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le metacomic : panorama du comic de super-héros après watchmen

Camille Baurin

[Février 2014]

En 1986, le genre superhéroïque est bouleversé par la parution de Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons. Les auteurs y explorent des tendances alors inédites : violence et folie du justicier, réflexivité graphique, et exposition d’une mémoire superhéroïque, tous ces thèmes étant pour la première fois mis en relation au sein de mêmes planches. Si d’autres avaient commencé à mettre en crise le statut du super-héros dans la société, on est là face à une radicalisation qui problématise ouvertement une figure connue pour son innocence.

Le super-héros est un personnage qui rend la justice en revêtant un costume pour cacher sa réelle identité, créant par là un alter ego exemplaire. Issu d’une industrie où prédomine un renouvellement régulier des catalogues éditoriaux, il est, depuis 75 ans, l’objet de stratégies de conquête et de fidélisation du lectorat dont le procédé de la réécriture est le plus représentatif. Le genre superhéroïque s’est en effet développé à partir d’une hypertextualité [1] constante qui explique la longévité de personnages désormais iconiques, comme Batman ou Spider-Man.

La postérité de Watchmen a permis l’émergence d’un ensemble de plus en plus important d’œuvres usant de procédés réflexifs qu’on attribuerait davantage à la bande dessinée d’auteur, façon Chris Ware ou David B. Pourtant, force est d’en constater la systématisation dans un genre connu pour sa naïveté. Cet article est consacré à l’étude de ce corpus post-Watchmen et aux enjeux de cette dimension réflexive : comment la considérer dès lors qu’elle interagit avec ce mauvais genre que constitue le comic de super-héros ? S’est-elle affadie à son contact ou conserve-t-elle la valeur d’outil critique que lui attribuent les théories de la métafiction ?
La production contemporaine, marquée par des scénaristes tels qu’Alan Moore (Watchmen, Supreme, Promethea), Frank Miller (The Dark Knight Returns), Grant Morrison (All Star Superman), Mark Millar (Red Son, Ultimates), ou encore Warren Ellis (The Authority, Planetary, Black Summer), reflète cette systématisation, lisible à l’aide des outils proposés par les théories de la réflexivité avec Dällenbach, de l’hypertextualité avec Genette et de la métafiction avec Waugh ou Hutcheon. Intertextualité, citation, réflexivité saturent en effet les œuvres, constituant par là leurs propriétés récurrentes. Elles sont autant de stratégies qui font du méta le trait commun de ce corpus, justifiant la création du terme metacomic pour le baptiser.
On examinera tout d’abord les marques formelles de ce méta-langage qui prend le super-héros et son genre comme domaine d’investigation. On verra ensuite en quoi il procède à une relecture de cette figure, tant sur le plan idéologique qu’esthétique, déployant des formes de représentation à la fois transgressives, critiques et nostalgiques.

Les propriétés récurrentes du metacomic

Une hypertextualité ostentatoire

De Watchmen à Planetary en passant par Red Son, l’hypertextualité du metacomic est évidente. Pourtant, tout en s’affirmant par cette particularité, le corpus pose d’emblée un premier obstacle à son étude. En effet, la tendance à réécrire la figure du justicier n’est pas neuve, elle remonterait même aux origines du genre. Pour relancer une intrigue ou réécrire les origines de personnages, les auteurs de comics − probablement sous l’influence du succès de Superman − usent depuis plusieurs décennies d’une même poétique de l’hypertextualité. Dès lors, en quoi le metacomic se distingue-t-il de cette tendance ?


