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l’inachevé, le recommencé, l’ouvert

Christian Rosset

[janvier 2006]

Edmond Baudoin est un marcheur qui arpente des paysages aussi vastes qu’intimes, composés d’air, de pierres, de racines et d’herbes. Ou bien la ville ; là, matières et bruits sont d’une autre nature, mais la solitude est la même et les rencontres se font et se défont comme le temps passe. La marche, ou le dessin, c’est du temps rythmé mais non mesuré, du temps démesuré où s’emmagasine le furtif, le presque rien, ce qui fait l’essentiel de la vie. L’arpenteur est nu, métaphoriquement, parce qu’il renaît à chaque tentative. Il recommence mais ne se lance pas à l’aventure les mains vides : il traverse les lieux un carnet d’esquisses à la main ; il emporte aussi un peu d’encre, un pinceau ou, plus commodément, une pointe quelconque.

Dans Le Chemin de Saint-Jean, Baudoin se représente le plus souvent de dos, tel une surface d’ombre surgie de l’encrier. Les rares fois où il se dessine de face, un roc, détaché du corps, décapité, se substitue à son visage (alors qu’il le montre volontiers, ce visage, dans d’autres livres où le corps est le territoire élu, le corps ou plutôt les corps, unis, désunis). Le marcheur, quelle que soit la fascination provoquée par la plénitude du lieu qui bande le regard comme la corde d’un arc, est à l’écoute, attentif aux silences, aux murmures (de l’eau, des feuilles) et aux bruits blancs assourdissants. Il note à son rythme et dans l’instant ses impressions, certes éphémères, mais qu’il traduit très concrètement par des traits, par des taches, des réserves blanches, avec précision, au plus vif de la sensation, sans pour autant nuire au plaisir de s’abandonner à la rêverie (en principe incontrôlée). Le dessin inachevé mais accompli, il ajoute deux ou trois mots, l’amorce d’un récit (« Je reprends le carnet. Ce qui est devant moi est indicible. Ou : les pierres, même les plus petites, ont une histoire ») ou, tout simplement, il nomme le lieu, date et signe.

Le Chemin de Saint-Jean est modèle d’Edmond Baudoin au même titre que Carol Vanni, danseuse (la Carol du Portrait). Il faut prendre ce mot bien au-delà de la convention d’usage propre à la peinture d’académie. Le modèle n’est pas simplement sujet ou objet de la représentation, mais comme Robert Bresson l’a justement défini : mouvement du dehors vers le dedans (le cinéaste précise dans ses Notes sur le cinématographe : « L’important n’est pas ce qu’ils me montrent mais ce qu’ils me cachent, et surtout ce qu’ils ne soupçonnent pas qui est en eux »). Le modèle, c’est ce qui incite sans cesse à recommencer. C’est ce qui dénude l’artiste de ses oripeaux. Cézanne, revenant sans cesse au motif, l’épuisant, se libérait peu à peu de ses mauvais automatismes, de ses penchants à la peinture couillarde. Peter Handke, proche contemporain de Baudoin (ils sont nés la même année, 1942), a écrit une Leçon de la Sainte-Victoire où il raconte comment, visitant une exposition Paul Cézanne dans les années 70, et après s’être d’abord intéressé aux portraits du peintre d’Aix-en- Provence, il s’est trouvé violemment attiré par l’étrange clarté provenant de l’éclat dolomitique du calcaire de la montagne peinte, au point d’aller se rendre aussitôt sur les lieux. Peter Handke, comme Edmond Baudoin, est un marcheur, carnet en poche, crayon à portée de main (griffonnant des figures, des signes, en marge de ses notes). L’écrivain est sur la trace, dit-il, d’une autre matérialité des phrases. Il note dans L’Histoire du crayon que, chez Cézanne, « l’arbre devient pluie, l’air devient pierre, un objet tend vers l’autre, le sourire dans le paysage terrestre ». Tout travail d’écriture est de cet ordre et Baudoin le sait parfaitement. Dans Le Chemin de Saint-Jean, on trouve ces mots : « Attendre d’être bu par le chemin, ou partir très loin, ou faire l’amour ; mais faire l’amour, c’est comme dessiner une montagne ».

