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les petites cases du moi

Thierry Groensteen

[Janvier 1996]

Baudoin puis Cabanes ont ouvert la voie dans les années 1980. Au cours de la décennie suivante, à l’instar de ce qui se produisait depuis quelques années sur la scène américaine, les jeunes dessinateurs français se sont tournés de plus en plus nombreux vers ce genre longtemps interdit de cité dans la bande dessinée : le récit autobiographique. Il est désormais avéré que l’autobiographie dessinée est une tendance de fond de la création contemporaine, même si elle reste pour l’instant essentiellement cantonnée à la petite édition et aux supports alternatifs.

Autoportrait d’Art Spiegelman en dessinateur masqué

Avant de rendre compte dans le détail de ce phénomène, je commencerai par faire part d’un sujet d’étonnement. Pourquoi le genre autobiographique n’a-t-il véritablement surgi sur la scène éditoriale française qu’à l’aube des années 1990, et non vingt ans plus tôt, au moment où triompha, dans L’Écho des Savanes et les autres titres de la « nouvelle presse », la bande dessinée adulte ? On assista pourtant alors à l’émergence d’auteurs qui rejetèrent les conventions en vigueur dans la BD traditionnelle (enfantine), s’affranchissant en particulier de ce que j’ai nommé ailleurs « la règle des trois unités » ; unités de personnage, de genre et de longueur [1]. Des auteurs déjà consacrés comme Gotlib ou Moebius montrèrent que l’on pouvait faire œuvre d’auteur et tourner le dos au principe de la série consacrée aux sempiternels exploits d’un même personnage ; des nouveaux venus comme Tardi, Loustal, Teulé, Masse, Comès et beaucoup d’autres s’engouffrèrent dans cette brèche, imposant leur vision, leur style et leur imaginaire, plutôt que tel ou tel héros. Cependant, cette conquête d’une nouvelle liberté narrative, si elle s’accompagna d’une plus grande franchise dans l’approche de certains thèmes (sexuels et politiques, notamment), et d’une sophistication croissante dans la conduite même du récit, fit l’impasse sur des genres depuis longtemps consacrés par la littérature et dont on pouvait penser que la bande dessinée les annexerait sans coup férir.

Un rendez-vous différé

On put, certes, observer dans les années soixante-dix un glissement dans le champ thématique couvert par la bande dessinée. Baru, Gibrat, Golo, Autheman et d’autres firent partie de ces « jeunes dessinateurs qui tournèrent résolument le dos aux trames héroïques / mythologiques héritées du roman populaire, pour se consacrer à l’investigation de leur univers quotidien, de leur environnement immédiat » [2]. Il fut même possible, au vu de certaines pages de Duveaux, Kent, Bilal ou Vuillernin, de croire en l’émergence du « BD-reportage » comme genre, mais ces promesses ne furent pas tenues [3]. Faute de s’être constitué en genre, le BD-reportage n’a pourtant pas totalement disparu, comme en témoigne par exemple la contribution de Blutch et Menu au volume collectif Noire est la terre, Autrement, "Histoires Graphiques", janvier 1996.]]. Ce qu’il faut bien appeler le refus de l’autobiographie (refus d’affronter, dès cette époque, les risques de l’autobiographie) m’apparaît comme surprenant pour deux raisons.

D’abord, il semble que l’expression de soi, voire une certaine exaltation du Moi, étaient comme inscrites dans la logique même de cette émancipation créatrice ; la légitimation culturelle de la bande dessinée et la conquête d’une liberté d’expression sans précédent étaient valorisantes pour les « artistes » (qui pour la première fois pouvaient sans ridicule se revendiquer tels [4]) et aurait pu les inciter à se mettre en avant en faisant de leur propre vécu la matière de leur œuvre. Ensuite, le projet autobiographique s’installait, dans cette même période, au cœur de la mouvance underground américaine. Considéré comme fondateur, le Binky Brown de Justin Green – sur lequel je reviendrai – est dessiné en 1972, soit l’année où est lancé chez nous L’Écho des Savanes ; cette même année, Art Spiegelman évoque le suicide de sa mère dans Prisoner on the Hell Planet (récit dont les quatre planches seront ultérieurement intégrées telles quelles dans Maus), et c’est encore en 1972 que Robert Crumb tue Fritz the Cat et se met en scène pour la première fois – dans The People’s Comics – sous un titre on ne peut plus explicite : The Confessions of R. Crumb. La naissance du genre autobiographique dans la BD américaine peut être datée précisément de cette année-là.

Même si la bande dessinée française n’a jamais connu d’équivalent véritable au mouvement underground (malgré l’existence de revues comme Actuel, première version, ou plus tard Viper), cette bande dessinée contestataire et libérée, et singulièrement son chef de file Robert Crumb, ont exercé une influence certaine dans l’Hexagone, incitant notamment les auteurs à prendre eux-mêmes en mains leurs destinées éditoriales. Or, cette influence ne s’est pas étendue jusqu’à l’importation dans la BD française du projet autobiographique. Il est intéressant de noter que les mêmes causes (soit la rupture avec le moule contraignant de la bande dessinée classique, et l’apparition d’une presse adulte et autogérée par les créateurs) n’ont pas, à cet égard, produit les mêmes effets de part et d’autre de l’Atlantique. Le rendez-vous de la BD française et de l’autobiographie a bien eu lieu, mais seulement autour de 1990, soit avec un notable retard.

Les chemins de l’autoreprésentation

À défaut d’autobiographie – si l’on convient que ce terme doit être réservé à la relation d’un vécu –, la nouvelle bande dessinée française s’est montrée taquinée par l’idée de l’auto-représentation, c’est-à-dire par le simple fait de se dessiner soi-même. L’exaltation du Moi, à laquelle je faisais allusion plus haut, trouva ainsi une expression ironique chez Gotlib et chez Moebius. Le premier s’introduisit fréquemment dans les planches de La Rubrique-à-Brac, tantôt prêtant ses traits à l’inspecteur Charolles, tantôt s’affichant en tant que Gotlib, mais se revêtant alors du masque de l’Artiste star et mégalomane. On se souvient aussi que Jean et Claudine Giraud étaient les protagonistes de La Déviation, ce récit inaugural de la période Moebius, auto-représentation de Giraud-Moebius elle-même clivée, puisque l’auteur s’y dessinait à la fois en tant qu’acteur de l’histoire et comme dessinateur assis à sa table de travail. Pressenti comme invité d’un numéro de Schtroumpf / Les Cahiers de la bande dessinée, le même Moebius récusa l’entretien traditionnel et réalisa une auto-interview dessinée en 8 planches [5]. En plaçant ces pages, dès le premier dessin, sous le thème explicite du masque, le dessinateur de Blueberry y faisait entendre qu’il ne s’engageait pas à dire le vrai ; de fait, on le voit s’amuser à broder des variations ludiques sur ses différents « personnages » ; l’enfant, le jeune homme empreint de sérieux, l’artiste baba cool, l’intellectuel, etc., – autant de figures du Moi s’incarnant dans des identités graphiques différentes.