Une première image permet de répondre à cette question : une pleine page de Planetary, où est représentée une équipe de super-héros inconnus. Ces personnages ont peu d’importance dans l’intrigue car à peine ont-ils surgi qu’ils sont tués par le héros de l’histoire. La pleine page, alors simple détail, est par nature paradoxale : pourquoi les auteurs mettent-ils en porte-à-faux l’économie du comic book (un fascicule contient 24 pages) en accordant autant d’importance à une apparition si fugitive ?
Parce que ces super-héros, bien qu’inconnus, évoquent pourtant des souvenirs de lecture. Par exemple, la femme revêt un costume que l’on prête plus volontiers à une autre superhéroïne : Wonder Woman. De même, l’homme habillé de blanc et de rouge se tenant à ses côtés serait anodin s’il n’arborait pas une cape gonflée par le vent qui à elle seule annonce la présence implicite d’une autre figure : Superman.
C’est bien par la voie du costume que chacun de ces héros suggère un autre groupe, celui-ci connu du grand public, la Justice League of America. En une seule pleine page, ces figurants deviennent porteurs de la mémoire d’un genre : ils sont imitations, variations, références. C’est par l’importance accordée à ces figurants que le détail de leur présence point, mettant à jour la spécificité des formes hypertextuelles du metacomic. Cette illustration permet en effet de dégager un processus d’imitation régulièrement utilisé dans les œuvres. Distincte du plagiat, elle s’enracine dans une cumulation de signes immédiatement identifiables à l’œuvre-source.

Le procédé est aussi utilisé dans Supreme, d’Alan Moore, dont l’intrigue repose sur la quête d’un super-héros amnésique, Supreme, donc, qui recouvre la mémoire à mesure que son univers se reconstruit autour de lui. Jennequin et Pennaud observent que « ce personnage est un décalquage à peine déguisé de Superman, l’idée étant sans doute de l’utiliser pour raconter toutes les histoires que l’original ne pouvait pas vivre, pour des raisons éditoriales et commerciales [2]. » Cette interprétation a l’avantage de souligner le parallèle qui existe entre Supreme et son hypotexte. Alan Moore y reprend en effet les nombreux éléments qui composent l’histoire de Superman : similitude des surnoms, même origine, même technique de camouflage… Cependant, en présentant l’imitation comme la cause d’une simple restriction, cette lecture nie le processus dynamique qu’elle induit au sein de l’œuvre. Car c’est dans l’accumulation de motifs repris de l’univers de Superman que se fonde la particularité de Supreme. La relation d’imitation n’est pas seulement présente, elle est signalée. Cette saturation permet alors de considérer Supreme non pas comme un avatar substitutif de Superman mais bien comme une reconstruction hypertextuelle qui crée toute sa spécificité.

Le metacomic décline un ensemble de stratégies réflexives où l’hypotexte est sans cesse révélé par la reprise de ses signes distinctifs. Ce mouvement est même l’objet de politiques éditoriales telles qu’Ultimate (Marvel) ou All Star (DC), qui consistent en des actualisations de personnages devenus iconiques : cette labellisation du geste hypertextuel, devenu élément promotionnel, en fait alors l’enjeu d’un pacte de lecture. Ces modes opératoires permettent de dissocier le metacomic du genre superhéroïque comme tel, car la pratique de la réécriture y est rendue ostentatoire, engageant une prise de conscience de sa nature.

L’intertextualité du metacomic


Le metacomic déploie une intertextualité massive qui consolide ce discours réflexif, via, par exemple, l’emploi récurrent de l’allusion, définie par Genette comme « un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions [3]. » La notion de perception renvoie alors au caractère implicite de l’allusion, lui supposant un degré de présence moindre que la réécriture. Dans The Authority, certaines propriétés de Superman et Batman transparaissent par exemple dans la représentation des héros Apollo et Midnighter. Tous deux affichent en effet une même symbolique cosmogonique, sous-tendue par la nature de leur surnom. « Apollo » suggère l’image du dieu solaire éponyme tandis que « Midnighter » fait intervenir le sème de la nuit. Or, ces caractéristiques évoquent la présence sous-jacente des deux super-héros iconiques, l’opposition du jour et de la nuit étant souvent utilisée comme métaphore filée pour décrire les liens entre Superman et Batman. L’allusion s’avère cependant moins explicite que le surlignement mimétique des exemples précédents. Apollo, s’il s’inspire de Superman, s’en différencie aussi par son costume, par exemple, ou par son origine. Malgré son caractère implicite, l’allusion consolide cependant le discours réflexif des œuvres : le lecteur est contraint de passer d’un comic à un autre pour en comprendre la portée.