Handke s’est aussi attaché à la question du recommencement. Il a publié en 1986, l’année du Rubis sur les lèvres − ouvrage d’E.B. dont certaines pages (comme souvent dans son travail) ont été redessinées en vue de la publication − un livre qui porte ce titre (Die Wiederholung, traduit en 1989 par : Le Recommencement). À la fin de ce livre, qui est une histoire de fratrie, d’écriture, de traversée du temps et du désert (le voyage, immobile), le narrateur, celui qui dit je, « se voit maintenant au milieu de (sa) vie », contemplant « le soleil du printemps sur (sa) feuille blanche ». Il pense à l’automne et à l’hiver. Il écrit : « Narration, mélange fraîchement les caractères, parcours de ton souffle les successions de mots, assemble-toi en écriture et trace dans le tien notre dessin à tous. Narration, recommence, c’est-à-dire renouvelle ; repousse encore et à nouveau une décision qui ne doit pas être ». Recopiant ces mots, me revient en mémoire un fragment de conversation avec Edmond Baudoin enregistré en 1994 pour une émission de création radiophonique où il était question des liens entre le travail et la quotidienneté (deux aspects complémentaires de la vie de tous les jours : aimer, dessiner, ranger, déranger...). Je le retranscris, en suivant au plus près la parole et le ton :
Quand je dessine, j’ai l’impression de faire des brouillons tout le temps, et chaque fois je me dis : bien, la fois d’après je vais faire vraiment l’œuvre, vraiment le dessin qui va... mais la fois d’après c’est toujours un brouillon. Eh bien, avec le désir c’est un peu pareil, avec l’amour c’est un peu pareil, je me dis, bon, t’as brouillonné, t’as déconné, tu as mal fait, mais tu vas voir la prochaine fois ça va être chef-d’œuvre ; et effectivement je rencontre la personne avec qui le chef-d’œuvre est imminent, il est là, mais après, je ne sais pas comment je me débrouille, je brouillonne encore... Il y a un avantage, c’est le temps qui passe, l’âge. Alors là je me dis, maintenant ça doit être la dernière jeune fille que je rencontre, il faut vraiment que là je fasse au mieux.
Et ça marche ?
Eh non...

Baudoin recommence − reprend, refait : sa vie, son dessin, son histoire, ses histoires..., dans l’espoir (légèrement teinté de désillusion) que la prochaine fois ce sera chef-d’œuvre. Exemple concret : ce que le peintre dit à Carol, après bien des séances de pose, dans les dernières pages du Portrait : « Maintenant je sais qu’aujourd’hui, demain, après-demain, on va réussir. » Suivent trois pages de visages (avec parfois l’esquisse d’un corps, nu) jouant sur tous les équilibres possibles de noirs et de blancs, trois pages de variations au sens quasiment musical. Puis reprise du dialogue entre le peintre (« C’est bon pour aujourd’hui, Carol ! Je t’approche. On va y arriver... C’est sûr... Demain ! »), et le modèle (en pensée : « Et moi je suis sûre que j’aime ce petit bonhomme chauve et barbu »). Le peintre, se retrouvant seul dans l’atelier, contemplant un visage composé de quelques taches, vraiment ouvert pour le coup, traversé de lumière, résonant de blanc, ne peut qu’ajouter : « Demain, oui, demain, j’oserai enfin te dire que...  » Mais ce « demain, on va » est un peu comme le dernier verre de l’alcoolique dont parle Deleuze (philosophe aimé d’E.B.) dans son abécédaire : plus on s’en approche, plus il s’éloigne (le dernier, pour la route, est toujours l’avant-dernier, sauf en cas d’effondrement). Demain ne vient pas garant d’une réussite programmée ; demain ne vient que sous la forme d’une nouvelle variation sur aujourd’hui. Mais la question du temps qui reste travaille ce demain. Avec l’âge, demain devient de plus en plus incertain, dévoré, comme une peau de chagrin, tout en laissant entrevoir une issue, mais fatale, définitive, sans au-delà possible, seule clôture envisageable de cette série de renvois à l’infini.


