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bande dessinée en faux direct

Thierry Groensteen

[Février 2014]

La vignette figure en couverture de mon essai Bande dessinée et narration (Système de la bande dessinée 2, PUF, 2012), mais elle ne fait l’objet d’aucun commentaire à l’intérieur du livre. En vérité, elle ne fait même directement écho à aucune des questions précises qui y sont examinées. Sa mise en exergue ne se justifie que par sa force d’interpellation (force que n’exerce pas seulement son contenu iconique, mais également l’unique mot qu’enferme la bulle placée en position plus ou moins centrale : « Tiens !! »), par son caractère relativement énigmatique (qu’est-ce donc, au juste, qui se noue là, et se raconte ?) et par le fait qu’elle pose bien, à sa manière à elle, décalée, la question de ce en quoi consiste réellement la narration en bande dessinée.

En dépit de ces justifications, le choix de placer en couverture une vignette dont le livre ne fait rien est certainement paradoxal ; il a aussi valeur d’invitation lancée au lecteur qui referme l’ouvrage : « Moi, j’en ai assez dit, mais il reste encore cette image : à toi, maintenant, de travailler, de la faire travailler ». C’est d’ailleurs l’une des lectures possibles du Tiens !! : « Je te passe le relais, à toi de jouer ».
À l’intention de ceux qui n’auraient pas eu le temps ou le goût de s’adonner à cet exercice, je me propose de développer ici les nombreux commentaires que cette image appelle.

Il s’agit de la cinquième case de la page 67 de Rencontres, un album de la remarquable série Alack Sinner, par les auteurs argentins José Muñoz (dessin) et Carlos Sampayo (scénario), paru en 1984 aux éditions Casterman.
La scène est dans l’atelier du dessinateur, celui-ci étant saisi dans l’exercice de son art. On voit ses mains à l’avant-plan. La droite est simplement posée sur la planche qu’il est en train d’exécuter, la gauche tient la plume dont il se sert pour encrer l’image occupant le coin inférieur gauche de ladite planche.

L’image en train d’être dessinée ne se laisse pas facilement déchiffrer, mais son contenu s’éclaire dès qu’on aperçoit la similitude entre le dessin que réalise Muñoz et la scène qui se déroule dans la rue, sous ses yeux. Cette scène, nous la voyons nous aussi, par la fenêtre située sur la gauche de la table à dessin. Un homme, représenté de trois-quarts arrière, tire un coup de revolver, bras tendus, vers une cible située hors-champ et donc invisible. Le tireur n’est qu’une petite silhouette noire, sans visage. (Son identité, un lieutenant de police obsédé par sa croisade anticommuniste et qui semble avoir perdu la raison, nous importe peu ici.)
Le mouvement spontané de la lecture n’est toutefois pas celui-là, qui conduirait de l’image en-train-d’être-dessinée vers la scène qui se produit au dehors. On peut conjecturer qu’il s’accomplit plutôt en sens inverse : l’œil du lecteur aborde la vignette par le coin supérieur gauche (de la même manière que la lecture de la page commence en haut à gauche), s’arrête vraisemblablement sur la bulle (laquelle constitue toujours un point d’ancrage du regard, un passage obligé), puis descend pour explorer la zone inférieure. S’il suit l’appendice de la bulle, qui est en forme d’éclair mais qui fait aussi fonction de flèche, l’œil aperçoit alors la réplique dessinée de la scène qu’il a lue d’abord. La silhouette du tireur est, cette fois, presque invisible (notamment parce que le P de l’onomatopée PUM ! la masque en partie), mais le petit nuage figurant, par convention, l’instant de la détonation, se reconnaît aisément.
On peut voir, posé à gauche sur une surface plane, l’encrier dans lequel le dessinateur a trempé sa plume. Et, à peine un centimètre au-dessus, ce qui ressemble à un couvercle de poubelle, posé à même le sol, dans la rue. La proximité entre les deux motifs ne laisse pas de suggérer que ce sont les deux parties du même objet qui se trouvent ainsi séparées, l’une à l’intérieur de la pièce, l’autre dans l’espace mondain extérieur, et que ce couvercle pourrait venir s’ajuster sur l’encrier pour le refermer. En d’autres mots, le couvercle, qui ne joue aucun rôle précis dans la scène, n’aurait été introduit dans la vignette qu’aux seules fins de suggérer cette perméabilité entre le dedans et le dehors.