L’écriture intertextuelle du metacomic peut également se nourrir d’une pratique citationnelle. La série Ex Machina en est particulièrement représentative, puisqu’elle emprunte à l’univers de Superman en le mentionnant explicitement dans sa condition fictionnelle. Kremlin, sorte de père adoptif du héros, se présente par exemple comme une réplique de Jimmy Olsen, ami de Superman [4]. Au même titre, Bradbury, un autre proche, mentionne sur un mode léger la Kryptonite de Superman : « Et moi qui pensais que le fromage était ta Kryptonite… Rapport à tes allergies aux produits laitiers [5]. » La citation peut également être de nature graphique, à l’image de cette scène se situant dans un comics shop.

Y sont représentées avec exactitude, par effet de réel, les couvertures d’autres séries, telles Planetary ou The Authority. Par ce jeu de collage, les comics cités interviennent en tant que fragment d’une autre œuvre, opérant une rupture graphique entre le style du dessinateur de la série et de celui dont l’œuvre est citée.

L’étude des propriétés formelles du corpus permet de dégager un certain nombre de figures réflexives propres au metacomic. Ce cadre conceptuel le rapproche du territoire métafictionnel et légitime son autonomie par rapport au reste du genre superhéroïque. Outre ces procédés, on retrouve dans le corpus les outils habituels relevés par la théorie de la réflexivité de Dällenbach. Auteur et lecteur sont par exemple régulièrement représentés dans les œuvres, comme dans Supreme (1985) ou The Authority. Au même titre, les mises en abyme sont récurrentes, trouvant leur aboutissement dans l’auto-représentation de l’œuvre elle-même, avec Tom Strong et Promethea. L’image est alors rendue dans sa condition plastique, esquissée parfois même en cours d’engendrement. L’ostentation de ces pratiques créatives est l’origine même du métadiscours des œuvres ; elle fait écho aux stratégies de la métafiction en général, comme, entre autres, les « jeux […] sur les franchissements de niveaux narratifs », une « massive mobilisation du réseau intertextuel » ou encore la « dénudation de l’artifice […] de la littérature [6]. »


Réflexivité et lecture idéologique

Linda Hutcheon envisage la métafiction dans le lien qui unit, par voie de ce qu’elle appelle « parodie sérieuse », une œuvre à son hypotexte [7] : la notion de parodie y est employée en dehors de sa définition habituelle, et se voit investie d’une dimension critique plutôt que satirique. De même, Waugh constate que la métafiction opère davantage sur un mouvement de problématisation que de destruction [8]. Partant, il s’agit d’examiner la valeur critique du metacomic : toute une partie du corpus fonde en effet son discours sur une mise en crise du super-héros, dans la déviance de la parodie par rapport à son modèle.


Le super-héros, en tant que figure générique, est une forme préexistante qui apparait pour les personnages des récits comme un rôle à réincarner. Les héros d’Ultimates ont par exemple connaissance d’un soldat, Captain America, qui, disparu pendant la seconde Guerre Mondiale, leur est présenté comme le modèle superhéroïque idéal. Décrit comme le premier justicier de l’histoire, ses valeurs patriotiques sont affichées sur son costume et son bouclier.
Le modèle superhéroïque peut également se forger grâce à un registre métafictionnel. On l’a déjà vu avec Ex Machina où la citation génère un modèle préexistant, Superman, maintenu dans la narration comme être fictionnel. La série Kick-Ass repose aussi sur ce postulat, traitant d’un adolescent fan de comics qui décide de devenir un justicier. « Pourquoi est-ce que personne n’a essayé de devenir super-héros en vrai ? [9] », demande-t-il au premier épisode. La phrase souligne la condition fictionnelle du super-héros qui pourtant sert de modèle, ce dernier renvoyant explicitement aux œuvres originales sur lesquelles il s’appuie. À l’inverse d’une réécriture traditionnelle qui feint l’absence de l’hypotexte, celui-ci est représenté dans l’intrigue comme objet métafictionnel propre.