Voilà pour la fin ! Mais, au commencement ? Edmond Baudoin a donné quelques clefs dans Piero. Il nous rappelle que c’est dans l’enfance que le dessin naît, dans le paysage d’enfance, dans la lumière d’enfance. Pris dans un moment de mélancolie automnale et citadine (la chute des feuilles, le gris), il recherche dans le souvenir quelque chose comme un éclat : une image mémoire inondée de lumière. Dans les rêves d’enfants, les soucoupes volantes atterrissent en produisant une clarté de feu ; mais dans les rêves d’enfants de Villars-sur-Var, village du Sud de la France, cette clarté en rajoute à celle, déjà intense, du jour. Le soleil au zénith, en Occitanie, est une gomme. Son éclat est si vif, sa projection si violente que la page en devient plus que blanche ; et chaque trait, chaque coup de pinceau, chaque signe d’un noir d’encre doit affronter dans l’instant même son propre effacement. D’où cet élan amoureux du dessin qui, comme celui qui conduit à l’acte entre les corps dénudés, demande vigueur et force, de la durée, du désir de recommencer jusqu’à épuisement et plaisir. Au Moyen-Âge, on disait que le soleil au zénith libérait le démon méridien ; c’était, bien avant le soleil noir romantique, le soleil blanc de la mélancolie. Les artistes, notamment, étaient frappés de ce mal de l’âme qu’Aristote avait jadis associé au génie et auquel on attribuait aussi une inclinaison exaspérée vers l’éros (Giorgio Agamben). Il y a d’occitan chez Baudoin cette inclinaison qui le rend proche de ses ancêtres troubadours (dont la canso, le chant, pourrait accompagner les dessins − se souvenir, entre mille exemples possibles, de ce vers d’Arnaut Daniel que Jacques Roubaud traduit ainsi : en qui se tient mon cœur mon sens dormant veillant).

Le noir de Baudoin n’est pas celui d’un dessinateur qui a découvert le trait à la lumière du Nord (la clarté ne provient pas de la ligne). Et son blanc n’est pas seulement celui du papier mais l’empreinte de cette lumière qui l’attire et qu’il recherche même au bout du monde, jusqu’aux limites du Grand Nord (dans Le Chemin de Saint-Jean, les pages canadiennes jouent vraiment le jeu du blanc comme réserve : l’eau, la neige en tant que surfaces réceptacles d’intensités lumineuses). Dans Questions de dessin, il note que sans l’ombre, on ne peut dessiner la lumière. C’est façon de dire que sans noir, le blanc ne peut se révéler comme source d’énergie, de tension. C’est une vieille histoire, qui rejoint celle du silence : il y a des blancs de repos et des blancs de tension comme il y a des silences de repos et des silences de tension. Les plus belles pages de Baudoin sont celles qui équilibrent au plus vif, sans sécheresse, les saillies de noir et les réserves de blanc (la série de dessins qui concluent Le Procès verbal, la plupart des planches de La Peau du lézard, de Couma aco, du Portrait, où il est d’ailleurs question du trou blanc entre les hommes en noir, que le peintre comprend ainsi spontanément : « le troublant !? Ah ! là ! J’aimerais ; j’aimerais... J’aimerais y dessiner la vie... », et beaucoup d’autres). C’est une illumination du dessin comme révélateur de soi, avec la conviction que la beauté indicible du monde doit, coûte que coûte, se traduire sur le papier avec un minimum de moyens. Mais, s’il y a, à force de travail, recherche d’un savoir-faire qui ne soit pas bêtement virtuose, un acquis indéniable, à savoir la juste mesure de l’écart nécessaire pour mieux regarder et la conscience du temps comme expérience, il n’y a pas, il n’y aura pas, d’explication ni de mise en scène théâtrale avec lever de rideau, éclairage artificiel et dispositifs savants. Dans Piero, Baudoin constate : « Je ne voyais plus que les taches et les reflets. Nous avions à ce moment-là entre onze et treize ans et j’avais la vague intuition que j’allais consacrer beaucoup de mon temps à essayer de comprendre les traits et les taches... Sans arriver à les comprendre... »