Toutefois, ce qui, mieux que tout autre élément, assure le passage entre le « réel » et sa copie, c’est bien la bulle, qui occupe une position médiane et dont les deux appendices pointent respectivement vers le tireur et son double. C’est elle qui tient les deux ensemble, qui fait office de trait d’union, de relais et, pour ainsi dire, de signe d’équivalence. Le même mot étant prononcé simultanément par deux énonciateurs au statut différent, le tireur et son effigie, il est mis en facteur commun. Dès lors, la bulle se trouve localisée, spatialement et statutairement, dans un entre-deux indéterminé, un non-lieu. Nous la voyons « flotter » à l’intérieur de l’atelier alors que le locuteur premier se trouve dehors, dans la rue, d’où devrait logiquement parvenir le son de sa voix ; d’un autre côté, la bulle n’est pas non plus solidaire de l’image en train d’être dessinée, elle n’est pas dans le plan et à l’intérieur du périmètre de la planche, elle ne s’y inscrit pas comme le fait l’onomatopée – cette dernière ayant pour fonction (ironique) d’ancrer l’image dans son statut d’artefact qui relève langage de la bande dessinée.
L’ironie qui s’attache, selon moi, à l’onomatopée vient à la fois de la consonance enfantine de ce PUM (prononcez : POUM) et du fait que les auteurs feignent d’accréditer l’idée qu’une bande dessinée est nécessairement truffée d’onomatopées – ce qui n’est précisément pas du tout le cas de la série Alack Sinner, ni de bien d’autres.
Pour en revenir au « Tiens !! », il n’est donc donné ni tout à fait comme un mot prononcé dans le monde diégétique,ni tout à fait comme la représentation de ce mot à l’intérieur de l’œuvre qui le duplique. Cette double non-appartenance renforce notre lecture, qui fait ici de la bulle avant tout un élément signalétique et une sorte d’échangeur sémiotique. Dans la bouche du tireur, « Tiens !! » s’adresse sans nul doute à celui ou celle qui lui tient lieu de cible, et a le sens de « Prends ça ! ». Pour le lecteur, il a valeur d’interpellation, faisant écho à sa propre perplexité : « Tiens, il se passe ici quelque chose de curieux, une mise en abyme inhabituelle, je dois y regarder de plus près. »

Un examen plus attentif de la vignette ne tarde pas à révéler d’autres équivalences entre l’extérieur et l’intérieur, le « réel » et le lieu de sa réinterprétation. La première met en relation les montants verticaux et horizontaux de la fenêtre, de couleur noire puisque nous les percevons à contre-jour, avec les marges et « gouttières » (encore appelés : espaces inter-iconiques, ou plus simplement intercases) de la planche que réalise le dessinateur, dont le tracé blanc découpe orthogonalement sa surface. Le montant horizontal de la fenêtre, malvenu au sens où il coupe en deux le personnage du tireur, ne se justifie, là encore, que pour suggérer ce parallélisme avec les divisions internes de la planche.
La deuxième tient au fait que le tireur comme le dessinateur sont représentés de manière à rester anonymes : le premier n’est qu’une silhouette indistincte, le second n’apparaît qu’en amorce, les mains seules le représentant synecdochiquement (la main est, aussi bien, la partie du corps la plus emblématique d’un dessinateur, l’instrument de son artisanat).
La troisième équivalence accentue la relation d’analogie entre le tireur et le dessinateur. En effet, le se servent d’un « outil » qui est le prolongement de leurs mains : un revolver pour le premier, une plume pour le second. Les bras tendus du tireur forment une droite qui fait un angle significatif avec le manche de la plume. L’arme produit une détonation visible ; la pointe de la plume, elle, finit précisément de tracer le point d’exclamation qui donne du relief à la traduction sonore de cette détonation. Au reste, la langue elle-même suggère un rapprochement entre les deux activités, le même verbe servant dans les expressions « tirer un coup de feu » ou « tirer un trait ».

*

Il vaut la peine de s’arrêter à ce motif de la main du dessinateur, qui est un véritable emblème du métier. Non pas la main nue, bien sûr, mais la main « armée » – d’un crayon, d’une plume, d’un pinceau, d’un morceau de craie ou de fusain, bref d’un instrument traçant – ou encore d’une gomme.

Conçue par Lewis Trondheim, l’affiche du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême de 2007 ne montrait rien d’autre que cela : une main crevant une feuille de papier et brandissant un crayon. La main, stylisée comme dans les comics animaliers, ne comptait que quatre doigts. Serrant le crayon à la manière dont on tient une bannière ou un gourdin et prolongeant un avant-bras érigé à la façon d’un phallus, elle faisait signe vers toute une imagerie politique et paraissait exprimer les revendications de la profession, voire symboliser une volonté de prise de pouvoir.
Je ne vois pas, dans d’autres domaines de l’expression, de véritable équivalent à ce topos de l’apparition, au sein d’un récit dessiné, de la main tenant un instrument graphique. L’écrivain peut difficilement faire apparaître dans un texte le stylo ou l’ordinateur au moyen duquel il écrit. Le cinéaste peut faire apparaître une caméra dans le champ, mais il ruine alors l’illusion référentielle sur laquelle se fonde ordinairement le dispositif d’énonciation cinématographique. La puissance de celui-ci est telle qu’il récupère d’ailleurs presque automatiquement cette rupture, et le film (ou du moins la séquence) devient alors l’histoire d’un tournage.
La main du dessinateur intervenant dans le dessin désigne celui-ci comme objet manufacturé, artefact, produit d’un artisanat. Elle fait aussi, en quelque sorte, office de signature.