Linda Hutcheon écrit à propos de l’art parodique qu’il « est à la fois déviation par rapport à une norme littéraire, et inclusion de cette norme [10]. » Les relations qu’entretiennent les protagonistes avec le modèle superhéroïque vont dans ce sens, l’intégrant et le détournant tout à la fois. Ce modèle est lié à la valeur exemplaire qu’on lui attribue depuis la seconde Guerre Mondiale. Captain America, en se battant contre Hitler avant même l’entrée des États-Unis dans le conflit, en est le plus représentatif. S’associant au concept de patriotisme, il illustre la façon dont le super-héros est devenu un exemplum [11] fédérateur face au mal absolu qu’incarnait le nazi.

Ce modèle fut également favorisé par des politiques éditoriales spécifiques aux comics. En effet, la bande dessinée, perçue comme un médium pour enfants, fit l’objet de nombreuses attaques dans les années 50. En réponse à ces polémiques, les éditeurs créèrent le Comics Code, dont les articles obligèrent à la représentation de situations respectables et conformes à l’éthique. La nécessité d’un contenu irréprochable explique l’hégémonie du super-héros en tant qu’exemplum : une figure costumée, triomphante, tenue de renvoyer une image respectueuse des autorités et des consensus américains. Le metacomic, en utilisant ce modèle pour fournir une comparaison avec son traitement du super-héros, figure alors un contraste sur le plan idéologique. Éminemment subversif, celui-ci génère plusieurs facettes du justicier dans son rapport à l’autorité politique et dans l’implosion de ses valeurs, entre super-soldat aveuglé et justicier démesuré.

Le super-soldat Superman

À l’image de Captain America dans Ultimates ou du Superman de Miller dans The Dark Knight Returns, le super-soldat est toujours affilié à un gouvernement précis, ce qui permet d’interroger son instrumentalisation politique. Dans The Dark Knight Returns, Superman est employé par Reagan pour résoudre le conflit de la Guerre Froide. Une planche montre bien la manière dont il est détourné au service d’un pouvoir institutionnel. Par la voie d’un zoom avant, le drapeau américain se transforme progressivement en logo de Superman, mettant l’accent sur les pouvoirs d’évocation des images entre elles.

Dans Red Son, Superman atterrit non plus aux États-Unis, mais en plein régime soviétique. Le héros, devenu communiste, apparaît pour la première fois dans les années 50, au milieu d’une Guerre froide qui dès lors évoluera en fonction de sa présence. Dès le titre, la filiation du héros au régime soviétique est évidente. Superman est à la fois le représentant d’un peuple et sous les ordres de Staline, ses vertus fédératrices étant utilisées à des fins politiques. Par ce déplacement géographique, sa condition originelle est poussée à son extrême : son désir aveugle de sauver le monde renvoie aux contradictions du concept superhéroïque quand il est affilié à un régime politique.
Le choix de Superman pour de tels détournements témoigne d’une ironie immédiatement identifiable par la réappropriation du héros le plus emblématique du genre. Le contraste entre le modèle Superman et son traitement dans ces œuvres leur confère un rôle de relecture critique qui évoque alors les propos d’Hutcheon : « L’un des résultats de cette fonction contrastive est que la parodie ironique peut réellement devenir une forme de critique littéraire [12]. »

