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retour du Japon (3) : une culture autarcique

Les mangas, chacun le sait, ont conquis le monde occidental en une petite dizaine d’années, séduisant en particulier un public jeune. Une génération entière en a fait le ferment de sa nouvelle culture populaire. C’est dans ce contexte d’un marché de la bande dessinée « mondialisé » que le colloque de Kyoto a voulu interroger la possibilité d’intensifier les échanges entre spécialistes et chercheurs des différents continents. Parlons-nous du même objet, avec les mêmes outils, le même vocabulaire, les mêmes présupposés théoriques ou définitionnels ? Et si tel n’est pas le cas, qu’avons-nous à apprendre les uns des autres ? Comment pouvons-nous nous comprendre ? Ma communication, en qualité de keynote speaker, traitait de ces questions ; ceux que cela intéresse peuvent la lire en intégralité et en version française (je l’ai prononcée en anglais) sur mon site, à l’adresse www.editionsdelan2.com/groensteen/sequence1/kyoto.html

L’un des principaux obstacles aux échanges est évidemment celui de l’accessibilité des sources. Le Japon présente, à cet égard, un visage très particulier : en matière de bande dessinée, il fait preuve d’un remarquable isolationnisme. En dehors de la production nationale, seuls quelques manhwas coréens y rencontrent le succès. La bande dessinée occidentale, elle, reste à peu près complètement inconnue. Ainsi, le nom de Moebius est célèbre au Japon, son œuvre très respectée par grand nombre de professionnels, mais, paradoxalement, à la seule exception du carnet 40 Days dans le désert B, ses livres n’ont jamais été publiés sur le sol nippon. Arzach et Le Garage hermétique demeurent inconnus. Dans les années quatre-vingt-dix, les éditions Kodansha avaient passé commande d’œuvres inédites à plusieurs dessinateurs français. Baru (pour L’Autoroute du soleil) et Baudoin (avec Le Voyage), notamment, avaient été longuement publiés en feuilleton dans Morning. La singularité du trait de Baudoin a frappé quelques mangakas mais, du point de vue du lectorat, l’impact de cette expérience à été à peu près nul. On m’assure que la quasi totalité des lecteurs sautaient ces pages, jugées trop compliquées à comprendre. Et pour prendre l’exemple d’un auteur que l’ensemble du monde occidental a aujourd’hui en point de mire, j’ai nommé Chris Ware, c’est un petit libraire-galeriste indépendant, Yuji Yamada, qui, à l’enseigne de Presspop, a pris l’initiative de publier Jimmy Corrigan, dans une édition luxueuse en trois volumes (seul le premier a paru jusqu’à présent, sous une couverture designée par le maître de Chicago pour l’occasion, et cette parution n’a pas reçu beaucoup d’écho, à ce qu’il semble).

Yuji Yamada dans sa librairie-galerie de Kyoto, la Trance Pop Gallery.

Tous les participants du colloque en ont convenu : l’industrie du manga s’exporte dans le monde entier mais ne s’ouvre pas en retour aux influences extérieures. Pour briser cette regrettable inégalité des échanges, il faudrait probablement un miracle : qu’un livre en provenance d’Europe ou des États-Unis suscite un tel engouement (comme ce fut le cas pour Akira en France en 1992), qu’il ouvre la porte à des traductions en nombre. Mais il faudrait aussi, de la part des Japonais, une curiosité dont, pour l’heure, ils ne donnent guère de témoignage. À l’heure du « village global », leur posture autarcique est-elle tenable ?

Une partie même des chercheurs et critiques japonais spécialisés dans le manga semblent vouloir délibérément ignorer la production étrangère et ne pas la considérer comme relevant du même média, comme si la bande dessinée était une spécificité japonaise (rappelons que le manga s’est pourtant développé, historiquement, à partir des bandes dessinées et caricatures étrangères importées sous l’ère Meiji, et que l’influence de Disney sur Tezuka a été déterminante). Or les cultures étrangères ont toujours eu besoin, pour se faire connaître, de passeurs, de médiateurs. En France, nous devons à des personnalités telles que Paul Winkler, et plus tard Claude Moliterni, Jean-Pierre Dionnet ou le couple Cestac-Robial d’avoir eu accès au monde des comics et d’avoir pu suivre ses évolutions successives. Jacques Glénat a joué un rôle déterminant dans notre découverte des mangas. En sens inverse, je ne vois guère que Kosei Ono, traducteur et journaliste spécialisé, qui se soit démené depuis plusieurs décennies pour faire découvrir la production étrangère à ses compatriotes ; ses efforts isolés n’ont pas été suffisants. Jaqueline Berndt, chercheuse allemande qui enseigne au Japon depuis dix-sept ans, est bien placée pour prendre aujourd’hui le relais. Le colloque de Kyoto, dont elle est la principale organisatrice, fait suite à un colloque de Leipzig en juillet 2005, qui déjà tentait le pari de la confrontation entre les deux grandes cultures du récit dessiné, l’occidentale et l’asiatique. Il faut lui savoir gré de son obstination et espérer qu’elle sera payante.

(Les Actes de ce premier colloque, édités par J. Berndt et Steffi Richter, ont été publiée par la Leipziger Universtätsverlag sous le titre Reading manga : local and global perceptions of Japanese comics.)