Auto-interview dessinée de Moebius

Autre chef de file de la « nouvelle BD », Mandryka aussi parut flirter avec l’idée de l’autobiographie, sans pourtant aller seulement jusqu’à l’auto-représentation, Dans le premier numéro de L’Écho, il signa des Aventures de Moi dont le propos (une réflexion sur le statut du créateur) paraissait l’engager personnellement, mais où il s’abritait derrière deux personnages anonymes, sortes de versions stylisées d’Anodin et Inodore, des créations antérieures aux noms significativement vains. De même, c’est sur un éléphant qu’il projeta peu après son narcissisme, en lui confiant ce commerce dérisoire : la commercialisation de sa propre photo.

Ces exemples montrent que la question de la mise en scène du Moi a bien, comme on pouvait s’y attendre, été posée par les promoteurs de la BD adulte, mais qu’elle s’est résolue par diverses stratégies d’évitement du récit autobiographique, probablement encore trop intimidant. Au reste, le phénomène de l’auto-représentation connaissait aussi des usages totalement indépendants de toute velléité autobiographique. Ainsi le dessinateur italien Guido Buzzelli, abondamment publié en France au cours des années soixante-dix dans Charlie mensuel, se dessinait-il systématiquement dans le rôle principal de ses récits, dont les thèmes, empruntant au registre du fantastique, ne pouvaient être confondus avec l’expérience de l’auteur. (Pour les multiples et macabres épreuves infligées au corps dessiné de Buzzelli, ces histoires sont, en revanche, fort justiciables d’une lecture psychanalytique.)

De quelques œuvres pionnières

Réfléchissant, dès 1987, sur l’émergence d’une sensibilité autobiographique dans la bande dessinée, l’équipe des Cahiers de la bande dessinée ne pouvait guère trouver d’abondants matériaux dans le domaine francophone. La création récente la plus ouvertement autobiographique était celle de Jean-Pierre Leureux, cet alter ego de Jan Bucquoy ne en 1985 dans les pages de Circus, et confié au crayon de Marc Hernu, Pour le reste, il n’était encore permis, à cette date, que de spéculer sur la dimension autobiographique d’œuvres telles que Quéquette blues de Baru, Le Jeune Albert de Chaland ou encore Le Garage hermétique de Moebius [6].

Paru dans L’Echo des Savanes

Pour trouver des autobiographies avérées, il fallait se tourner vers d’autres lieux de création tels que la Malaisie (Kampung Boy de Lat), l’Angleterre (Alec d’Eddie Campbell), le Japon (Gen d’Hiroshima de Meiji Nakazawa), le Québec (Melody de Sylvie Rancourt), l’Espagne (Paracuellos, Barrio et Les Professionnels de Carlos Gimenez) et bien sûr les États-Unis. [7]

Il ne fait pas de doute que, quelques années avant l’énorme retentissement de Maus (dont le premier volume parut chez Flammarion en 1987), la publication régulière des séries autobiographiques de Gimenez dans les pages de Fluide Glacial (dès 1979) et l’édition de Gen d’Hiroshima par les Humanoïdes Associés en 1983 (dans l’éphémère collection "Autodafé") ont contribué à faire admettre en France la possibilité de l’autobiographie dessinée. Gimenez, en particulier, eut une influence directe sur Binet, puisque l’auteur des Bidochon allait donner au même mensuel le récit de souvenirs d’enfance comparables à ceux de l’Espagnol. Dans Paracuellos, Gimenez contait la cruelle expérience des années passées, entre 6 et 14 ans, dans un « foyer » de l’Assistance publique, sous le régime franquiste. Avec L’Institution (Audie, 1981), Binet allait évoquer, pour sa part, la vie au sein d’un pensionnat catholique. L’univers quasi concentrationnaire de l’Espagnol éclipsait toutefois, par sa dureté, le monde clos, la solitude et la censure morale décrits par le Français.

Jean-Pierre L’Heureux, par Hernu et Bucquoy

Le personnage de Jean-Pierre Leureux (que Bucquoy incarnerait plus tard à la scène, et à travers lequel il aborda pour la première fois certaines thématiques appelées à faire retour dans son récent film La Vie sexuelle des Belges) semble avoir échappé à ces influences. Selon Bucquoy, il se rattachait, de façon beaucoup plus générale, à la « tradition anglo-saxonne de l’auto-dérision ». Et l’auteur de définir Leureux comme « un personnage proche de ce que je suis dans la vie, le dragueur marrant qui n’y croit pas trop, obsédé par les femmes, le sexe et la mort, hanté par le désir de devenir le meilleur écrivain du monde et qui ne parvient jamais à placer ses manuscrits. » (...) Leureux peut devenir le symbole collectif des paumés optimistes qui s’accrochent malgré tout à la vie. « Mais Leureux demeure Bucquoy, il a été marié, a essayé de former un beau couple, est vieux de quarante ans, vit dans un garni, bouffe du cassoulet pour payer ses pensions alimentaires et continue de chercher la femme idéale. » [8] Dans cette série nourrie de réalité mais aussi de fantasmes, la sincérité de l’auteur, quelquefois touchante, était battue en brèche par son penchant pour l’exagération et son goût de l’affabulation rabelaisienne, jusqu’à rendre indécidable le statut de ce qui était conté.