Super-héros et démesure

C’est en toute logique que les auteurs envisagent dans cette continuité la démesure autoritaire du super-héros. Dans un premier cas, celle-ci renvoie à des justiciers chefs d’un État ou qui, dans l’exercice de leur fonction, présentent des formes d’excès. Ainsi du Comédien de Watchmen qui, face à la foule, incarne une autorité répressive. Il en est de même pour les deux dernières parties de Red Son, dans lesquelles Superman, une fois à la tête du régime soviétique, devient dictateur.
Dans un second cas, les super-héros sont des opposants à l’idéologie dominante et opèrent dans l’illégalité. À leurs yeux, le sauvetage du monde implique de prendre la charge d’un acte extrême. Dans Watchmen, Ozymandias fait par exemple croire à une invasion extra-terrestre pour détourner le monde du conflit de la Guerre froide et unifier les pays rivaux face à un ennemi commun, quitte, pour cela, à détruire une partie de New York. Dans Black Summer, le super-héros Horus tue le président des États-Unis en dénonçant ses actes illégaux.


Ces intrigues évoquent Les Mains sales, de Sartre, qui pose des réflexions similaires sur la nécessité du crime dans l’engagement politique. La métaphore des mains sales semble même ressurgir à l’ouverture de Black Summer, lorsqu’Horus apparaît aux yeux du public après avoir commis son crime, son costume maculé du sang du président. Celui-ci est d’autant plus apparent qu’il s’affiche sur la blancheur du héros, dans cette opposition déjà mise en valeur dans la pièce entre la pureté de l’idéaliste et la réalité des actes politiques. Le costume d’Horus s’assimile même au passé superhéroïque, à la blanche innocence du stéréotype, qui, désormais, est recouvert d’un sang réaliste, contemporain et réflexif. Car la représentation de la violence, proscrite par le Comics Code, est éminemment réflexive dans la transgression à la fois idéologique et esthétique qu’elle implique.
Le crime, symbole de l’engagement à une cause, appelle à chaque fois sa justification. À l’instar de la pièce de Sartre qui se conclut sur la revendication par Hugo de son crime, Black Summer s’ouvre sur une longue tirade de Horus justifiant le meurtre qu’il vient de commettre :

Il y a dix minutes, j’ai exécuté le président des Etats-Unis. […] Je suis convaincu que la guerre en Irak est illégale est fondée sur des mensonges. Je suis convaincu que notre peuple et le leur meurent pour des histoires d’argent. Je suis convaincu que l’Amérique n’est pas libre. […] Pour vous, j’ai commis un acte horrible qui me poursuivra toute ma vie [13].

Or, la justification part du présupposé que le geste superhéroïque ne sera pas compris, qu’il faudra l’expliquer et qu’il n’est pas univoque. C’est la conclusion qu’apporte Tom Noir, autre héros, à la fin de Black Summer : l’acte superhéroïque est forcément ambigu. Dans sa volonté de sauver le monde, transcendant l’autorité politique, il est d’emblée illégitime : « Les protecteurs rendent la justice de façon illégale. […] Je l’ai donc tué [Horus] avant qu’il prenne conscience qu’il était un criminel. Car je ne me fais pas d’illusions : je suis le méchant. [14] »
Et de fait, si les auteurs s’accordent à dénoncer l’instrumentalisation politique du super-héros, la question se complexifie en ce qui concerne la légitimité du justicier autonome, bienfaisante dans certains cas, plus controversée dans d’autres. La fin ouverte des œuvres signale l’absence d’une réponse unanime, et fait de l’éthique du justicier un phénomène irrémédiablement ambigu. Dans cette perspective, il s’agit peut-être pour lui d’abandonner ce rôle, à l’image d’Hundred dans Ex Machina, qui lui préfère la fonction de maire de New York.

Ce traitement produit une lecture critique du genre superhéroïque et dessine une stratégie de contre-attente. La notion de parodie telle que l’entend Hutcheon apparaît alors dans toute sa pertinence : « Le terme grec parodia signifie “contre-chant”. Le terme “contre” […] suggère une idée de comparaison, ou mieux de contraste […] [15] ». En effet, ces différentes incarnations du super-héros font du metacomic la démonstration d’une représentation contre son image stéréotypée. La parodie, en se jouant des traditions du genre ciblé, désigne alors son caractère réflexif : « En conduisant le lecteur […] à attendre le familier, le parodiste […] pose une stratégie de contre-attente qui finit par “mettre à nu” le principe structurel de l’œuvre [16]. » Cette réflexivité figure en ce sens une écriture de la transgression via la porosité d’un cadre idéologique qui ne peut contenir totalement le super-héros.