Baudoin est aussi un des rares auteurs de bande dessinée à représenter le corps sans qu’il semble exsangue. L’encre dans laquelle il trempe le pinceau a les vertus du sang, un sang de couleur noire mais qui ne renvoie pas à ce qu’on a l’habitude d’entendre quand on dit qu’untel ou untel se fait un sang d’encre (le sang d’encre a remplacé aujourd’hui la bile noire pour caractériser une humeur mélancolique particulièrement morbide). Le sang de l’encrier, c’est un liquide, une sève, qui nourrit, qui oxygène, qui ouvre les facultés de mobilité, d’éveil, de désir. Le sang circule dans le corps, irriguant les membres, les organes, les rendant aptes à la création. Le trait produit par un corps animé par cette circulation est vivant ; on pourrait même dire : procréé par les amours du cœur et du cerveau (du pulsé et du pensé, du dansé et du réfléchi). Etienne Robial, dans la préface qu’il a signé pour Le Portrait édité par ses soins en 1990 dans la collection Futuropolis "30/40", parle curieusement, à propos des livres antérieurs à Un rubis sur les lèvres (1986), de « trait maladroit, sans corps », alors que trois ans plus tôt Futuropolis avait publié La Peau du lézard, superbe (et parfois sublime) écriture du corps, manifestant une sensibilité, une pensée de l’ouvert (bien avant l’affaire de la tête ouverte sur laquelle nous reviendrons).

Mais qu’est-ce que l’ouvert en bande dessinée ? En ce domaine, au fond, les problèmes sont les mêmes que partout ailleurs. L’œuvre ouverte est en quête de l’instant captif (selon André Boucourechliev), sensible au hasard et à la relativité ; les formes que cette démarche conduit à inventer (car cette dérive dans un espace où le contrôle perd du terrain au profit d’une saisie de l’éphémère produit des formes neuves et non de l’informe) remettent en question les sacro-saints principes de linéarité, de netteté des contours, de respect des repères spatio-temporels convenus ; quelle que soit la simplicité du récit de La Peau du lézard, sa traduction en bande dessinée ne cesse de se heurter à l’impossible d’une figuration stable ; et cette instabilité, elle doit la prendre en charge, ce qui n’est pas sans créer de l’inquiétude (inquiétude partagée par l’auteur et le lecteur − l’auteur étant le premier lecteur). Quand le sens n’est pas plus fermé que les contours, il se crée un nouveau mode de circulation qui rend beaucoup plus libre ; et cette liberté, on le sait bien, inquiète. Baudoin ne prend plus le lecteur par la main (la main de l’auteur étant occupée ailleurs, notamment à traduire dans le trait ce qu’elle ressent du corps qu’elle caresse ; ou bien elle suit le flux des événements, elle lutte − mais elle ne conduit pas), il s’adresse aux adultes (parfois très jeunes, néanmoins sexués, donc aptes à créer la vie autant qu’à la perdre), il ne peut plus faire semblant d’avoir quelque chose à dire qui ait des contours lisses. S’il peut parfois donner l’impression de vouloir trop signifier en cédant à la tentation d’un idéalisme (imprégné d’existentialisme, donc d’humanisme) généreux et naïf en apparence, survient toujours, à un moment donné et sans prévenir, une faille dans le discours, une contradiction, un trait ironique, pessimiste, qui perturbe le message et en balaie abruptement les scories. Au fond, pour reprendre les mots d’André Boucourechliev (à propos des formes ouvertes dans Le Langage musical, Fayard, 1993), Edmond Baudoin, « en plaçant son œuvre sous le signe du probable plutôt que du définitif, tente d’échapper au volontarisme du geste, à l’autorité de l’assertion (comme dirait Barthes), aux pièges de la rhétorique ».

