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le ton et les bouches

Thierry Groensteen

Hostile par principe aux prolongements ou aux reprises de héros de bandes dessinées mythiques après la mort ou la désaffection du créateur (si l’on m’objecte que le Spirou de Franquin était déjà une reprise, je rétorquerai que Spirou n’était pas un héros mythique quand Franquin s’en est emparé), je n’avais jeté qu’un coup d’œil distrait aux aventures de Blake et Mortimer parues ces dernières années, sous diverses signatures.
Dernier album en date (et vingt-deuxième album d’une série qui ne comptait que onze volumes à la mort de Jacobs ; le corpus a donc doublé), L’Onde Septimus suscite une rumeur flatteuse ; ce serait, assure-t-on de tous côtés, le plus respectueux de l’œuvre originale, le plus proche, dans l’esprit et le style, des grands albums des années cinquante. L’intrigue n’est-elle pas, d’ailleurs, une manière de suite à la Marque jaune ? Je me suis donc plongé dans l’Onde ; j’en suis sorti avec des sentiments plus que mélangés.

Outre les faiblesses de l’intrigue, auxquelles je ne m’attarderai pas ici, ce qui m’a le plus dérangé tient à la dissonance entre les démarches respectives des dessinateurs (Antoine Aubin et Étienne Schréder), d’une part, et du scénariste (Jean Dufaux), d’autre part. Les premiers jouent à fond la carte du pastiche, du « à la manière de ». Ils ont parfaitement assimilé le trait du maître bruxellois et ses principes de mise en scène. L’illusion est quasi parfaite. Leur Olrik, en particulier – figure centrale de cette aventure –, est saisissant de vérité et de présence, surclassant presque l’original. En se permettant quelques gros plans (pages 27 à 29) auxquels Jacobs aurait sans doute rechigné, ils confèrent même au maléfique colonel un surcroît d’intensité dans le « jeu », sans jamais donner le sentiment de manquer à la cohérence de l’œuvre. (L’exercice est pourtant délicat. Qu’on se souvienne du malaise que provoquaient certains gros plans dans Tintin et les Picaros : l’écart avec l’échelle des plans habituelle à Hergé apparaissait comme une dissonance mettant l’homogénéité du style à mal.)

De son côté, le scénariste a retenu le principe, jacobsien par excellence, du texte narratif surplombant et commentant l’action. Il multiplie donc les interventions du récitant, dans la plus stricte orthodoxie de la série. Toutefois, alors qu’au pastiche graphique devrait correspondre un pastiche littéraire, il adopte un ton qui ne ressemble pas du tout à celui du créateur de Blake et Mortimer. On n’imagine pas Jacobs écrire : « Mais il existe un autre monde, plus discret, plus à l’écart, où les voluptés promises s’effacent devant l’angoisse, la douleur » (pl. 3) ; ou bien : « Et le colonel tente sa chance. Il semble avoir retrouvé ses moyens, même s’il reste conscient de la fragilité de sa condition. Sans doute s’est-il préparé à cet instant, partagé entre des moments de réelle dépression et une volonté grandissante de regagner son indépendance » (pl. 27) ; pas plus qu’il n’était dans sa manière de faire des annonces du genre : « Mais le Bobby Carrington n’arrivera jamais à cette pharmacie. Ni à aucune autre d’ailleurs. Et sa disparition sera la première d’une liste qui ne fera que s’allonger ! » (pl. 19). Peut-être parce que le scénariste qu’il est enferme un romancier frustré, trop heureux d’avoir ici la permission d’écrire à la troisième personne (?), Dufaux fait de la littérature et, trop souvent, verse dans le psychologisme.
De sorte que le lecteur a très le sentiment de lire une aventure de Blake et Mortimer qui « sonne faux », écrite dans un registre qui n’est pas celui attendu. En dépit de la fidélité graphique, le simulacre (la forgerie – pour reprendre le nom de l’épicerie dont un livreur apparaît page 22) ne prend pas. L’écart est gênant entre l’effet de citation graphique et les libertés de ton que s’autorise le texte. Pourquoi, quand les dessinateurs s’astreignent à un exercice d’identification difficile, le scénariste ne se donne-t-il pas la peine de fournir un effort équivalent ?

Il me faut pourtant noter que les dessinateurs, malgré les éloges que je leur ai adressés plus haut, ne sont pas tout à fait exempts, eux non plus, de certaines maladresses. Elles touchent plus particulièrement aux visages féminins. L’Onde Septimus convoque deux personnages de femmes fatales que n’aurait pas reniés Milton Caniff : Lilly Sing, propriétaire d’une fumerie d’opium, et Lady Rowana, une riche veuve ayant fait collection de « maris chancelants ». Et c’est évidemment un progrès par rapport à la pudibonderie des années cinquante et soixante, qui proscrivait toute présence féminine (même s’il est à remarquer que les deux seules femmes de cette aventure sont des garces).

Le problème est que Lady Rowana, qui correspond à peu près au type de la blonde hitchcockienne, perd son charme un peu vénéneux et son mystère au cours du récit. À partir de la planche 41 (page 45), elle ne se ressemble plus vraiment, et des paupières trop lourdes, à demi closes, deviennent le trait le plus saillant de sa physionomie. Elle ne paraît plus, dès lors, qu’une jeune ingénue un peu endormie et parfaitement inoffensive. (Étant donné que les dessinateurs ont travaillé à deux, je serais enclin à supposer qu’un passage de relais est intervenu entre eux dans l’animation de ce personnage, qui expliquerait cette regrettable perte d’identité.)

Du reste, le récit semble lui-même perdre les deux jeunes femmes de vue : Lilly Sing ne réapparaît plus après la planche 27 (l’album en compte 66) et Lady Rowana est abandonnée pataugeant dans un égout à la planche 54.

Est-ce un aspect idiosyncratique de mon rapport à la bande dessinée que d’être aussi attentif aux expressions physionomiques, et si souvent gêné par leur inadéquation ? Prenons le récent album de Marion Montaigne Riche, pourquoi pas toi ? Dès la première page, les personnages des deux sociologues, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, ouvrent des bouches énormes donnant l’impression qu’ils crient en permanence, sans que l’on comprenne pourquoi. Au bout de trois pages, cette inadéquation des signes de la profération m’est devenue à ce point insupportable que j’ai dû abandonner la lecture.

Je pourrais donner un grand nombre d’autres exemples, qui vérifient pour moi l’observation de Dominique Hérody, rapportée naguère dans mon essai Lignes de vie : le visage dessiné (aux éditions Mosquito) : une médiocre représentation des visages décrédibilise les personnages et gâche tout plaisir.

Thierry Groensteen