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une question de vocabulaire

Clément Lemoine

Parmi les lancements accompagnant le festival d’Angoulême figure cette année celui de Sequencity, un portail de librairies en ligne. Au-delà de la modernité du concept et des enjeux économiques qui en découlent, l’annonce de l’ouverture prochaine de ce portail permet d’évoquer une question de sémantique contemporaine. En effet, les fondateurs de Sequencity promettent de mettre en avant des mangas, des comics, des romans graphiques, des turbomédias et de la bande dessinée, l’ensemble de ces termes relevant selon eux de l’art séquentiel.

Le problème du glissement sémantique des mots manga et comics est déjà ancien, anticipé par les libraires et les bibliothécaires qui, plus que les autres, sont contraints de dresser au quotidien une cartographie du secteur. Nous ne manquons pas de puristes pour dénoncer l’absurdité des usages.


Ainsi l’exemple de Usagi Yojimbo, conçu par Stan Sakai comme un comics, qui se retrouve en France publié comme un manga et identifié comme tel dans les statistiques Gfk. C’est que, de l’identité nationale, notre vocabulaire a dévié vers la spécificité éditoriale, quitte à échouer finalement dans la définition du « manga français » et du « comics français ». Au fil des années, le fumetti, le manhwa ont aussi demandé leur autonomie, même s’ils sont encore aujourd’hui assimilés à leurs voisins plus puissants.
En ces temps de montée des nationalismes, cette évolution prend aussi un sens politique. On oublie trop souvent que l’histoire de la bande dessinée est aussi internationale. Que toute la presse européenne des années 1930 a découvert les équivalents du journal de Mickey, et que la naissance du story manga après-guerre est contemporaine des efforts de la jeune génération franco-belge pour faire du dessin animé sur papier. Ou encore que l’autobiographie est apparue à peu d’années de distance sous la plume de Tsuge, de Robert Crumb et de Marcel Gotlib.
Mais le problème qui émerge aujourd’hui est celui de la bannière générale du médium. Le flou est en place depuis plusieurs années. Au Japon, le mot comics est entré en concurrence avec le mot manga, et l’expression « roman graphique » est désormais mondiale. En France, reprenant le vocabulaire international, les amateurs de bandes dessinées industrielles américaines et japonaises utilisent depuis quelques temps l’expression bande dessinée avec une petite moue dubitative pour évoquer la vieille Europe. Enfin, sur la scène parisienne, certains éditeurs de romans graphiques rejettent hypocritement toute parenté avec la bande dessinée. Mais la solution des libraires de Sequencity est-elle viable ? Quand ils proposent de qualifier de bande dessinée le seul foyer franco-belge, pour attribuer au neuvième art l’appellation plus récente d’art séquentiel, ils adoptent une posture internationaliste qui mérite d’être interrogée.

Les sourcils que doit soulever cette appellation sont mus par deux sentiments. D’abord la méfiance envers toute forme de tropisme américain, qui préférerait une expression popularisée par Will Eisner à celle utilisée par Franquin, et renoncerait aux étymologies européennes. L’expression bande dessinée est plus récente que le médium qu’elle désigne. Jusqu’au début des années 1960, on parlait d’illustrés, d’histoire en images, voire de comics ! Mais la formule est aujourd’hui unanimement reconnue, et on la retrouve partout dans son acception la plus générale : sur les affiches de l’exposition du Musée de l’Histoire de l’Immigration, dans les articles rendant comptes du rapport de l’ACBD, dans les discours et dans les noms. Il est donc peu probable que cette nouvelle définition restrictive fasse florès.
D’autre part, si notre méfiance est légitime, c’est principalement au nom de la lutte contre le révisionnisme esthétique. Réduire la bande dessinée à son format éditorial, ce serait tourner le dos à cinquante ans d’histoire où lecteurs et auteurs ont englobé sous cette formule des œuvres internationales. Qui plus est, les combats militants ont souvent consisté à élargir la notion de bande dessinée au-delà de ses interprétations les plus réductrices (une bande dessinée peut être muette, une bande dessinée peut contenir son texte sous forme de cartouche, une bande dessinée peut ne pas présenter de héros, une bande dessinée peut tenir sur plus de 48 planches...). La limiter aujourd’hui à un genre identifié inverserait le sens de son histoire.
Surtout, le danger d’une telle géométrisation comics-manga-roman graphique-bande dessinée, si elle continue de prendre de l’ampleur dans les consciences, est qu’elle conforte les caricatures plus qu’elles ne les apaise. La scène du manga français montre que ce genre de pastiche est le plus souvent fade et caricatural. Au contraire, les événements heureux dans l’histoire de la bande dessinée ont toujours eu lieu en allant au rebours des replis identitaires et en s’affranchissant des codes en places. Mieux vaut un large panel d’histoires en images, qui aille de l’album illustré au blog, plutôt que des catégories trop identifiées.

Pourtant, on ne peut pas nier que Fairy Tail, Les Sisters, Building Stories et Walking Dead suivent des pistes différentes. On peut aller jusqu’à interroger nos modes de lecture en la matière : l’œil ne parcourt pas de la même façon un chapitre de L’Attaque des Titans et une planche de Long John Silver. Mais il ne faut pas nous faire prendre des vessies pour des lanternes et assimiler à des genres ce qui n’est que segment de marché. Que ferons-nous des strips de Moomin ? Big Foot est-il un roman graphique en trois parties ou une série de bande dessinée ? Peut-on se satisfaire de critères qui séparent Superman Terre Un (publié sous forme de graphic novel) et All-Star Superman (publié sous forme de comic book) ? À l’heure où le numérique nous affranchit des étagères de livres, ces catégories devraient ressembler à des archaïsmes.

Ce serait pourtant une bonne nouvelle que la bande dessinée parvienne à se découper selon des genres qui lui sont propres. Les distinctions traditionnelles nous venaient de la littérature populaire : humour, policier, science-fiction... Il est temps que la bande dessinée montre ses capacités à trouver un chemin autonome et retrouve ses propres genres, comme le gekiga ou le funny animal. À la clef de ce découpage se dessine la perspective de réinterpréter l’histoire du médium avec plus de souplesse. À défaut de trouver un père fondateur de la bande dessinée, on peut en donner un à la littérature en estampes (Töpffer), au woodcut novel (Masereel), au comic strip (Outcault). Des genres qui, ne l’oublions pas, sont internationaux.

Il est regrettable que nous n’ayons pas réussi à nommer la tradition franco-belge qui s’est développée dans la presse spécialisée pour adolescents et renforcée dans le format spécifique de l’album. Les appellations de 48cc, belgeries ou albums sont également contestables. Ce vide pointe peut-être du doigt l’absence de discours populaire fort et discriminant en France, où les théoriciens du médium ont toujours pris des positions œcuméniques sans se préoccuper d’une identité nationale. Dans tous les cas, la bande dessinée n’y a sans doute pas sa place.

Clément Lemoine

la présentation de Sequencity sur le site ActuaLitté.