La dernière image de La Peau du lézard représente une faille, une fente, dans le mur ; et, juste au-dessus, une ultime variation sur un morceau de paysage déserté aussi bien par les mots que par les êtres et pourtant hanté de présences humaines. Les visages s’effacent, les corps se dissolvent, mais l’écriture, le trait, est toujours incarné(e), et Baudoin va jusqu’à donner chair au bruit, comme par exemple dans cette séquence inouïe (p. 32-33) où une moto traverse à vive allure le paysage de campagne et chute avec son conducteur au bord (en bas à droite) d’une double page quasiment muette (quelques mots : Bordel de merde !, dans une bulle rompant le silence de la langue nécessaire à l’invention plastique du bruit − invention à l’opposé des clichés habituels de la symbolisation du son en bande dessinée).

Ouvrir, c’est aussi dévoiler − par la pensée ou par le trait, ce qui revient au même, le regard, sensible à l’ouvert, donc au monde et aux êtres, agissant comme truchement entre le visible et la main. Dans les bandes dessinées d’Edmond Baudoin, le dévoilement est à l’œuvre : dévoilement des corps, qui se traduit au premier regard par une mise à nu du sujet, du modèle et du peintre même, dessinateur amant ou simple amoureux des formes ; mais aussi, si on regarde de manière plus profonde, oubliant l’anecdote au profit de la matérialité du trait, de son flux d’encre noire dessinant des réserves blanches, dévoilement de l’écriture. La pensée, non la pensée abstraite, conceptuelle, mais celle qui se constitue en actes, se révèle dans l’entre-deux de la nudité des corps et de celle de l’écriture. Parfois elle se fie au hasard, et se laisse guider par l’intuition ; parfois elle tente de se matérialiser de manière plus volontaire. Et, un jour, à force de se frotter à l’ouvert − aux formes ouvertes comme à cette passion inquiète du dévoilement − Baudoin, dont la tendance à ne pas fermer les lignes remonte à l’enfance, a fini par s’attacher à une figure qui lui est devenue relativement propre, la tête ouverte, et dont la matérialisation graphique ouvre une nouvelle problématique.

Cette affaire de la tête ouverte commence avec Le Premier Voyage, histoire d’un employé de bureau qui, un beau matin, après avoir décidé de ne pas se rendre au travail, se met à dériver dans sa ville, et devient, pas à pas, davantage sensible aux événements du monde, surtout les plus anodins, ceux auxquels on ne fait pas attention, cette sensibilité suraiguë le transformant en profondeur, psychiquement et physiquement. Ce qui change, c’est sa perception du monde avec pour conséquence une altération généralisée des repères communs : la ville devient autre, les hommes, les femmes, deviennent autres, de même les choses, les animaux familiers, et cette altération généralisée le contamine : il devient lui aussi autre et c’est pour bien le montrer que Baudoin ouvre peu à peu la tête de son personnage, partant d’une simple ambiguïté des contours pour arriver à des fusions complexes avec le monde environnant ; et c’est là que, paradoxalement, au lieu d’un renforcement du degré d’ouverture formelle de la bande dessinée, et d’une amplification du travail de dévoilement, on observe un effet de fermeture, de repli, de clôture − du sens, de l’image, du récit. Il faut donc se demander pourquoi.