Revisiter l’histoire du genre superhéroïque

Si Watchmen a marqué l’évolution du genre superhéroïque pour sa réflexion sur la fonction politique du justicier, l’œuvre donne aussi à voir une autre tendance. En effet, la critique superhéroïque annonce en creux une reconstruction qui laisse de côté les questions éthiques pour se centrer sur l’imaginaire qu’a engendré cette figure. Dans la continuité de personnages comme le Hibou ou le Spectre Soyeux, des séries accordent une grande importance au passé du genre. Par exemple, le Superman d’All Star Superman, apprenant qu’il va mourir, tire le bilan de ses aventures vieilles de 70 ans. Planetary, de son côté, croise le super-héros avec d’autres figures culturelles, de Sherlock Holmes aux héros de pulp. La réflexivité du metacomic permet de réaffirmer l’évolution du genre en procédant à une relecture de son histoire esthétique.


Ce retour générique se manifeste par l’importance de flashbacks. Le premier épisode de Planetary est consacré à l’histoire du Docteur Axel Brass, héros disparu en 1945. L’homme a appartenu, dans les années 30 et 40, à une équipe de justiciers évoquant des héros de pulp, tels Tarzan ou Zorro. On retrouve alors le procédé d’une imitation ostentatoire, à l’image de Doc Brass, semblable au Doc Savage des couvertures de pulp. De même, le dixième épisode est dédié au meurtre de pastiches de Superman, Wonder Woman et Green Lantern par les ennemis de Planetary, les Quatre, répliques des Fantastic Four. Étant donné que les premiers héros pastichés appartient au catalogue de DC et les seconds à celui de Marvel, il est envisageable d’y voir une allusion à la concurrence entre les deux maisons mères, qui a nourri l’évolution du genre.
All Star Superman, quant à lui, rend compte du caractère emblématique du héros éponyme. La mort imminente de Superman impliquant pour lui un retour introspectif, la série accorde une haute importance aux péripéties qui ont façonné sa vie d’alors presque soixante-dix ans. Le retour sur le genre superhéroïque ne s’y déroule pas de manière chronologique, à l’inverse des réflexions de Planetary. Il s’agit davantage de synthétiser toute la matière ayant trait au héros, l’œuvre devenant le point de convergence qui regrouperait toutes les histoires de Superman. C’est notamment au niveau des personnages secondaires que la démarche est la plus révélatrice, comme par exemple avec l’équipe du Daily Planet, journal pour lequel travaille Clark Kent, qui se compose de protagonistes issus de différentes époques du genre.

Enfance et nostalgie

Ces retours véhiculent une nostalgie évidente, renvoyant à ce qui n’est plus et générant un sentiment de perte, de disparition. Ainsi les héros d’Alan Moore sont-ils souvent perdus dans la contemplation de photographies de leur ancienne équipe, à la fois triomphante et obsolète. Le dixième épisode de Planetary, en se consacrant à l’assassinat de pastiches de la Justice League of America, révèle également le regret de la disparition, via son appareil paratextuel : la couverture, tout d’abord, qui représente une funeste succession de tombes, et le titre, évocateur, « Magic and Loss ».

