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la BD à l’épreuve du documentaire

Arte a inauguré récemment une collection de DVD consacrés à la bande dessinée, au nom un peu passe-partout : « Univers BD ». Les deux premiers titres sont consacrés, l’un à Art Spiegelman, l’autre aux BD reporters. Leur qualité m’est apparue très inégale.

Le film de Clara Kuperberg et Joëlle Oosterlinck, Art Spiegelman, Traits de mémoire, est tout à fait passionnant. Avec beaucoup de pertinence, il replace Maus dans la continuité d’un parcours artistique. Les séquences filmées (à Soho, dans une librairie parisienne, au festival de Sollies-Ville) sont complétées par de précieuses images d’archives (on voit notamment Françoise Mouly, l’épouse de Spiegelman, imprimer elle-même Raw sur la presse dont le couple avait fait l’acquisition) et de nombreuses photographies personnelles. De cette mosaïque d’images commentées par l’artiste lui-même, il se dégage le portrait d’un homme extrêmement lucide sur lui-même, par exemple quand il déclare « ne pas avoir voulu devenir l’Elie Wiesel de la bande dessinée », quand il confesse sa fierté « de ne pas avoir accepté que Maus devienne un film, et de ne pas avoir dessiné Maus 3 », ou encore quand il évoque le « Spiegelmonster », son double qui a appris à gérer son image publique, à parler aux médias et à assumer son statut d’auteur culte.

Entre autres formules frappantes, on retiendra encore ces deux phrases : « J’ai fait de la bande dessinée aussi parce que ça n’intéressait pas mon père », et « Il faut que je meure et que je renaisse à chaque page ». Enfin, le film donne à Spiegelman l’occasion d’expliquer comment il travaille aujourd’hui, en mettant à contribution toutes les ressources de l’outil informatique. Il détaille les étapes de l’élaboration d’une grande page en couleur, « Remember childhood ? », parue depuis dans le McSweeney’s San Francisco Panorama, une anthologie réunissant 150 auteurs, dont quelques cartoonists (Daniel Clowes, Jessica Abel ou Chris Ware…).

Intitulé La BD s’en va t-en guerre, l’autre documentaire, signé Mark Daniels, est étrange et décevant. Étrange, parce que Spiegelman y apparaît dans le sous-titre (« De Art Spiegelman à Joe Sacco : histoire du BD journalisme ») alors que, dans le film, il n’est cité que pour mémoire. Étrange aussi, parce qu’il fait une place importante à Marjane Satrapi et à Keiji Nakazawa, lesquels, contrairement à la plupart des autres dessinateurs présentés (notamment Sacco, Ted Rall et le suisse Patrick Chappatte, qui collabore au Temps de Genève), ne se revendiquent pas du journalisme. Ni l’un ni l’autre ne sont allés sur le terrain recueillir des informations en vue de l’élaboration d’un témoignage dessiné en forme de reportage. Ils ont puisé dans leur mémoire personnelle les ingrédients d’un récit historique, ce qui est, on l’admettra, très différent.

Indépendamment de la confusion du propos, le film déçoit par sa forme : un bout à bout de séquences qui se ressemblent toutes : interview en plan fixe dans l’atelier du dessinateur (pas une image montrant aucun d’entre eux dans l’exercice même de son travail d’investigation ou de création graphique), et images banc-titrées dans leurs albums respectifs, dénaturées par des effets d’animation maladroits.

Case extraite de « Sailor », par Kurtzman et Davis, dans Frontline Combat n° 11, mars 1953. © WMG

On ne saurait passer sous silence une séquence qui s’apparente à de la pure et simple désinformation. Alors que le commentaire assure que la bande dessinée contemporaine a su prendre le contre-pied des histoires d’autrefois, qui célébraient la guerre comme « une exaltante initiation à la virilité », ce propos est illustré par des numéros de Frontline Combat et de Two-Fisted Tales, les comic books écrits par Harvey Kurtzman au début des années cinquante. Or les récits de Kurtzman et de ses collaborateurs (Jack Davis, John Severin, Wallace Wood, George Evans…) étaient anti-militaristes. Loin de véhiculer une quelconque propagande guerrière, ils dénonçaient l’horreur des conflits armés et insistaient sur le fait que l’ennemi possédait la même valeur humaine. L’expérience du front était présentée comme rien moins qu’exaltante, traumatisante bien plutôt ; et il est pour le moins choquant de voir l’immense créateur que fut Kurtzman utilisé comme repoussoir pour mieux célébrer ses lointains héritiers.