Y a-t-il (y a-t-il jamais eu) une équivalence graphique du monologue intérieur tel que, par exemple, James Joyce en use de manière saisissante et totalement convaincante dans Ulysse ? C’est là tout le problème. En écrivant le monologue de Molly, Joyce travaille au corps à corps la langue qui s’érotise comme jamais (le désir de Molly passe dans la musique, le rythme, des mots, dans le souffle de la phrase, dans la chair du langage). Après les derniers mots d’Ulysse (et oui j’ai dit oui je veux oui), Joyce se lance dans l’aventure de Finnegans wake où, comme on le sait, les mots-valises vont proliférer (à commencer par riverrun, l’énigmatique premier mot du livre qui, à lui seul, a fait gloser plus d’un lecteur). Un mot-valise, c’est un mot formé à partir de plusieurs, qui opère une condensation, une cristallisation, ce qui peut aller du simple jeu de mots amusant jusqu’à la pulvérisation totale du sens. Baudoin, autant qu’il m’en souvienne, ne joue pas trop avec les mots de cette manière (pas de mot-valise, mais quelques moments de monologue intérieur dans plusieurs albums) ; par contre, dans ce livre, Le Premier Voyage (ou encore davantage avec Le Voyage), il tente de construire quelque chose du même ordre avec le dessin : des images-valises, dont la tête ouverte est le médium.

Mais le problème c’est que, si les images dans la bande dessinée classique sont le plus souvent en relation avec les mots dans un processus d’imbrication pouvant aller jusqu’à la fusion (de manière à prévenir les courts-circuits qui pourraient déconnecter le lecteur), dans la bande dessinée telle que Baudoin la pense et l’invente case à case (et que nous avons qualifiée d’ouverte), le dispositif relationnel entre les mots et le dessin doit résister à ce processus qui tend à enfermer le sens de manière univoque. Baudoin ne craint pas les disjonctions (il n’est pas attiré par Deleuze pour rien ; et à ce propos, un des livres les plus importants de Deleuze, Logique du sens, parle bien de cette « fonction ramifiante ou synthèse disjonctive qui donne la définition réelle du mot-valise »). Pourtant, à rebours du jeu avec et sur les mots, le jeu avec et sur les images, comme dans les cases où figure la tête ouverte, provoque une cristallisation qui, bien qu’elle soit parfois sidérante, n’ouvre sur rien d’autre qu’elle-même telle qu’on peut la percevoir dès le premier regard. En accordant au premier degré son dessin à l’idée qui lui préexiste, Baudoin abandonne en partie la recherche de l’image, libre écriture du corps, qui ne peut se faire qu’à tâtons (comme le notait Matisse : « Quand j’exécute mes dessins [ ... ] le chemin que fait mon crayon sur la feuille de papier a, en partie, quelque chose d’analogue au geste d’un homme qui chercherait, à tâtons, son chemin dans l’obscurité »).

On pourrait dire que, pour des raisons qui proviennent peut-être de lectures et de visions de jeunesse auxquelles il reste fidèle, Edmond Baudoin se prend au piège de l’imagerie, comme se sont fait prendre une bonne partie des surréalistes bien trop préoccupés de symbolisation de l’idée. D’où le curieux anthropomorphisme de certains dessins de paysage (l’avant-dernier de La Musique du dessin, par exemple, qui cède aux clichés de cette imagerie mais que corrige aussitôt le suivant (et dernier), magnifique mise en tension des noirs et blancs, qui donne au livre non un point final mais plutôt un point d’orgue résonant et pour le coup musical). Une certaine vision de l’humain, de sa souffrance intérieure et de son mal existentiel qui doit coûte que coûte s’échapper (par une faille, une ouverture − ce sera la tête, le crâne et non un orifice naturel) pour libérer le corps (variante on the road de la cure psychanalytique) est à l’origine de ces projets de Voyage en bande dessinée. Il y a sans doute aussi une vision poétique de l’image (mais Baudoin, finalement, ne se réfère que rarement à la poésie, territoire dangereux pour la bande dessinée, non qu’il soit impossible de frotter ces deux domaines avec profit, mais parce que souvent, en bande dessinée, la poésie vire au poétisme, à l’émerveillement standard). Au fond, et pour en finir avec cette affaire tout en laissant la question en suspens, le mouvement qu’incite la tête ouverte, le cheminement de ce qui s’échappe de cette ouverture sur le papier, ne prend un sens (une tournure) incontestablement personnel et ouvert qu’à partir du moment où le trait semble danser, se modeler à l’image d’un corps instable, d’un corps (comme le dessin) concret et abstrait, d’un corps désirant que le pinceau ne peut saisir qu’au vol, incomplet, inachevé, dans une pratique du recommencement (entre ressassement et retour, épuisement et renaissance).