Revenir sur le genre superhéroïque et sur ses débuts implique de considérer comment celui-ci a mûri, du point de vue de sa fiction et de son lectorat. Si bien que ce retour aux origines est un mouvement dont la thématisation de l’enfance constitue la métaphore. Les auteurs ont en effet tendance à présenter des scènes de lecture où le héros est revu enfant dans sa fascination pour les super-héros, tels Hundred dans Ex Machina ou Tobi dans 1985. Ces représentations révèlent alors l’une des spécificités du super-héros qui, de l’ordre de la fantaisie, est toujours relié à l’enfance. Ainsi du Hibou de Watchmen, qui parle de son rôle comme d’un « fantasme d’écolier ». De même, l’Illustre Machine d’Ex Machina est influencée par son mentor Kremlin, seul personnage du récit à croire en l’idéal superhéroïque. Or, étant réparateur de manège, celui-ci est lié à l’enfance dans sa fonction même : il rétablit le jeu.
Ranimant le spectacle superhéroïque, cette thématisation permet d’évoquer le ludisme du genre, son attrait pour l’imagination pure. À l’inverse des œuvres qui traitent de la question politique, il ne s’agit plus de confronter le super-héros au réel, mais au contraire d’affirmer sa nature déréalisée. Et c’est justement par cette distance réflexive que le discours oscille entre nostalgie de l’enfance et refus d’une certaine naïveté. Ainsi d’une pleine page de Supreme où le héros, en retournant dans la ville de son enfance, s’arrête devant un panneau à son effigie.

L’agglomération s’affichant comme patrie d’un justicier est typique du genre : on la retrouve notamment chez Superman avec Smallville. Or, dans Supreme, ce qui fait l’éloge du héros, dans la réactivation de cette tradition, est immédiatement distancié par la présence de tags insultants. Le panneau affiche alors la conscience de ce qui ne peut plus être représenté innocemment. Il marque la distance qu’implique ce retour générique, désormais du passage obligé de la maturité. La nostalgie réflexive permet donc de ranimer une ancienne sensibilité en même temps que la conscience de sa péremption.

Rupture graphiques : les sources d’inspiration du genre superhéroïque

Ces retours génériques ont aussi comme effet d’afficher les sources d’inspiration du super-héros. Avec son label « ABC Comics » (Tom Strong, Promethea, Top Ten…), Alan Moore développe des univers transfictionnels, composés de réemplois qui vont bien au-delà du genre superhéroïque. Ainsi, Top Ten s’installe dans un système de références liées à la bande dessinée en général. En témoignent les publicités, omniprésentes, qui renvoient toujours à d’autres bandes dessinées. Du réemploi stricto sensu à la variante détournée, la ville de Neopolis reflète aussi la variété de ces pratiques sur le plan graphique, certains personnages étant représentés dans leur exactitude, comme Wallace et Gromit, alors que d’autres seront détournés, tels les Schtroumpfs en train de fumer un cigare.

Dans Promethea, c’est surtout par la prégnance du décor que le processus est le plus évident, l’empreinte d’un peintre servant à représenter les terres imaginaires que visite l’héroïne, comme par exemple ici avec le style de Van Gogh.

Le procédé permet de distinguer le trait du peintre et ses œuvres : c’est en effet le premier qui est imité pour illustrer des contenus inédits, des tableaux possibles. Nombreuses sont les planches constituées de plans uniques dont le découpage séquentiel s’efface progressivement pour servir l’hégémonie du champ pictural. Cette configuration figure alors une plongée dans l’univers graphique de l’artiste.


Ces espaces, en rassemblant des motifs hétéroclites, thématisent l’inspiration du genre superhéroïque. Cette volonté de rendre contemporains différents mouvements passés s’expose ainsi par des ruptures graphiques, comme avec le Pop Art, régulièrement convoqué dans le metacomic. Ces références permettent en effet de mélanger différents degrés de l’échelle culturelle, entre arts noble et populaire. C’est dans cette mesure que la transfictionnalité se fait métafiction ; la pratique s’accompagne de la revendication esthétique du genre superhéroïque, à l’image des propos tenus dans Promethea sur la généalogie du comic book :

Promethea : Regarde, les parois sont décorées de hiéroglyphes égyptiens. Raconter des histoires à travers des dessins est la première forme de langage écrit.
Barbara : […] C’est sans doute pour ça que Promethea est surtout apparue dans des bandes dessinées ce dernier siècle. [17]