Irrécusables comme jalons historiques du genre, les albums autobiographiques de Binet et de Bucquoy (un chacun) furent de simples parenthèses dans les carrières respectives des deux auteurs, et n’ont pas été décisifs pour l’émergence d’un courant autobiographique dans la bande dessinée d’expression française. L’œuvre élaborée par Edmond Baudoin à partir de Passe le temps (1982) se révèle aujourd’hui beaucoup plus déterminante. Son influence est pourtant restée longtemps souterraine, la fidélité de Baudoin aux éditions Futuropolis l’ayant voué, tout au long des années quatre-vingt, à une certaine marginalité.

Cette décennie a par ailleurs été marquée par une certaine « glaciation » de la créativité. Les deux genres qui, à côté de l’humour, ont été quantitativement et commercialement dominants sont la BD historique et l’heroic fantasy, Ce grand retour au principe de la série et éprouvées du récit aux recettes, d’aventures n’était pas un contexte très propice aux épanchements personnels. Mais, chez certains jeunes auteurs, il devait susciter, en réaction, l’aspiration à une bande dessinée différente, et même les encourager à créer des structures éditoriales alternatives susceptibles d’accueillir ces créations plus personnelles. Telle est l’une des causes qui permet d’expliquer l’apparition récente d’un vrai courant autobiographique, chez des éditeurs comme L’Association, Cornelius ou ego comme x.
Deux autres éléments déclencheurs doivent aussi être retenus : d’abord l’impact, sur ces jeunes créateurs français, des bandes dessinées autobiographiques américaines ; ensuite, l’inscription du phénomène dans un paysage culturel global marqué par l’épanouissement de la sensibilité narcissique et la multiplication des œuvres du Moi.

Justin Green et la mauvaise conscience

Avec Will Eisner, Robert Crumb et Art Spiegelman, ce sont trois maîtres incontestés de la bande dessinée américaine qui, de façons certes très différentes, portent haut la bannière du genre autobiographique. S’ils ont tous trois gagné une réputation internationale fort légitime, c’est pourtant un de leurs compatriotes à peu près inconnu en Europe qui a libéré l’espace de parole dans lequel leurs œuvres ont pu se déployer. Je veux parler de Justin Green, dessinateur de la mouvance underground, lui-même encouragé à faire de la bande dessinée par l’exemple de Crumb, et qui publia en 1972 chez Last Gasp le « comix » considéré depuis comme l’acte de naissance du genre : Binky Brown Meets The Holy Virgin Mary (BB rencontre la Sainte Vierge Marie) [9]

Cette histoire de 40 pages narre les tourments du jeune Binky Brown (qui représente l’auteur), dont une éducation religieuse puritaine et rigoriste réprime la sensualité naissante. De rêves libidineux en accès de misogynie, de lutte contre ses « pensées impures » en actes de contrition, l’adolescent est en proie à de véritables tortures morales. Cette violente critique des ravages que peut causer une application répressive et hypocrite des préceptes religieux s’ouvre symboliquement par un acte iconoclaste : Binky brise en jouant une statuette de la Vierge Marie. Une planche intitulée « A Confession to my Readers » tient lieu de prologue : étonnante composition où l’on voit Justin Green pendu par les pieds, les mains ligotées derrière le dos, une serpe menaçant de l’émasculer, dessinant en tenant entre les dents une plume trempée dans le sang paternel, tandis qu’un électrophone joue l’Ave Maria ! Green s’adresse à ses frères névrosés et se justifie de leur proposer un récit que certains pourraient juger « complaisant, morbide ou obscène ».

Binky Brown, aux doigts et aux pieds devenus phallus,
interpelle Marie sur sa virginité

Selon Spiegelman, « les pages de Binky Brown sont les stations du propre chemin de croix de Justin Green, des moments illuminés de souffrance personnelle, créés par un maître de l’auto-ironie lugubre ». Et l’auteur de Maus d’insister sur le fait que, « avant Justin Green, on attendait des dessinateurs qu’ils gardent secrètes leur psyché et leur histoire ou du moins qu’ils les déguisent et subliment en création divertissantes ». Green lui-même considère aujourd’hui cette histoire comme un « péché de jeunesse », mais souligne qu’elle a été composée sous la pression d’une « nécessité intérieure ».

Le thème de la culpabilité, et plus particulièrement du conflit opposant les pulsions de la libido au Surmoi façonné par l’éducation, n’occupe guère de place dans la bande dessinée autobiographique franco-belge (si ce n’est dans l’album cité plus haut de Binet, où il est toutefois traité sur un mode plus léger). Il est frappant de constater que sentiment de culpabilité et mauvaise conscience sont au contraire des thèmes récurrents chez nombre de dessinateurs d’outre-Atlantique, le puritanisme américain marquant le genre entier de son empreinte.
Une scène typique, à cet égard, se trouve dans un volume du jeune dessinateur canadien – profondément marqué, lui aussi, par son éducation chrétienne – Chester Brown, The Playboy (Drawn & Quarterly,1992) [10]. L’auteur raconte comment, à l’âge de quinze ans, il a acheté son premier numéro de Playboy (magazine dont il deviendra par la suite un lecteur assidu ; sa relation à Playboy et les effets de cette lecture sur son comportement envers les femmes forment tout le sujet de cette histoire racontée avec beaucoup de pudeur).

Chester Brown, The Playboy

« Alors qu’il vient de se masturber devant la photo de la « playmate » du mois – une noire plantureuse –, il est apostrophé par le petit personnage qui incarne sa mauvaise conscience (une réplique miniature de Chester Brown lui-même, avec des ailes quelque peu sataniques) : « Alors... que ressens-tu ? Du dégoût parce que tu as acheté cette publication ? L’auto-répulsion typique qui suit toujours la masturbation ? Le regret de ne pas avoir vérifié la couleur de peau de la playmate avant d’acheter le magazine ? Ce dernier sentiment renforçant le dégoût que tu éprouves pour toi-même. C’est la première fois, dans ta vie, que tu as dû affronter le fait que, dans le fond, tu es un raciste. »
Dans un entretien accordé au Comics Journal, Chester Brown confessait :
« Je crée à partir de deux émotions : l’indignation et la culpabilité. (...) J’avais cette image de ce que devait être un parfait enfant élevé dans le christianisme et j’étais tout à fait conscient de ne pas correspondre à cette norme. Je suppose aussi qu’une certaine dose de culpabilité m’a assailli à la mort de ma mère... » [11] Celle-ci, qui souffrait de schizophrénie, est décédée alors que Chester avait 16 ans.