L’autoreprésentation du dessinateur au travail peut, naturellement, prendre des formes différentes. L’autre image qui se rencontre avec une certaine régularité dans les bandes dessinées est celle de l’artiste représenté en pied, assis devant sa table à dessin. Des occurrences mémorables de cette image (dont l’équivalent en peinture est évidemment l’autoportrait de l’artiste devant sa toile) se trouvent notamment dans La Déviation, de Moebius (le dessinateur apparaît pour raconter ce qu’il semble trop las pour dessiner), dans Maus, d’Art Spiegelman (le dessinateur bâtit son œuvre sur un monceau de cadavres) et dans L’Ascension du Haut Mal, de David B (vol. 6, p. 1 : le dessinateur travaille au milieu d’un océan de pages).
Entre cette image de l’artiste au travail et le gros plan sur sa main intervenant dans un dessin – le plus souvent pour y corriger, effacer ou préciser quelque détail –, on pourrait penser que la différence n’est que de cadrage, de focalisation. Le close-up fonctionnerait comme synecdoque, la main valant pour le corps entier et manifestant pleinement la présence de l’artiste. Mais les choses ne fonctionnent pas tout à fait ainsi. La main, nous l’avons dit, est véritablement un emblème. Il s’y attache un fort coefficient d’autonomie et une valeur symbolique propre.
Ces propriétés se manifestent exemplairement dans la célèbre lithographie d’Escher (Drawing Hands) où deux mains s’entredessinent, autonomes et autoengendrées. Les mains surgissent de la même feuille, elle-même dessinée, et paraissent tridimensionnelles. Cette figure circulaire, sans commencement ni fin, a été désignée par Douglas Hofstadter (dans Gödel Escher Bach, 1979) comme un cas exemplaire de « boucle étrange ».

Dans la vignette de Muñoz qui nous occupe, nous pouvons voir aussi que la main en dessine une autre, puisque l’image qui est en train d’être exécutée au bas de la planche reprend et cite celle-là même que nous contemplons. On y retrouve, en abyme, la main gauche tenant la plume, et les deux doigts de la main droite posés sur la feuille, y appliquant sans doute une légère pression pour la maintenir en place. Toutefois, la réplication n’est pas parfaite : dans l’image en-train-d’être-dessinée, la perspective est légèrement décentrée et le cadre élargi : on peut y voir le côté gauche de la fenêtre ainsi que le haut de la tablette inclinée sur laquelle l’artiste dessine. Ce décadrage atteste que le point de vue subjectif du dessinateur, tel qu’il se traduit dans l’image qu’il exécute, ne coïncide pas tout à fait avec le nôtre, qui regardons en quelque sorte « par dessus son épaule ».
L’autre différence est que, si la plume que tient Muñoz (pour être plus exact : le Muñoz actorialisé) finit de tracer le point d’exclamation qui ponctue l’onomatopée, la plume représentée en abyme ne produit, elle, aucune trace visible sur le papier. Et si l’onomatopée avait été, à cet endroit, dupliquée en miniature, elle se serait trouvée en décalage par rapport à la scène représentée, elle aurait occupé une autre zone de l’image. Pour une réplication parfaite, les pointes des deux plumes devraient se poser en un point unique, c’est-à-dire se superposer ; mais une plume aurait alors masqué l’autre, et c’eût été au prix de la lisibilité de cette composition déjà suffisamment complexe.

*

À l’intérieur de l’espace de la vignette, deux sous-espaces apparaissent ici particulièrement pertinents : celui de la rue, cadré par les montants de la fenêtre, et celui de la planche en-train-d’être-dessinée. Le premier sous-espace est le plus lisible, puisque la silhouette du tireur est une forme prégnante qui se détache sur un fond blanc bordé de noir. De son côté, le sous-espace de la planche est moins facile à déchiffrer, car il est saturé de signes relativement indistincts.
Muñoz aurait pu faire le choix de discriminer la planche du reste de l’image, par exemple en mettant un crayon dans la main de son double actorialisé, en lieu et place de la plume. La planche aurait alors été montrée au stade du crayonné, ce qui lui aurait permis de contraster avec les blancs aveuglants et les noirs purs du reste de l’image. Celle-ci aurait accueilli en son sein une autre technique, et cette coupure sémiotique aurait conféré à la planche une autonomie qui l’aurait rendue plus saillante sur le plan perceptif.
Mais l’hypothèse d’une planche au crayon – ou au lavis –, en introduisant de la différence, aurait contredit la relation d’équivalence et d’échange instantané entre la scène en-train-de-se-produire et sa duplication en-train-d’être-dessinée. Or, c’est justement cette instantanéité qu’il nous faut interroger maintenant.