Et puis (il ne faudrait pas l’oublier) il y a ce satané soleil d’Occitanie qui peut aussi frapper la tête et l’éclater comme un melon... Que peut-il surgir après un tel coup sinon l’effondrement, le noir d’encre absolu ou une vision intérieure saturée de blanc comme un écran enneigé ? Baudoin a appris à esquiver les coups et à trouver le coin d’ombre où dessiner d’un noir vivant (d’un sang d’encre) le monde en mouvement. Son premier apprentissage, dans l’enfance, nous l’avons déjà évoqué (et Piero demeure un livre majeur de son auteur). Le second, celui qui va entraîner le dessinateur dans le terrain vague de ses rêves aussi bien d’artiste que d’amant, c’est la rencontre avec la danse qui le lui offrira. Dans ses entretiens avec Philippe Sohet (Mosquito, 2001), il définit très bien les liens entre la danse, le dessin et la vie : « Il s’agit de se mettre en situation de danser la vie, non pas simplement la subir. La danse m’a ouvert à cette liberté. [...] Danser avec son corps sur une scène ou tracer des traits sur une feuille, ça relève d’une même réflexion. Il y a un rapport à l’espace. La danse contemporaine est peut-être l’art le plus adapté pour exprimer ce que nous vivons aujourd’hui. [...] Dans un spectacle de danse contemporaine, le geste, la musique, le décor et le texte peuvent se trouver en décalage complet. [...] Quand j’ai découvert cela, j’ai beaucoup appris pour la bande dessinée ». La danse et le dessin ont en commun « un même questionnement sur les lignes ». Les dessins qu’Edmond Baudoin fait sur le vif pendant que ses modèles dansent sont des projections d’un espace tridimensionnel dans un espace bidimensionnel ; ce faisant, il retrouve l’esprit de la peinture moderne des années 50 (et début 60) par exemple, en Amérique comme en Europe (Rauschenberg ou Klein, surtout pas Matthieu), quand les artistes semblaient danser tout en peignant (l’immobilité étant un des états possibles de la danse) pour mieux saisir le mouvement afin de ne produire à l’arrivée que de la peinture dans son essence la plus radicale : l’empreinte, la trace, la projection, le fantôme du geste, donc de la vie, gagnant le droit à l’immortalité par une capture de l’éphémère (ce qui était − et est toujours − une grande victoire contre le pompiérisme).

