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femme (1) : représentation de la femme

Thierry Groensteen

La bande dessinée a longtemps été produite majoritairement par des hommes pour des jeunes lecteurs eux aussi masculins.
Il existait cependant une bande dessinée « pour les filles », qui, dans l’espace francophone, s’est exprimée dans toute une série de magazines spécialisés (La Semaine de Suzette, Fillette, Lisette, Mireille, Ames Vaillantes, Bernadette, Line…) ; il y eut aussi, dans les années cinquante, une bande dessinée « sentimentale », dont les fleurons étaient, d’une part, les séries quotidiennes publiées par France Soir, comme 13 rue de l’espoir, et, d’autre part, les « romans dessinés » qui précédèrent les romans-photos dans la presse du cœur). La vérité est que les bandes dessinées sentimentales n’étaient certainement pas lues que par des femmes. Jan Baetens a même montré que certaines thématiques récurrentes des « romans dessinés », comme la vitesse ou la technologie, étaient clairement destinées à intéresser un lectorat masculin.
Dans le même temps, les périodiques de bande dessinée supposés s’adresser à tous les publics – les Tintin, Spirou, Pif, Vaillant, Pilote où, selon les spécialistes, se sont écrites les grandes pages de l’histoire du média ─ déclinaient surtout l’aventure au masculin et ciblaient de façon plus ou moins consciente un public de garçons. Ainsi l’Oncle Paul, figure emblématique de Spirou, s’adressait-il à ses seuls « neveux ». Il a été remarqué que, dans Astérix, « les femmes sont absentes du premier album. Il faut attendre Le Devin en 1972 pour qu’elles aient le droit de goûter à la potion magique, et Le Cadeau de César en 1974 pour qu’elles prennent place au banquet final. » (Lipani Vaissade : 72) Le château de Moulinsart est l’exemple type d’un microcosme composé exclusivement d’hommes. Haddock, Tournesol, Tintin et Nestor y vivent en phalanstère. On ignore même s’il y a une bonne ou une cuisinière au château. De même, le village des Schtroumpfs est une communauté masculine. Aussi, quand le féminin (en la personne de la Castafiore ou de la Schtroumpfette) pénètre en de tels lieux, c’est sur un mode nécessairement perturbateur, fauteur de troubles.
On se souvient peut-être que la Schtroumpfette est une invention du méchant sorcier Gargamel, créée à dessein pour déstabiliser le monde harmonieux des Schtroumpfs − même si c’est au Grand Schtroumpf qu’elle devra d’être transformée en blonde fatale. Rappelons ici la sidérante « recette » de Gargamel : « Un brin de coquetterie, une solide couche de parti-pris, trois larmes de crocodile, une cervelle de linotte, de la poudre de langue de vipère, un carat de rouerie, une poignée de colère, un doigt de tissu de mensonge, cousu de fil blanc, bien sûr, un boisseau de gourmandise, un quarteron de mauvaise foi, un dé d’inconscience, un trait d’orgueil, une pointe d’envie, un zeste de sensiblerie, une part de sottise et une part de ruse, beaucoup d’esprit volatil et beaucoup d’obstination, une chandelle brûlée par les deux bouts… » (Peyo, La Schtroumpfette, 1967.)