De la difficulté d’être Robert Crumb

Entre exhibitionnisme et apitoiement sur soi, l’œuvre autobiographique de Crumb - qui représente depuis une vingtaine d’années maintenant la veine la plus constante dans sa production - procède avant tout de l’auto-thérapie [12]. Les rapports de Crumb avec les femmes sont au centre de la plupart des récits où il se dessine. Notre homme a retracé l’histoire de ces rapports dans My Troubles With Women (1980), dont les 10 planches sont présentées comme la « confession véridique » d’un « cartoonist névrotique ».
Crumb s’y décrit comme un « petit puritain frustré » qui n’avait encore jamais embrassé de fille à l’âge de vingt ans, et qui n’a dû ses premiers succès féminins qu’à sa notoriété comme dessinateur et porte-parole de la contre-culture. L’histoire vire ensuite au plaidoyer ; l’auteur s’adresse aux féministes, admet avoir traité nombre de femmes comme des objets sexuels, mais s’en justifie : « On est bien obligé d’être effronté si l’on veut attirer une femme dans son lit, surtout lorsqu’on est laid comme moi. » Rappelant que « les bandes de Crumb ont été violemment critiquées par le mouvement de libération des femmes » en raison de « la féminité caricaturale, agressive » des femmes représentées, Marjorie Alessandrini écrivait très justement que « de cela, Crumb (...) éprouve une mauvaise conscience évidente, qu’il conjure en essayant d’ironiser à la fois sur lui-même et sur ses adversaires » (Crumb, Albin Michel, 1974, p. 39).

Et de citer une bande plus ancienne, Crumb Versus the Sisterhood (1973), où, après avoir ridiculisé une féministe à l’orgasme dévastateur, le dessinateur s’excusait en ces termes : « Ce n’était qu’une plaisanterie, les filles ! En réalité, je suis de votre côté, je vous le jure ! C’était encore le fantasme d’un esprit immature et malade... mais rappelez-vous, ce n’est qu’un comic book ! » Piteuse conclusion, par laquelle Crumb tente de se soustraire aux critiques qu’il sait encourir.

Le même reproche apparaît dans High Times Interviews Robert Crumb (récit dessiné en 1977, parti en 1981 dans Weirdo No.1), où la moindre des agressions verbales que subit le malheureux cartoonist de la part du journaliste venu l’interroger est celle-ci : « Je suppose que vous savez que peu de femmes apprécient le sexisme et parfois le sadisme (d’une) partie de votre travail... » Oh oui, Crumb le sait ! C’est même cela qui l’empêche d’être en paix avec lui-même. Sans cesse, il revient sur « l’irresponsabilité » de son attitude envers l’autre sexe : « Je suis peut-être dominé par mon instinct sexuel, je suis peut-être moralement corrompu, ou alors je suis une victime de mon époque. Comment savoir ? Je suis incapable de me transformer, je sais que beaucoup de gens critiquent mon comportement, mon humour, enfin tout ce qu’il y a d’essentiel en moi. Mais qu’y puis-je ? », note t-il début 1975 dans son carnet de croquis.

Lorsqu’il se dessine, Crumb se pose presque toujours en victime, en incompris, en accusé. Que l’interrogation douloureuse porte sur son œuvre (ainsi lorsqu’il fait dire au journaliste de High Times : « Est-il possible que vous soyez passé à côté des années 70 ? Êtes-vous un has-been ? R. Crumb, êtes-vous un homme fini ? ») ou, plus souvent, sur son rapport aux femmes, on peut appliquer à ces récits auto-représentatifs – où le fantasme se nourrit d’éléments biographiques – l’analyse qu’a proposée Philippe Lejeune des Confessions de Jean Jacques Rousseau [13]. Il faut, dit Lejeune, « distinguer deux niveaux d’énonciation du discours, le premier masquant le second : à la surface, tout à fait explicite, s’étalant presque impudiquement, le système de la faute et de la culpabilité, système moral, avec ses dédales de distinguo, de justifications, sa mauvaise foi ; tout renvoie le lecteur à l’univers juridique du "procès", à l’univers moral de la "confession" (...) ; dessous, ou plutôt à travers ce discours de la faute, on peut y lire, tantôt explicite, tantôt voilé, le langage de l’amour, de la demande d’amour. »

L’impossible rachat de Spiegelman

Le Maus d’Art Spiegelman est un chef-d’œuvre qui transcende largement les limites du genre autobiographique, et dont il n’est pas question de parler ici en détail. Je voudrais seulement souligner le rôle que tient, là encore, la mauvaise conscience de l’auteur-personnage. On le sait, le récit est construit sur une alternance entre des scènes visualisant les souvenirs que le père, Vladek Spiegelman, conserve de la Seconde Guerre mondiale, et singulièrement du monde concentrationnaire, et d’autres scènes évoquant, elles, la relation entre Vladek et son fils Art quarante ans plus tard, pendant la période où Maus s’élabore.
Ce qui confère au personnage de Vladek une dimension proprement romanesque, c’est le décalage entre le jeune homme plein d’astuce, de courage et d’amour pour sa femme qu’il était durant la période nazie, et le vieil homme qu’il est devenu, maladroit, aigri, maniaque et peut aimable envers sa nouvelle compagne. Le portrait qu’en livre son fils tourne malgré lui au réquisitoire, et Art doit même confesser son malaise et son désarroi : « Sur certains points, il est exactement comme les caricatures racistes du vieux juif avare » (T.1, p.131).

En entreprenant Maus, Spiegelman, « l’homme miroir », obéissait notamment à une double motivation : se réapproprier un passé dont l’exil américain l’avait coupé, et retrouver sa mère par-delà la mort. Maus est, à cet égard, traversé par une exigence intime, celle du rachat. Art n’a pas su, du vivant de sa mère, lui témoigner suffisamment d’amour, et s’est cru partiellement responsable de son suicide. Dans les quatre pages sur ce suicide dessinées en 1972 – sous l’influence directe de Binky Brown –, Spiegelman accusait paradoxalement sa mère de l’avoir assassiné, lui, en le laissant seul avec son remords et sa culpabilité. Maus rachète cette culpabilité, et la déplace vers le père resté en vie, découvert coupable d’avoir symboliquement tué la mère une seconde fois, en brûlant le journal qu’elle avait laissé. Art traite Vladeck d’assassin quand il apprend cet autodafé, pour aussitôt se repentir d’utiliser ce terme à l’adresse d’un rescapé d’Auschwitz – et replonger dans le cercle infernal d’une culpabilité sans échappatoire.