« Seule la vie m’intéresse, je regarde et tout me dépasse, le pied d’une chaise... Qu’est-ce ! Qu’est-ce ! Tout ce qui m’entoure et m’émerveille, malgré tout ce qui se passe toujours d’effroyable et que je ne veux jamais oublier, malgré le ciel, malgré les arbres et toutes les beautés. » (Alberto Giacometti, 1962). Edmond Baudoin, qui aime citer l’artiste né, comme lui, dans un petit village (Borgonovo, en Suisse italienne), pourrait ajouter « qu’il faut aller là où ça nous semble impossible d’aller. C’est là, à cet endroit exactement, qu’il faut commencer à écrire. Là, à cet endroit, nous sommes plus vulnérables donc plus ouverts » (entretiens avec Philippe Sohet). Commencer à écrire, oui, mais quoi ? « Écrire des pages et des pages, les remplir de pierres, d’herbe, de forêt, de cieux, de mouvements des gens dans la rue, de voix, de maisons, de passé, d’aujourd’hui, de tableaux, de statues, de rivières et de vagues et de verres et de pots... » (Giacometti, 1947). Le dialogue avec les peintres (ou plutôt avec une certaine peinture qui l’attire) traverse les livres de Baudoin. Dans Piero, pour les besoins de son récit, il reproduit l’image d’un dessin de Giacometti (un portrait) ; dans Le Chant des baleines, il détourne Goya (pour les besoins, toujours, du récit) ; dans Questions de dessin, il dialogue avec les plus grands (Rembrandt, Delacroix, Matisse, Gauguin ainsi que d’admirables anonymes, illustres inconnus chinois ou inuit) ; dans Salade niçoise, enfin, il (le personnage qui a l’air et l’allure du jeune Baudoin) fait l’amour à une femme qui ressemble étrangement à un modèle de Modigliani (monologue intérieur en contrepoint du corps nu du modèle : j’entrais dans une œuvre d’art). Mais je ne crois pas que, ce faisant, Baudoin cherche une place à leurs côtés dans un musée plus ou moins imaginaire ; il marque bien la distance, chaque domaine ayant sa part d’irréductibilité, et il sait bien qu’en peinture la sensation n’est pas vraiment reproductible (alors qu’en bande dessinée, elle l’est par essence). Ce qui le lie, par contre, profondément à ces peintres (surtout ceux qui ont une pratique du dessin et de la gravure), c’est le désir de reprendre le travail là où il a été abandonné par leurs héritiers immédiats, à savoir le dessin comme recherche (Baudoin se méfie justement de la prétention d’apposer un point final à telle ou telle pratique dans tel ou tel domaine ; sensible à la mort au quotidien, il n’accorde pas grand crédit à la pensée de la mort de l’art ou de la fin de l’histoire). Les peintres de ses histoires sont en parfait décalage par rapport au monde de l’art contemporain, mais ils ont en commun avec l’ensemble des artistes (quel que soit leur terrain d’exploration) de devoir lutter contre la puissance d’effacement d’un monde où les arts de la mémoire ont disparu au profit d’un commerce de l’oubli, et donc de veiller à la juste inscription des traces de ce qui aura été vivant − pas seulement du disparu tragique, de préférence des échos de moments ou d’états de jouissance ; le peintre s’en sortira mieux avec ses souvenirs de ces instants de plaisirs partagés, mais il ne ressuscitera, par le dessin, aucun souvenir qui ne lui appartienne (il y a un bel exemple dans Éloge de la poussière, quand un père demande de dessiner d’après photo son fils mort ; le dessinateur s’applique, mais quand il montre le résultat, le père hurle de douleur : ce n’est pas lui, comme si le dessin avait le pouvoir de rendre non seulement quelque chose de la vie d’un disparu, mais carrément le disparu dans sa chair, son souffle, sa présence concrète, ce qui serait, à l’égal d’une résurrection avérée, bien plus terrifiant qu’une absence éternelle).

Aux dernières nouvelles, Edmond Baudoin inachève son Crazyman, donnant à L’Association un état (troisième, quatrième ?) du livre suffisamment ouvert pour contenir potentiellement tous les autres (y compris ceux qui seront resté à l’état fœtal). Et ses tentatives premières (à partir des Sentiers cimentés) devant renaître à l’impression, presque tout Baudoin est aujourd’hui accessible. Œuvre à entrées multiples, d’autant plus vaste qu’intime (comme le paysage traversé par le marcheur), elle ne demande à l’amateur de bandes dessinées que l’effort très raisonnable de déplacer son attente et de guetter, plutôt que l’apparition d’un épisode supplémentaire ou d’un improbable dénouement, la naissance d’une lecture autre, fruit d’une relation toujours plus sensuelle à l’encre, à la lumière, à l’odeur, à la couleur du papier, et aux bruit des pages qui tournent.

Christian Rosset

(Cet article a paru dans le No.12 de Neuvième Art, en janvier 2006.)