La bande dessinée a longtemps été produite majoritairement par des hommes pour des jeunes lecteurs eux aussi masculins.
Il existait cependant une bande dessinée « pour les filles », qui, dans l’espace francophone, s’est exprimée dans toute une série de magazines spécialisés (La Semaine de Suzette, Fillette, Lisette, Mireille, Ames Vaillantes, Bernadette, Line…) ; il y eut aussi, dans les années cinquante, une bande dessinée « sentimentale », dont les fleurons étaient, d’une part, les séries quotidiennes publiées par France Soir, comme 13 rue de l’espoir, et, d’autre part, les « romans dessinés » qui précédèrent les romans-photos dans la presse du cœur). La vérité est que les bandes dessinées sentimentales n’étaient certainement pas lues que par des femmes. Jan Baetens a même montré que certaines thématiques récurrentes des « romans dessinés », comme la vitesse ou la technologie, étaient clairement destinées à intéresser un lectorat masculin.
Dans le même temps, les périodiques de bande dessinée supposés s’adresser à tous les publics – les Tintin, Spirou, Pif, Vaillant, Pilote où, selon les spécialistes, se sont écrites les grandes pages de l’histoire du média ─ déclinaient surtout l’aventure au masculin et ciblaient de façon plus ou moins consciente un public de garçons. Ainsi l’Oncle Paul, figure emblématique de Spirou, s’adressait-il à ses seuls « neveux ». Il a été remarqué que, dans Astérix, « les femmes sont absentes du premier album. Il faut attendre Le Devin en 1972 pour qu’elles aient le droit de goûter à la potion magique, et Le Cadeau de César en 1974 pour qu’elles prennent place au banquet final. » (Lipani Vaissade : 72) Le château de Moulinsart est l’exemple type d’un microcosme composé exclusivement d’hommes. Haddock, Tournesol, Tintin et Nestor y vivent en phalanstère. On ignore même s’il y a une bonne ou une cuisinière au château. De même, le village des Schtroumpfs est une communauté masculine. Aussi, quand le féminin (en la personne de la Castafiore ou de la Schtroumpfette) pénètre en de tels lieux, c’est sur un mode nécessairement perturbateur, fauteur de troubles.
On se souvient peut-être que la Schtroumpfette est une invention du méchant sorcier Gargamel, créée à dessein pour déstabiliser le monde harmonieux des Schtroumpfs − même si c’est au Grand Schtroumpf qu’elle devra d’être transformée en blonde fatale. Rappelons ici la sidérante « recette » de Gargamel : « Un brin de coquetterie, une solide couche de parti-pris, trois larmes de crocodile, une cervelle de linotte, de la poudre de langue de vipère, un carat de rouerie, une poignée de colère, un doigt de tissu de mensonge, cousu de fil blanc, bien sûr, un boisseau de gourmandise, un quarteron de mauvaise foi, un dé d’inconscience, un trait d’orgueil, une pointe d’envie, un zeste de sensiblerie, une part de sottise et une part de ruse, beaucoup d’esprit volatil et beaucoup d’obstination, une chandelle brûlée par les deux bouts… » (Peyo, La Schtroumpfette, 1967.)

À la marginalisation, voire la stigmatisation du féminin, il faut ajouter, jusqu’en 1968 au moins, une pudibonderie très marquée − particulièrement vive chez les éditeurs imprégnés de moralisme chrétien, et entretenue, à partir de 1949, par la censure qu’exerçait la Commission de contrôle et de surveillance des publications destinées à la jeunesse. Comme l’a bien résumé Benoît Peeters, « les seules figures féminines que l’on rencontre dans la bande dessinée franco-belge de cette époque sont des viragos, telles la Castafiore et l’épouse du chef du village gaulois d’Astérix, ou des mères de famille insipides comme dans Jo et Zette, Boule et Bill ou Michel Vaillant. » (1993 : 84)
Paradoxalement, c’est la presse confessionnelle qui lui fait la place la plus large aux personnages féminins, notamment en multipliant les binômes fille-garçon (frère et sœur ou cousin cousine) : Fripounet et Marisette de Herboné, Sylvain et Sylvette de Cuvillier, Moky et Poupy de Bussemey, Pat et Moune de Bel, etc.

Tout au long de l’histoire de la bande dessinée, des auteurs se sont justifiés de leur réticence à aborder le féminin en invoquant leur difficulté à caricaturer une jolie femme. On a sur ce sujet des déclarations de Töpffer, Nadar et Hergé, entre autres, que Peeters, encore lui, a collectées (1994 : 51-52n). Le premier cité, pourtant, « se montrait d’une singulière audace, libre et varié dans sa manière de camper le personnage féminin ». Et Hergé ne convainc pas vraiment quand il déclare à Numa Sadoul : « J’aime bien trop la femme pour la caricaturer ! », lui qui, à la Castafiore, ne craindra pas d’ajouter sur le tard une virago bien plus épouvantable en la personne de Peggy Alcazar (dans Tintin et les Picaros).

