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les contrastes de wouzit

Christian Staebler

Primé au festival de Colomiers (Prix Découverte Midi-Pyrénées 2013), Castle (Darwin, tome 1), troisième album de Wouzit, est dans la continuité des précédentes créations de ce jeune auteur qui a mis en place, en quelques années, une œuvre originale et forte.
Wouzit démarre dans la bande dessinée en ouvrant son blog en 2006. Graphiquement, il est proche de Pénélope Bagieu, Anouk Ricard, Pluttark, Nicolas Pinet… mais fait aussi penser à certaines têtes d’affiche de la génération précédente telles que Lewis Trondheim ou Riad Sattouff. Son dessin cerné, faisant fi des règles de la perspective ou de l’anatomie, peut même être réminiscent des premiers auteurs de strip américains (Dirks, Swinnerton, Mager…), pour qui l’efficacité primait sur l’académisme. Dès ses débuts, Wouzit se distingue pourtant de ses confrères, qui presque tous conjuguent ce type de graphisme avec des créations humoristiques, tandis que lui signe des récits réalistes. Quelques apparitions dans des fanzines et albums collectifs, avant son premier récit complet, mettent en place un univers cohérent [1]. Wouzit, en autodidacte, s’approprie les règles du dessin et de la narration, en les adaptant à sa propre manière, sans a priori, pour réussir à exprimer au mieux ses préoccupations, et ajouter une touche poétique.

Avec sa nouvelle série Darwin − une tragédie futuriste −, il met en place un scénario qui peut sembler classique, mais traité de façon très personnelle, et servi par un dessin rond, simple, loin de tout réalisme, qui confine à la naïveté, tout en ayant cette grande lisibilité typique de la ligne claire. Des couleurs à la fois vives et acidulées donnent à l’ensemble une fausse ambiance de gaieté, que le récit ne cesse de contredire ; même son lettrage lui est spécifique.
Contrairement au Grand Rouge [2], qui se distinguait par un découpage en chapitres, construit de manière surprenante et non linéaire, Darwin [3] demeure très simple dans sa chronologie. Cela n’empêche pas l’auteur de jouer avec la temporalité, accélérant par endroits le cours des événements, le ralentissant à d’autres. Ainsi la planche 5, qui nous montre en huit cases le personnage central visionnant une vidéo YouTube sur son portable, semble arrêter le temps. Cela dépeint parfaitement l’état de latence où se trouve le « héros », qui, voyageant en train, regarde ses messages tandis que le paysage défile. Ou encore les planches 42 et 43, qui racontent chacune le même incident de deux points de vue différents, en appuyant sur les ressentis des personnages concernés et en évitant ainsi un parallélisme trop évident.


L’histoire de Darwin démarre en 2067. Stéphane doit aller dans les Pyrénées pour aider sa sœur à placer leur père en maison de retraite et nettoyer la maison familiale pour la mettre en vente. Mais des incidents surprenants ont lieu au même moment, avec l’apparition d’une substance dangereuse pour les humains, présente chez certains poissons. Alors que le frère et la sœur sont isolés en montagne, le cours des choses s’accélère ; ils n’apprennent les nouvelles que lors de leurs rares incursions dans la vallée. Une alerte sanitaire est lancée, le gouvernement demande à tous les citoyens de se réfugier dans les « Castles » les plus proches. Tout individu ne se rendant pas dans le Castle le plus proche se met hors la loi. Stéphane et sa sœur décident de rentrer, elle à Lyon, lui à Paris. Commence alors une sorte de road-movie science-fictionnesque, fantasmatique, désabusé et insolite. Le lecteur est happé par les événements qui s’enchaînent à toute allure.
Ce premier album d’une série prévue en cinq tomes laisse le lecteur impatient de découvrir la suite. Le réalisme du propos, la simplicité des dessins, l’originalité des couleurs, la richesse et la profondeur psychologique des personnages, la réalité quotidienne opposée aux tragédies qui surviennent, le réel qui lentement se transforme pour presque virer au fantastique, tout cela laisse le lecteur pantois. Et la direction que prend ce premier tome augure de suites passionnantes.

Wouzit est un auteur de contraste. Il s’amuse à nous tromper avec un style qui pourrait nous faire croire qu’il crée des albums de bandes dessinées pour enfants, alors que son propos est sombre et grave, ancré dans le monde moderne, même s’il s’en éloigne par le cadre temporel qu’il décrit (l’Antiquité décalée dans Divins Mortels, un XVIIe ou XVIIIe siècle de pacotille dans Le Grand Rouge et un futur très proche de notre quotidien dans Darwin) et par une propension à aimer dessiner des décors oniriques et surréels.

Christian Staebler

[1] On peut découvrir des bandes inédites et des projets non aboutis, comme Basse-cour, sur son blog : wouzitcompagnie.canalblog.com.

[2] Un chef-d’œuvre paru chez ManoloSanctis en 2011.

[3] Éditions Poivre & Sel, novembre 2013.