différences. L’utilisation de personnages proches les uns des autres permet donc ici une sorte de jeu d’énigme qui accentue le suspense ; dans d’autres cas, elle contribue à enrichir les liens entre les personnages.


Ainsi, dans CHHHT ! (Atrabile, 2002), un oiseau couche avec une inconnue dans un train et se découvre papa quelques mois plus tard. Il élève son fils, qui grandit et devient adulte. Une planche montre le père répondant au téléphone, puis passant le combiné à son fils, auquel l’appel est destiné. La troisième case est une reprise de la première et met en évidence la ressemblance entre les deux personnages. Cette représentation du fils comme double de son père crée un sentiment d’absurdité, source de comique. Sur la même planche, on assiste ensuite à la rencontre entre le fils et sa petite amie ; or cette dernière ressemble à l’inconnue du train (sa mère donc, qu’il ne connaît pas). Cette nouvelle ressemblance fait douter de l’identité de ce personnage féminin. Ces liens équivoques entre les personnages contribuent à les enfermer dans une sorte de piège. Des relations entre eux sont possibles, mais ils semblent toujours manquer l’essentiel.

Les visages impassibles jouent un rôle dans le camouflage et la confusion des individus. L’absence d’expression et d’émotions affichées sur le visage crée une sensation étrange, en décalage avec le récit. Buster Keaton sacrifiait l’essentiel des expressions du visage pour les reporter intensément sur son corps. Comme si l’émotion de son personnage était trop grande pour que son visage suffise à l’exprimer pleinement. Les bras et les jambes, voire même les machines environnantes sont alors plus aptes à les exprimer que son seul visage. Chez Jason, les émotions, très intériorisées, s’affichent peu sur les traits du visage mais, contrairement à Buster Keaton, elles ne sont que très peu reportées sur leurs corps ou sur des éléments extérieurs.

La relative frustration que cette impassibilité peut engendrer pour le lecteur peut être renforcée mais aussi combattue par les yeux vides qu’arborent les personnages, à la manière d’Harold Gray, le créateur de Little Orphan Annie. Ce procédé accentue l’air impassible des visages et peut avoir plusieurs effets. Les personnages semblent porter un regard vide sur un environnement comme s’ils le subissaient passivement. Dans certaines circonstances, les yeux vides permettent d’éviter un excès de pathos [2] ; dans d’autres, ils obligent le lecteur à puiser dans ses propres émotions. Art Spiegelman, qui a utilisé ce même procédé dans Maus, explique qu’en utilisant des yeux à la Little Orphan Annie « tout devient bien plus ouvert aux associations d’idées internes de chacun [3]. »
Dans cette perspective, le choix d’un visage impassible et de ces grands yeux vides contribueraient à produire des émotions plus justes. Mais on ne saurait nier qu’il est également source de comique, qui naît du décalage entre l’environnement émotionnel du personnage et l’absence de réactions de celui-ci.

Lise Perret

[1] Henri Bergson, Le Rire : Essai sur la signification du comique, Presses Universitaires de France ; originalement paru en 1899.

[2] Cf. l’entretien avec Chester Brown réalisé par Nicolas Verstappen en juillet 2004 ; en ligne sur du9.org, URL : http://www.du9.org/entretien/chester-brown/

[3] Art Spiegelman, Meta Maus, Flammarion, janvier 2012, p. 149.