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pourquoi astérix à la bnf ?

Thierry Grillet

[octobre 2013]

Qu’est-ce qui conduit une institution patrimoniale comme la BnF à programmer une grande exposition « Astérix » quelques mois après celle qu’elle a consacrée à « Guy Debord » ? Telle est la question, en forme de soupçon, que les admirateurs de La Société du spectacle ont posée. Pour eux, cette alternance trahissait la main invisible de la récupération spectaculaire. Debord à la BnF était un contresens. Debord avant Astérix en était la confirmation. Debord et Astérix : c’était mettre sur un même plan le détournement et le divertissement.

Qu’en aurait pensé Debord lui-même ? Lui qui a détourné tant de BD ? Cette rhétorique, un peu datée, a toutefois un mérite : elle perpétue, à voix basse, l’idée qu’il existe une hiérarchie. Entre sujets sérieux et sujets légers. High and low. Ce que personne ne songerait contredire. Mais il faudrait préciser, pour reprendre la formule d’Italo Calvino, que, dans le risque permanent de dé-hiérarchisation, « il nous faut traiter avec sérieux des choses légères, et avec légèreté des choses sérieuses ». La Bibliothèque a-t-elle traité avec légèreté de Debord ? Traite-t-elle avec sérieux d’Astérix ? Ce qu’on peut dire, c’est qu’elle prend au sérieux Astérix. C’est-à-dire, l’œuvre d’Albert Uderzo et René Goscinny. Cette reconnaissance de la bande dessinée comme genre producteur d’œuvres à part entière n’est pas nouvelle. L’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne, présentée en l’an 2000, et malheureusement interrompue par les suites d’un incendie sur le site de Tolbiac, avait déjà témoigné de cette considération publique pour le genre. Avec Astérix, une étape est franchie. Ce n’est plus tant le genre – réalité collective − mais une œuvre, riche et singulière, qui est saluée et interrogée.

Revenons à la question. Comment Astérix a-t-il été programmé à la BnF ? Le don d’Albert Uderzo, en mars 2011, de trois albums − Astérix le Gaulois, La Serpe d’or et Astérix chez les Bretons – est un événement considérable. En prenant place à la Réserve, la BD prend rang dans la grande histoire de l’imprimé, celle-là même qui commence en 1450 avec les incunables. Davantage : jusqu’alors la BnF n’a conservé, par l’effet mécanique du dépôt légal, que les albums imprimés de la BD. Pas les originaux. Ce don, et son entrée dans le département de la « Réserve des livres rares et précieux », ouvrent une nouvelle étape dans la reconnaissance du genre. La bande dessinée ne se confond pas avec la production « à plat » de l’imprimé dont la BnF enregistre, à titre quasi indicatif, le flux. Mais elle offre, pour chacune de ses productions, une profondeur, une historicité qui mérite d’être documentée. C’est une œuvre pas seulement précieuse – évaluée à plusieurs millions d’euros – mais significative qui entre à la BnF. Ce n’est pas une planche, mais un ensemble cohérent, un album, qui documente la genèse d’une série. Que faire de ce don ? Comme pour les grandes acquisitions de ces dernières années − le fonds Debord ou le manuscrit d’Histoire de ma vie de Casanova –, l’institution entend, conformément à sa mission, restituer au plus grand nombre la possibilité de s’approprier ces différents joyaux du patrimoine. L’exposition permet cette appropriation. Elle fait circuler les regards, installe des points de vue, dégage des perspectives.

Il n’est pas utile de détailler l’ensemble du dispositif de l’exposition. Juste commenter les premiers mètres, pour comprendre comment la scénographie – ce discours dans l’espace − signifie le propos sur Astérix. Dès qu’il s’est agi de présenter Astérix, le commissaire a imaginé de traiter, dans une même main, l’œuvre et sa mythologie. Parti pris d’autant plus légitime qu’il est inscrit dans la genèse de l’œuvre elle-même. Le tout premier découpage de la première planche, rédigé par Goscinny, réserve ainsi une case pour la représentation de la reddition de Vercingétorix. Première citation, premier détournement comique d’une peinture, celle du peintre d’Histoire Lionel Royer qui sert de modèle au dessin d’Uderzo : « Vercingétorix jette ses armes aux pieds de César » (1899), conservée au musée Crozatier au Puy-en-Velay. Cette toile de 4,8 m de long sur 3,2 m de large – si difficile à installer dans les espaces − est accrochée au point de fuite du corridor d’entrée qui chronique, à la manière du générique d’Amicalement vôtre, les trajectoires parallèles des deux auteurs. La perspective optique fait ainsi se rejoindre le destin de ces deux immigrés – l’un fils d’un ébéniste italien, l’autre, fils d’un immigré juif polonais − vers l’image archétype de « nos ancêtres les Gaulois », imprimée dans tous les manuels scolaires de générations d’écoliers français.

Voilà la manière dont cette œuvre est contemporaine d’un temps, celui des années soixante, où – du structuralisme aux penseurs de la déconstruction − le second degré, la volonté de jouer avec les signes, s’empare de la société. Cette mise à distance du roman national, tel que la Troisième République l’a fabriqué, en annonce d’autres. Par exemple, à travers ce grand détour temporel de la Gaule romaine, celle de la société des « trente glorieuses », à travers des clins d’œil, des caricatures, des sous entendus qui vont de l’apparition d’animateurs ORTF (Guy Lux, Tchernia…), d’acteurs (Lino Ventura, etc.) à l’évocation des « restovoies »… Mais l’exposition n’est pas seulement contemporaine. Elle est actuelle. Elle entre en résonance avec les débats sociétaux de la France d’aujourd’hui. L’hebdomadaire Le Point titre ainsi « Astérix. L’esprit français ». Nul doute que cette petite fable de la résistance – « encore et toujours » − n’évoque aujourd’hui la question, ou le débat, de l’identité française. Mais elle le fait en déjouant le piège de la fixité ou de l’essentialisme : il n’y a d’identité, dans Astérix, que celle, toujours en mouvement, qui cherche ses compagnons ailleurs que chez soi. Dans l’Europe du traité de Rome, au fil des premiers albums, puis plus tard, au fur et à mesure de la publication des albums, plus loin, dans le monde. Ainsi le village est cette petite utopie démocratique ouverte, au carrefour de circulations de toutes sortes. Il fallait la distance et, sans doute, l’affection de ces deux auteurs, l’un fils d’un ébéniste italien, l’autre, fils d’un juif polonais pour célébrer ainsi une France éloignée de tout chauvinisme.

Thierry Grillet
Directeur de la diffusion culturelle à la BNF.

sur l’exposition et le catalogue.