La déferlante autobiographique

Deux autres auteurs encore, soit Will Eisner et Harvey Pekar, ont joué un rôle déterminant dans le développement du genre autobiographique au sein de la BD américaine. Comme le belge Bucquoy, Pekar est seulement scénariste. Il publie depuis 1976, à un rythme plus ou moins annuel, la revue American Splendor, composée de récits autobiographiques dont la réalisation graphique est confiée à divers dessinateurs, dont Robert Crumb. Pekar y aborde toutes sortes de sujets, usant de tons variés allant de la confession au réquisitoire et de la méditation au reportage. Souvent bavards et même quelque peu pédagogiques, d’un réalisme quelquefois plat et d’une honnêteté scrupuleuse, ces récits sont comme autant de fragments du journal d’un homme cherchant à se comprendre et à élucider son rapport au monde.

On lira plus loin les réponses de Will Eisner à notre questionnaire [14], et comment il ne reconnaît comme strictement autobiographique qu’une seule de ses œuvres : Voyage au cœur de la tempête. Il convient de rappeler que l’œuvre qui marqua son retour à la bande dessinée en 1978, A Contract with God, était pourtant présenté par lui comme un travail fondé sur la mémoire (« J’ai puisé dans le souvenir de mon expérience personnelle... (…) Les personnages et les événements de ces récits sont réels et je vous demande de les accepter en tant que tels... ») et constitue bel et bien une tentative de résurrection du monde de son enfance, même si Eisner lui-même n’apparaît pas comme tel sur la scène.

La dimension autobiographique n’est pas moins évidente dans une œuvre plus récente, The Dreamer, qui relate les débuts d’un jeune cartoonist nommé Billy Eyron dans l’industrie du comic book, à la fin des années trente. [15]
Il reste que le travail exemplaire d’Eisner, s’il contribue à légitimer le genre autobiographique, y demeure profondément atypique pour deux raisons : il répugne à l’auto-représentation, d’une part, et il puise sa matière dans un passé lointain, d’autre part. Au contraire, la jeune génération de dessinateurs nord-américains est globalement portée à un exhibitionnisme exacerbé, et transpose ses expériences sur le papier presque au quotidien, sans guère de recul. Publiés par des petits éditeurs « indépendants » ou quelquefois à compte d’auteur, ils sont désormais plusieurs dizaines à s’adonner, de manière privilégiée ou seulement ponctuelle, à la bande dessinée intime [16]. Outre Sylvie Rancourt et Chester Brown, déjà cités, je retiendrai plus particulièrement les noms de Dennis Eichhorn, Peter Kuper et Joe Matt, et, chez les filles, Diane Noomin [17], Julie Doucet et Roberta Gregory...

L’obligation d’impudeur

Il n’est pas besoin d’étudier attentivement la production de cette nouvelle génération pour être frappé par l’abondance et le caractère explicite des représentations de scènes sexuelles. La connotation fortement transgressive qui s’attachait à cet égard aux premières œuvres autobiographiques de Justin Green et Robert Crumb il y a près de 25 ans semble s’être évanouie, et l’impudicité parait devenue la première règle du genre. Cette surenchère dans l’exhibitionnisme va-t-elle au devant d’une attente (réelle ou supposée) qui serait née dans le public à l’endroit du genre ? Est-elle une forme de compensation à la relative pauvreté du matériau humain à la disposition des dessinateurs (après tout, la vie d’un auteur de bandes dessinées n’est pas tous les jours exaltante) ? On ne saurait oublier, en tout cas, que cette évolution est rigoureusement calquée sur celle de l’autobiographie littéraire, où la franchise à l’égard de la vie intime n’étonne plus personne.

Dans le domaine français, que je connais mieux, il faut remonter au moins à André Gide, qui avait en son temps fait scandale en confessant ses préférences sexuelles. Et Michel Leiris ne serait pas devenu une sorte de « Saint Patron » des écritures du Moi s’il n’avait mis à exécution le programme énoncé dans cette phrase célèbre : « Mettre à nu certaines obsessions d’ordre sentimental ou sexuel, confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte, tel fit pour l’auteur le moyen – grossier sans doute, mais qu’il livre à d’autres en espérant le voir amender – d’introduire ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire » [18]

Stripped

Les jeunes dessinateurs américains ont recours à des stratégies différentes quand il s’agit de mettre en scène leur vie intime. Dans son album Stripped (plaisamment sous-titré « une autobiographie non autorisée » [19]), Peter Kuper joue de la confrontation entre le moi d’hier et celui d’aujourd’hui. Il se montre survolant des scènes de son adolescence et commentant en termes acerbes l’incapacité où il était autrefois, paralysé par la peur, de pousser son avantage auprès de l’autre sexe. Roberta Gregory, elle, se projette de façon quelque peu cathartique dans le personnage de « Bitchy Bitch », caricature au vitriol d’une féminité agressive, provocante et perpétuellement insatisfaite.
En exorcisant ses propres démons et fantasmes, elle brosse un tableau sans complaisance de la condition de la femme américaine moderne et « libérée » [20].

Bitchy Bitch, de Roberta Gregory

Julie Doucet publie un comic book (dont la première version remonte à 1988 ; elle avait alors 22 ans) dont le titre seul annonce la couleur : Dirly Plotte (plotte signifie « con » en argot québécois). Quand bien même les péripéties qu’elle illustre ne sont pas nécessairement autobiographiques au sens strict, elle prête son nom et ses traits à une jeune femme constamment préoccupée – qu’il s’agisse de ses rêves, de ses désirs ou de ses angoisses – des sécrétions (menstruelles en particulier) et des fonctions intimes de son corps, représenté avec insistance dans les situations les plus crues. Chez Joe Matt, enfin, le sexe est d’abord un objet de discussion, et n’est prétexte qu’à de rares images d’ailleurs bien peu suggestives (compte tenu de la dimension réduite des vignettes et du style extrêmement schématique de l’auteur). Matt ne fait pas mystère de son voyeurisme (dont joue, mais à rebours, la couverture du premier recueil de son journal dessiné – « Cartoon Diary » – : Peep Show, Kitchen Sink Press, 1991), et songe à rejoindre l’association des « Obsédés anonymes ».