Dans un article ancien [1], je distinguais cinq procédures réflexives à l’œuvre dans les bandes dessinées : l’objectivation du code, le travestissement du code, la dénudation du code, la métaphorisation du code et l’égospection du code (code étant utilisé comme un raccourci commode pour signifier l’ensemble des éléments constitutifs et des propriétés du langage de la bande dessinée). L’objectivation consiste à faire de la bande dessinée le sujet même du récit. Le travestissement, lui, se manifeste « lorsqu’une bande dessinée objective la bande dessinée en faux, offrant du code une perception erronée ». Le travestissement est une anti-pédagogie, puisque le code y devient matière à feinte, se donnant pour ce qu’il n’est pas.
La case de Muñoz et Sampayo que je m’emploie à analyser est un exemple parfait de travestissement (déjà signalé comme tel en 1990). En effet, elle accrédite l’idée fausse que la bande dessinée pourrait enregistrer une scène et la traduire en temps réel dans son langage propre. Le modèle implicite est ici celui du direct, au sens de la télévision ou de la radio. Alack Sinner tire un coup de feu, et à l’instant même où la détonation retentit, son double dessiné appuie lui aussi sur la gachette.
Il est bien évident que la bande dessinée n’est précisément pas un médium fondé sur l’enregistrement, mais, au mieux (dans le cas où elle prétend rendre compte d’une quelconque réalité), sur une recréation différée.

L’impossibilité de ce que notre vignette donne à voir et à penser est double.
D’une part, un dessin s’élabore selon un protocole qui suppose une certaine durée. Il existe certes une pratique du dessin sur le motif, et un dessinateur peut, carnet à la main, croquer une attitude ou une scène vue dans le métro, au café ou ailleurs. Le dessin s’apparente alors à une prise de notes. Mais toute personne qui s’est essayée à cet exercice sait qu’il ne peut y avoir d’instantanéité entre la chose vue et l’achèvement du dessin qui fixe la perception. Il est d’ailleurs fréquent qu’un croquis soit abandonné dans un état d’inachèvement parce que le modèle involontaire a changé de position, voire quitté le champ de vision.
D’autre part, si nous pouvons imaginer Muñoz dans son atelier, s’employant à « croquer » une scène visible par la fenêtre, il est certain que cette esquisse rapide serait exécutée sur une page de carnet ou une feuille volante, mais en aucun cas au bas d’une planche de bande dessinée déjà plus qu’à moitié réalisée. Le problème est celui de l’insertion de la chose vue dans la continuité d’une narration séquentielle, de sa cohérence avec l’histoire en train de se manifester – laquelle ne saurait accueillir inopinément un incident extérieur à sa trame actantielle.

Le titre d’un autre épisode de la série le confirme opportunément : « La vie n’est pas une bande dessinée, baby ». Dans cette histoire-là (reprise en 1986 dans le recueil Viet Blues), Muñoz et Sampayo, attelés à la réalisation d’une bande dessinée policière, viennent sonner à la porte d’un détective privé nommé Alack Sinner. Ils souhaitent l’observer dans l’exercice de sa profession pour y trouver matière à inspiration. Et de justifier leur visite en ces termes : « Vous portez les mêmes nom et prénom que notre personnage ». Toute l’histoire – dans les détails desquels je n’entrerai pas ici – est une réflexion sur les rapports entre réalité et fiction, sur la manière dont elles peuvent se féconder, se différencier ou se vampiriser. Cette même réflexion rebondit et d’une certaine façon culmine dans la vignette qui nous occupe, où se trouve accréditée l’idée d’une bande dessinée élaborée en direct. La plume est alors une sorte d’équivalent à la « caméra-stylo » prônée naguère par un certain cinéma, et c’est littéralement que le cadre se donne comme une « fenêtre ouverte sur le monde », selon la célèbre formule d’Alberti.

Voilà les raisons qui m’ont incité à choisir cette case comme illustration de couverture de mon essai intitulé Bande dessinée et narration. Elle thématise un chapitre manquant dans l’ouvrage, celui des relations entre la bande dessinée et le monde. Mais ce chapitre-là mériterait, à lui seul, un autre livre.

Thierry Groensteen

[1] « Bandes désignées. De la réflexivité dans les bandes dessinées », Conséquences, No.14 : Contrebandes, 2e trim. 1990, p. 132-165. Article repris sur mon site, à l’adresse : www.editionsdelan2.com/groensteen/spip.php ?article10