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état critique

Aux États-Unis, une partie importante de la réflexion autour de la bande dessinée a été produite par les auteurs eux-mêmes. Pour tout Américain qui s’intéresse au langage des comics, les essais de Will Eisner, de Scott McCloud, de Robert C. Harvey ou plus récemment d’Ivan Brunetti (Cartooning : Philosophy and Practice, 2007), sans oublier les articles d’Art Spiegelman, font autorité. Quant à l’histoire du médium, elle a notamment été écrite par Jules Feiffer, Jim Steranko, Brian Walker ou Trina Robbins, qui étaient eux-mêmes des cartoonists.

Il n’en va pas de même dans le domaine francophone, où, après Töpffer, un divorce s’est durablement installé entre le commentaire et la pratique. Même les scénaristes, qui sont gens de plume, n’ont guère produit de textes interrogeant l’art qu’ils exercent en collaboration.

Deux exceptions notables : Benoît Peeters, qui se revendique auteur de fictions et théoricien, à parts à peu près égales, et Jean-Christophe Menu, dessinateur, éditeur, mais aussi enseignant, penseur, pamphlétaire ; il est d’ailleurs supposé finir cette année de rédiger sa thèse de doctorat. (On rappellera aussi que Jean Van Hamme écrivit en 1968, à l’aube de sa carrière de scénariste, un catalogue d’exposition intitulé Introduction à la bande dessinée belge.)

Ces toutes dernières années, un mouvement intéressant s’est esquissé dans le giron des éditeurs alternatifs. J’ai écrit ici même combien la pensée de Sfar sur le dessin, au fil de ses carnets, est souvent hautement stimulante. Dans une moindre mesure, la série Inside Moebius n’est pas exempte de réflexions qui portent, plus largement, sur le processus de la création. Enfin et surtout, il y avait les revues L’Éprouvette, à l’Association, et Comix Club, que publiaient les éditions Groinge, à Nice, sous la férule du dessinateur Big Ben. Dans l’une et l’autre, spécialistes et artistes s’exprimaient côte à côte, les seconds ayant sur les premiers le privilège de pouvoir disserter de la bande dessinée sous forme de planches, c’est-à-dire dans le langage même de l’objet interrogé.

Malheureusement, L’Éprouvette, si copieuse et innovante, s’est sabordée après trois numéros (une collection du même nom lui a toutefois succédé, avec des titres signés Trondheim, Mahler, Gerner ou Baladi), et Comix Club a annoncé que son numéro 11, paru en janvier 2010, serait le dernier, « par manque de moyens financiers mais aussi par manque de moyens humains ».

Sachant le rôle déterminant que les revues ont toujours eu pour l’invention et la diffusion du discours critique – dans les domaines littéraire et cinématographique, notamment –, on ne peut que déplorer la disparition de ces deux titres, lieux d’élaboration collective de la pensée et instruments d’intervention dans le jeu de forces du champ économique et symbolique de la BD. Espérons, en tout cas, que maintenant que les auteurs ont pris la parole, ils sauront la garder – quitte à ce qu’ils viennent nous bousculer quelquefois, nous, les commentateurs patentés.

Cela dit, les difficultés qu’a rencontrées Comix Club frappent désormais tous les supports critiques. Le modèle économique d’une revue imprimée a cessé d’être viable, tant le nombre des acheteurs n’a, lui, cessé de se rétrécir. Ce n’est donc pas un hasard si Neuvième Art n’existe plus, désormais, que sur la toile, et si le Comics Journal américain, qui faisait figure d’institution, a opté pour la semestrialisation – et l’essor parallèle du site tcj.com.

Depuis plusieurs années déjà, le discours critique s’élabore aussi sur Internet, en particulier grâce au travail remarquable de l’équipe (entièrement bénévole) du site du9.org, et de son principal animateur, Xavier Guilbert. Comme la plupart de mes confrères éditeurs, je constate que les livres que je publie reçoivent des échos plus nourris sur Internet, et y donnent lieu à des comptes rendus plus argumentés, que dans les médias traditionnels.

Il est assez désespérant de voir que les hebdomadaires d’information, du Point à L’Express en passant par Télérama et VSD, préfèrent publier en alternance, et sempiternellement, des hors série sur Tintin et sur Astérix, qui sont de vente sûre, plutôt que de parler de ce qui se crée aujourd’hui. (Marianne a fait exception en sortant le mois dernier un hors série, en partenariat avec le Magazine littéraire, sur « Le meilleur de la BD ». Sélection œcuménique, rédactionnel honnête, et, en page 16, cette perle savoureuse : on apprend que Kurtzman et Elder furent les créateurs de Mao Magazine !)

Quant aux supports d’information spécialisés, les dBD, Casemate, Zoo et autres Canal BD, ils essaient de faire un travail de repérage qui est certes très utile, compte tenu de la surproduction ambiante. La passion qui anime leurs équipes ne saurait être mise en doute, et certains de leurs rédacteurs ont à cœur de défendre leurs authentiques « coups de cœur ». Mais l’équilibre financier de ces titres est lui aussi précaire, ce qui ne manque pas de compromettre leur indépendance rédactionnelle. Non seulement les couvertures vont de préférence à Zep, Van Hamme ou Bourgeon, mais les éditeurs qui font vivre ces magazines par leurs insertions publicitaires (en clair : les Dargaud, Glénat, Delcourt, Dupuis, Casterman, Gallimard et Soleil) ont nécessairement droit à un traitement de faveur, tandis que la production de tous les autres, qui n’achètent pas d’espaces, tend à être passée sous silence ou traitée de manière plus expéditive.

L’identité propre de Casemate repose sur une idée originale : dans chaque numéro, la rédaction fait commenter par les dessinateurs eux-mêmes les « bonnes feuilles » des livres mis en exergue. Le format inhabituellement large du magazine dégage une marge intérieure qui accueille ces propos d’artistes. La formule est pédagogique : elle permet d’éclairer les choix de découpage et de mise en scène effectués par le dessinateur, elle lui offre la possibilité de définir son art poétique, elle fait pénétrer le lecteur dans l’intimité de la création. Malheureusement, et sans doute en partie faute de place, ces commentaires restent souvent convenus et ils produisent souvent un sentiment de ronronnement, de déjà-lu.

Après tout, les auteurs ne sont peut-être pas tous faits pour s’improviser critiques, fût-ce de leurs propres œuvres.