Dirty Plotte, de Julie Doucet

L’intime et le féminin

C’est un trait dominant de l’art contemporain, dans toutes les disciplines, que la place faite au corps, à l’intériorité, à la sphère de l’intime. Les démarches traditionnelles de l’autoportrait et de l’autobiographie ne cessent d’inspirer des formes nouvelles et sophistiquées aux chorégraphes comme aux vidéastes, aux peintres non moins qu’aux poètes. Des films récents de Nanni Moretti, Jean-Luc Godard et Cyril Collard, notamment, ont donné une certaine publicité à l’autobiographie comme genre cinématographique. La manifestation « Le je filmé », organisée par le Centre Pompidou du 31 mai au 2 juillet 1995, a démontré son importance dans le cinéma expérimental et underground, où il se spécifie en carnet de voyage, journal filmé, film de famille, etc. Certaines des réalisations les plus marquantes et dérangeantes sont l’œuvre de femmes, telles les Américaines Carole Schneemann et Anne Robertson.
Dans les arts plastiques, les succès rencontrés sur la scène internationale par des photographes comme Nan Goldin ou Sophie Calle, ou par les installations d’Annette Messager, ne sont pas moins révélateurs, à la fois de l’intérêt porté en cette fin de siècle au « domaine privé », et du rôle éminent qui revient naturellement à la femme dans ce registre de la sensibilité. Pour revenir à la bande dessinée, on peut y observer que le lien entre autobiographie et féminité s’y établit aussi d’une tout autre manière. J’ai évoqué plus haut la perte de la mère de Chester Brown, le suicide d’Anja Spiegelman, et la qualité d’orphelin de Carlos Gimenez. La piste qui semble s’ouvrir de ce côté trouve aisément d’autres confirmations. Écoutons Keiji Nakazawa, l’auteur de Gen d’Hiroshima :

« Jamais je n’aurais envisagé à priori de dessiner une chose aussi horrible que l’explosion d’une bombe atomique. C’est la mort de ma mère, en 1966 (après quatre années de souffrances terribles) qui m’y a décidé. (...) J’étais très loin de tout ça, à l’époque. Je vivais à Tokyo dans le milieu de la BD, et soudain j’ai reçu ce télégramme m’annonçant la mort de ma mère. Je suis retourné immédiatement à Hiroshima. Ma mère a été incinérée. J’ai été extrêmement choqué parce que ses os avaient disparu. La coutume est, comme vous le savez, de retirer les os des cendres pour les conserver dans une urne, Or, les os des personnes atteintes par la radioactivité se consument complètement, il n’en reste rien. Je me suis mis très en colère contre cette bombe qui m’avait enlevé jusqu’aux os de ma mère. J’ai alors dessiné Gen d’Hiroshima pour nous venger, elle et moi. » [21]

Où Menu se souvient de sa première rencontre
avec Lewis Trondheim (Livret de Phamille)

Lisons, maintenant, les phrases par lesquelles s’ouvre le premier album autobiographique de Cabanes, Colin-Maillard : « Fin juillet 1956. J’ai neuf ans. Ma mère vient de mourir. Je ne sais pas pourquoi je ressens ce décès comme une honte. Un peu comme lorsqu’on vient de casser une pile d’assiettes : je hais le moment fatal où les regards convergent. Je commençais à aimer ma mère, d’un bel amour instinctif, et j’en veux à cette force impalpable de l’avoir effacée sans rémission, de m’avoir laissé d’elle cette dernière image, tenace, terrible : un corps, un visage desséchés par la maladie, dont le regard éperdu fixe la mort. »

La mort de la mère, surtout prématurée ou tragique, apparaît bien comme un événement à partir duquel peut s’enclencher le processus de remémoration et le désir d’autobiographie. Parce qu’elle fait soudain prendre conscience, et de la façon la plus brutale qui soit, de la finitude d’un destin humain. Parce que remonter le cours de sa propre vie conduit nécessairement vers celle qui nous l’a donnée et qui se trouve à l’origine de tout. Parce que le départ de la maman signifie l’arrachement définitif au monde de l’enfance, et que cet adieu ne connaît d’autre remède que la recherche éperdue du temps perdu.

Une spécificité française

J’ai emprunté des chemins buissonniers pour en venir finalement à la floraison récente d’albums autobiographiques dans la bande dessinée d’expression française. Outre qu’il est encore tôt pour dessiner les contours d’un phénomène en devenir, il m’importait de décrire assez précisément le contexte dans lequel a soudain émergé cette actualité éditoriale. Non seulement pour faire apparaître que ces bandes dessinées ne naissent pas de nulle part, mais, davantage, pour apprécier dans quelle mesure la BD autobiographique « à la français » présente des traits distinctifs par rapport aux antécédents étrangers.

Trondheim face à lui même (Approximativement)

Il me semble déjà que l’étalage de la vie intime et sexuelle y tient une place relativement moindre qu’aux États-Unis, ou du moins que cette veine thématique est équilibrée par deux autres, qui sont la résurrection des émotions d’enfance et la chronique de la vie professionnelle, la mise en scène du métier d’auteur de bandes dessinées. La vie amoureuse, qui était déjà la grande affaire de Bucquoy-Leureux, est au premier plan des récits de Cabanes, de Wolinski, de Joe Pinelli et de Fabrice Neaud. Le premier cité retrace, étape par étape, l’itinéraire de son éducation sentimentale ; le deuxième évoque avec nostalgie la conquête de la liberté sexuelle dans les années soixante (« On adorait ça sans complexes... On ne savait pas qu’un vivait une époque formidable ! »), Inséparable, pour un ancien des éditions du Square, d’une autre sorte de relations privilégiées la camaraderie virile et partageuse ; le troisième peint avec une précision pornographique certains épisodes de sa vie sexuelle ; le quatrième, et dernier venu, dévide la chronique poignante de la solitude et de la « ruine affective » d’un jeune homosexuel dans une petite ville de province. [22]

Jean Giraud face à lui-même

Naguère objet de l’unique incursion de Binet dans le genre qui nous occupe, l’enfance, où s’originent les souvenirs de Cabanes, est un thème qui ne cesse d’occuper Edmond Baudoin depuis Passe le temps, et qui affleure aussi chez Lewis Trondheim. C’est par excellence un sujet universel, et une source à laquelle puiseront éternellement les autobiographes de tous pays et de toutes disciplines.