Parallèlement aux fictions politiques qui interrogent le super-héros sur le plan politique à l’aube du XXIe siècle, ces retours génériques questionnent l’avenir du genre, à travers la mise en évidence de ses parentés avec d’autres formes artistiques. La postérité de Watchmen a donc permis une tendance réflexive qui s’incarne aussi bien sur le plan graphique que narratif. Pour aller plus loin, cette dimension semble aujourd’hui se systématiser, comme en témoigne notamment le travail de Grant Morrison sur Batman et Superman. Elle affirme par là l’impossible retour au premier degré qui touche désormais les super-héros emblématiques du genre, tant sur le plan esthétique qu’idéologique.
Cette description du metacomic, en plus d’aider à cerner les contours du genre superhéroïque, fait surgir un nouveau paysage du comic book, une tendance des acteurs de la production à assumer et même revendiquer une complexité narrative. Si bien qu’une question se pose devant cette généralisation : y a-t-il encore des comics traditionnels ou, au contraire, ont-ils été supplantés par le metacomic ?

Camille Baurin

Bibliographie

GENETTE, Gérard, Palimpsestes : la littérature au second degré, éditions du Seuil, “Points Essais”, 1982. / HUTCHEON, Linda, « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique, No.36, novembre 1978, pp. 467-477. / JENNEQUIN, Jean-Paul, PENEAUD, François, « Alan Moore, le gentleman de Northampton », L’Hypothèse du lézard, Lyon, les Moutons électriques, 2005, pp. 71-159. / RYAN-SAUTOUR, Michelle, « La métafiction postmoderne », Métatextualité et métafiction : théorie et analyses, Presses universitaires de Rennes, “Interférences”, 2002, pp. 69-78. / WAUGH, Patricia, Metafiction : the theory and practice of self-conscious fiction, Londres, New York, Routledge, “New accents”, 1984.

[1] « L’hypertexte est […] considéré comme une œuvre “proprement littéraire” − pour cette raison simple, entre autres, que généralement dérivé d’une œuvre de fiction (narrative ou dramatique), il reste œuvre de fiction. » Par « hypertexte », Gérard Gentend « tout texte dérivé d’un texte antérieur [l’hypotexte]. » (Genette, 1982 : 16-17)

[2] Jennequin, Peneaud, 2005 : 109.

[3] Genette, 1982 : 8.

[4] « Je prends soin de toi. Ton épingle m’a avertie que tu étais dans la merde, comme la montre que Superman a donnée à son ami Jimmy Olsen. » Vaughan, Brian K., & Harris, Tony, Ex Machina No.5, New York, DC Comics, Wildstorm, décembre 2004.

[5Idem.

[6] Ryan-Sautour, 2002 : 71.

[7] « ...l’auteur peut choisir de mettre en relief la « littérarité » de l’illusion provoquée par son texte en usant d’un certain type de parodie : à l’arrière-plan de son texte sera posé un autre texte en fonction duquel sera mesurée la nouvelle œuvre. » (Hutcheon, 1978 : 467)

[8] « Metafiction functions through the problematization rather than the destruction. » (Waugh, 1984 : 40)

[9] Millar, Mark, Romita, John Jr., Kick-Ass No.1, New York, Marvel Comics, label “Icon”, avril 2008.

[10] Hutcheon, 1978 : 470

[11] Nous employons ce terme de manière semblable à Barthes, comme « similitude persuasive, un argument par analogie » (In « L’ancienne rhétorique », Communications No. 16, 1970, p. 200.)

[12] Hutcheon, 1978 : 474.

[13] Ellis, Warren, Ryp, Juan José, Black Summer No.0, Rantoul, Illinois, Avatar Press, mai 2007.

[14] Ellis, Warren, Ryp, Juan José, Black Summer No.7, Rantoul, Illinois, Avatar Press, juillet 2008.

[15] Hutcheon, 1978 : 473.

[16Ibid.

[17] Moore, Alan, Williams III, J.H., Promethea No.15, New York, DC Comics, Wildstorm, « ABC Comics », août 2001.