C’est pourquoi il me semble que la véritable originalité du courant autobiographique, tel qu’on le voit se développer actuellement dans la bande dessinée française, est peut être la peinture des travaux et des jours du dessinateur, veine dans laquelle se sont plus particulièrement illustrés Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim et Dupuy & Berberian – mais qui occupe aussi une proportion importante des planches autobiographiques de Wolinski.

Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille

Les « coulisses » de la bande dessinée ne présentent, en soi, guère de côté pittoresque ou glamour. Les dessinateurs se sont souvent amusés à mystifier le lecteur en travestissant, sur ce point, la banale réalité – ou en n’en retenant, comme dans Pauvre Lampil de Lambil et Cauvin, que les côtés anecdotiques et divertissants, prétextes à gags généralement convenus. En s’en tenant à une description plus véridique du métier de dessinateur, un Menu ou un Trondheim laissent surtout apparaître leur personnalité respective, la façon différente qu’a chacun de concilier ses idéaux artistiques et ses ambitions professionnelles avec l’usure, la difficulté, la monotonie d’un artisanat quotidien. L’intérêt se renforce d’une lecture croisée entre les albums de l’un et d’autre (Livrets de Phamille et Approximativement), parce que les auteurs sont amis, travaillent ensemble au sein de L’Association, et ont, au cours de la période évoquée, partagé avec d’autres le même atelier. On peut ainsi observer le traitement réservé par chacun aux mêmes décors, et se délecter du face à face entre le portrait de Trondheim par Menu et celui de Menu par Trondheim.

Wolinski face à lui-même

Cependant, c’est bien entendu le face à face de chacun avec soi-même qui fait d’abord le prix de ces deux livres. Les auteurs nous font partager leurs doutes et leurs interrogations quant à la conduite de leur carrière et plus généralement de leur vie (habiter Paris ou la province, seul ou à deux, concilier vie de famille et boulot, maîtriser un emploi du temps inextricable, sont quelques-uns des dilemmes posés). Le débat permanent avec soi-même prend presque automatiquement la forme d’un dédoublement de soi : conscience, remords, ange gardien, moi passé ou refoulé, un double fantomatique s’incarne et apostrophe l’auteur-personnage. Cet artifice, qui offre un débouché commode à la représentation du dialogue intérieur, se retrouve d’ailleurs chez Wolinski (sous la forme d’une confrontation entre le Wolinski d’aujourd’hui, célèbre et cynique, et celui d’hier, encore naïf), tandis que dans le Journal d’un album de Dupuy et Berberian, il est remplacé par l’alternance des points de vue, les chapitres étant tantôt signés par l’un, tantôt par l’autre des coauteurs.

Exposition à risques

L’auto-représentation et la confession intime ne se conçoivent pas sans un certain courage. Comme l’écrit Fabrice Neaud en conclusion du chapitre 2 de son Journal : « Je crois qu’on n’a pas fait mieux que le journal intime pour se discréditer aux yeux des autres ». Et son ami Loïc Nehou, qui en parle d’expérience, confirme vingt pages plus loin : « Se raconter, c’est le discrédit assuré auprès de l’entourage ! Tu vas te faire des ennemis de partout, il faut que tu le saches. »

Gotlib face à lui-même (La Coulpe)

Les relations avec l’entourage proche sont nécessairement modifiées, et quelquefois profondément altérées, par la publication de pages autobiographiques. Soit que certains familiers s’étonnent et s’indignent qu’on ait pu leur « cacher » si longtemps telles inclinations, pratiques ou opinions « secrètes » qui ne pouvaient être confiées qu’au papier, soit qu’ils n’acceptent pas de se voir eux aussi représentés, mis en scène et en cause sous un jour où ils ne veulent pas se reconnaître ou pour lequel ils n’espéraient pas tant de publicité.

Il est symptomatique que les relations des auteurs avec leurs parents soient un tabou quasi unanimement respecté (sauf, bien évidemment, chez Spiegelman). Mais la vie de couple est un chapitre presque aussi délicat. Dans la derrière page de Peep Show, Joe Matt montre son amie qui fait irruption dans son atelier et lui interdit de publier des dessins rendant compte d’une de leurs disputes. Joe résout le conflit en promettant d’ajouter un épilogue dans lequel il fera part des arguments qui lui sont opposés, et l’on voit le couple se réconcilier grâce à ce compromis. (Il est remarquable, à cet égard, que Valérie, la femme de Jean-Christophe Menu, si prompte à le houspiller et sermonner par ailleurs, ne soit jamais montrée en train de protester contre les images qui la représentent, tantôt d’une façon caricaturale, qu’elle serait fondée à trouver peu flatteuse, tantôt dans des situations d’une grande intimité.)

Aline Kominsky-Crumb & Robert Crumb à quatre mains
(Self-Loathing Comics, 1995)

Aline Kominsky-Crumb, épouse de Robert Crumb, est elle-même dessinatrice. Depuis des années, le couple publie régulièrement des chroniques de sa vie conjugale sous le titre générique de Dirty Laundry comics. Ce sont des bandes dessinées à quatre mains, qui permettent une confrontation immédiate des points de vue masculin et féminin, une véritable explication graphique. Sur le plan artistique, leur foncière originalité est d’ailleurs l’interpénétration de deux styles, deux écritures fortement contrastées, qui se côtoient à l’intérieur des mêmes vignettes, la règle étant que chacun s’y dessine soi-même.

Où Joe Matt se réconcilie avec son amie

Mais le risque encouru par les dessinateurs du Moi est plus général encore. C’est tout simplement celui de déplaire, quand on espère, au contraire, désamorcer la critique (en la devançant, ou en jouant de l’auto-ironie) et s’attirer la sympathie du lecteur. Crumb me servira encore pour conclure sur ce point, par la confrontation, en soi suffisamment éclairante, de deux citations, Il y a quelques années, le créateur de Fritz the Cat déclarait à Jean-Pierre Mercier : « Se décrire comme un idiot, c’est une façon de se protéger, de prendre du recul vis-à-vis de soi-même, de ce qui nous tracasse. C’est aussi une leçon de modestie, d’essayer de ne pas se prendre trop au sérieux. J’ai un peu appris ça avec Aline et Justin Green qui ont un don pour l’auto-dénigrement dans leur travail, ils sont tous les deux capables de faire rire d’eux-mêmes. Aline m’a beaucoup appris dans ce domaine. C’est une tradition juive, faire de soi un personnage ridicule [23] ».
Voici ce qu’en pense un autre dessinateur américain, Daniel Clowes, dont l’œuvre est elle-même partiellement autobiographique [24] : « Il y a un côté Woody Allen dans une partie du travail autobiographique de Crumb qui, malgré le respect que j’éprouve globalement pour son travail, m’a toujours porté sur les nerfs. Je suppose que cela m’énerve que quelqu’un se peigne lui-même comme un looser névrosé. Pourquoi devrais-je m’apitoyer sur Crumb, alors qu’en réalité ce salaud est probablement le plus grand artiste américain vivant et ne mérite la compassion de personne ? »

Thierry Groensteen

Autoportrait de Mattt Konture en homme des cavernes

Cet article est paru dans le numéro 1 de 9ème Art en janvier 1996, p. 58-69. Il n’est pas besoin de souligner que le genre de l’autobiographie dessinée a connu depuis un fantastique essor.

[1] Thierry Groensteen, La Bande dessinée depuis 1975, M.A., "Le monde de...", 1985, p. 22.

[2Ibid., p.146.

[3Ibid., p. 148-49

[4] Cf, sur cette évolution, l’article de Luc Boltanski,
« La constitution du champ de la bande dessinée », Actes de la recherche en sciences sociales, No.1, Maison des Sciences sociales, Paris, janvier 1975, pp. 37-59.

[5] Cf. Schtroumpf No.25, Glénat, Grenoble, 3e trim.1974. Ces pages ont été reprises ensuite dans l’album Cauchemar blanc, Les Humanoïdes Associés, 1977.

[6] Rappelons que dans l’avant-propos de l’album Major fatal (Les Humanoïdes Associés, 1979), Moebius évoque le Garage hermétique en ces termes : « Une centaine de pages que je contemple maintenant un peu comme un journal intime codé, s’étalant sur trois ans de ma vie, à raison de deux pages par mois

[7] Cf. le dossier « Autobiographies » dans Les Cahiers de la bande dessinée No.73, janv.-fév. 1987, p. 69-96, et No.74, mars-avril 1987, p. 81-87. C’est volontairement que je ne reviens pas plus longuement ici sur la plupart des exemples analysés alors par Antonio Altarriba, Luigi Bernardi, Jacques de Pierpont, Jean-Luc Fromental, Jean-Claude Glasser, Paul Gravett, Thierry Smolderen et moi-même.

[8] Jacques de Pierpont, « Leureux-Bucquoy : même combat », Les Cahiers de la bande dessinée No.73, op. cit., pp. 88-89. Un album de Leureux a paru en 1987.

[9] Justin Green est né à Boston en 1945. Il est aussi l’auteur de Sacred and Profane et de Show and Tell, et dessine aujourd’hui régulièrement pour Pulse, magazine d’une maison de disques. Grâce à plusieurs retirages, Binky Brown Meets The Holy Virgin Mary s’est vendu à près de 40.000 exemplaires et est rapidement devenu une œuvre légendaire dans le milieu de la BD américaine. Après avoir été indisponible pendant une vingtaine d’années, l’histoire a été reprise par Last Gasp en 1995, avec d’autres plus courtes, dans un recueil intitulé Justin Green’s Binky Brown Sampler. Les propos de Spiegelman cités plus loin sont extraits de sa préface pour ce recueil, et traduits par mes soins.

[10] Ce volume contient une histoire prépubliée d’abord dans les Nos.21 à 23 du comic book que réalise Chester Brown sous le titre Yummy Fur. Avec Fuck, il s’agit de l’une de ses deux histoires les plus directement autobiographiques.

[11] Bob Levin, « Good ol’ Chester Brown », The Comics Journal, No.162, Fantagraphics Books, Seattle, octobre 1993, p. 47.

[12] Qu’on me permette de reprendre ici ce que j’en écrivais en 1987. Les paragraphes qui suivent sont tirés, avec quelques modifications, de mon article « Crumb, Pekar, Spiegelman : trois Américains dans le miroir », Les Cahiers de la bande dessinée No.73, op. cit., p. 69-75.

[13] Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975, p.53.

[14] Signalons que Robert Crumb a préféré ne pas y répondre, tandis que Justin Green s’est excusé de ne pas en avoir le temps.

[15] Édité pour la première fois en français par les Humanoïdes Associés en 1982 sous le titre Un bail avec Dieu A Contact with God est ressorti chez Glénat en 1993, rebaptisé Le Contrat. Quant à The Dreamer, cette histoire figure, parmi d’autres, dans le troisième recueil de la série "Big City" chez Comics USA, intitulé Soleil d’automne à Sunshine City.

[16] Le numéro du Comics Journal contenant l’entretien avec Chester Brown cité plus haut est largement consacré à l’actualité du genre autobiographique dans la BD US.

[17] Née en 1947, épouse du dessinateur Bill Griffith, Diane Noomin appartient plutôt à la génération de Crumb. Dessinatrice professionnelle depuis 1972, elle se projette dans le personnage de Didi Glitz, dont les histoires ont été rassemblées en volume chez Rip Off Press sous le titre True Glitz.

[18] « De la littérature considérée comme une tauromachie », in L’Age d’homme, Folio No.435, p.10.11.

[19] Paru chez Fantagraphics Books en mai 1995.

[20] Deux recueils sont disponibles chez Fantagraphics Books : A Bitch is Born et As Naughty as She Wants To Be !

[21] Masahiro Kanoh, « Entretien avec Keiji Nazakawa », Les Cahiers de la bande dessinée No.74, op. cit., p. 81.

[22] Le premier volume du Journal de Fabrice Neaud (février 1992-septembre 1993) paraît chez ego comme x.

[23Le Monde selon Crumb, catalogue d’exposition, CNBDI, Angoulême,1992, p. 25.

[24] « Comments on Crumb », Blab ! No.3, Kitchen Sink Press, Princeton, septembre 1988, p. 108.