Touchée, comme les autres médias, par la libération des mœurs, la bande dessinée découvrit l’érotisme dans les années soixante, et commença peu à peu à faire une place plus large aux personnages féminins. Des héroïnes « libérées » de Guido Crepax (Valentina) ou de Jean-Claude Forest (Barbarella), on n’a souvent retenu que la nudité, alors qu’il s’agissait de femmes actives, indépendantes, accomplies, intelligentes, en aucun cas réductibles à leur dimension érotique. Mais, poursuit Peeters, « ce qui avait constitué une audace va peu à peu se muer en un nouveau conformisme : il n’y aura bientôt plus d’album sans quelques scènes déshabillées. D’une misogynie par absence, on va passer à une misogynie de la représentation stéréotypée, tant graphiquement que narrativement. Malgré quelques exceptions (...), l’image des femmes dans les bandes dessinées reste tributaire de quelques clichés tenaces. La plupart de ces créatures de rêve ont le même visage éthéré, le même corps gracile et toujours disponible, le même manque de personnalité. » (84-85)

Un cas d’école, dans le champ de la bande dessinée, fut celui de la bande dessinée underground américaine à la fin des années soixante. Né de la contre-culture et proche du mouvement hippie, ce mouvement encourageait l’expression personnelle, prônait l’affranchissement par rapport à tous les tabous de la société américaine et choqua les bien-pensants en faisant l’apologie de la drogue et de l’amour libre. Or, les dessinateurs underground, Robert Crumb en tête – qui ne fit jamais mystère de sa misogynie – ne tardèrent pas à être virulemment attaqués par les féministes parce que, tout rebelles qu’ils étaient, ils perpétuaient les clichés sexistes les plus traditionnels. Sur ce point, la contre-culture ne valait pas mieux que la culture établie. Surgirent alors des publications underground de femmes, telles Wimmen’s Comix (1972-1992) ou Tits & Clits (1972-1987), à travers lesquelles une génération de dessinatrices pionnières cherchèrent à faire entendre leur propre voix. Même si toutes ne se revendiquaient pas du féminisme, elles avaient au moins en commun de vouloir s’assumer comme sujets.

En dépit de tous les espoirs placés depuis des années dans un rééquilibrage entre les deux sexes, la plus grande enquête conduite à ce jour sur le sujet a montré en 2012 que la bande dessinée est encore une pratique de lecture plus masculine que féminine. « La proportion de femmes n’en ayant jamais lu est plus de deux fois supérieure à celle des hommes (32 % contre 14 %) » et, « même lorsqu’elles sont lectrices, [les femmes] en lisent en moyenne moins que les hommes [et] déclarent un rythme de lecture plus irrégulier » (Evans et Gaudet, 2012 : 4). Mais la profession d’auteur de bande dessinée, elle, en revanche, se féminise nettement depuis le début des années 2000, même si les femmes ne comptent encore que pour un peu moins de 15 % de l’ensemble des professionnels. Et des segments de la production parmi les plus populaires, comme les mangas des catégories shôjo (pour jeunes filles) et josei (pour femmes adultes) ou, plus récemment, la bande dessinée dite « girly », ciblent à nouveau un public de lectrices. L’impact de ce phénomène sur la représentation des femmes demande à être examiné de plus près.
Force est de constater que les évolutions récentes de la bande dessinée, en termes de genre (gender) et de genres (littéraires) n’ont pas mis un terme à la stéréotypie dénoncée plus haut. Comme l’a noté Peeters, celle-ci se marque à la fois dans les rôles que l’imaginaire de la bande dessinée réserve aux femmes et dans les codes de la représentation. Aujourd’hui encore, la femme continue d’être, dans un trop grand nombre de productions dessinées, traitée en objet.
Il faut considérer à part les personnages féminins situés aux deux extrémités du spectre des âges. Pour quelques gamines qui sont des pestes (ainsi Lucy dans les Peanuts de Schulz), on compte davantage de petites filles touchantes, espiègles, ou faisant montre de répartie et de caractère, au bon sens du terme (de l’Espiègle Lili à Lou en passant par Mafalda). Dans ce registre, la bande dessinée nord-américaine tend même à se montrer gentiment féministe. Sans même parler d’une icône comme la Little Orphan Annie (1924) de Harold Gray, dont la résilience en fait pratiquement une super-héroïne, la Nancy d’Ernie Bushmiller domine son petit camarade Sluggo sur tous les plans (intelligence, astuce, culture, plan économique), et c’est même elle qui le défend contre un petit dur quand il est racketté. Little Lulu bat également à plate couture son ami Tubby.

Le grand âge, lui, inspire soit des mamies gâteau (Mary Worth, Mamette…), soit des vieilles dames indignes (Tartine Mariol et sa force herculéenne, Ma Dalton, Carmen Cru, la grand-mère d’Agrippine, Sœur Marie-Thérèse des Batignolles…). Pré-pubères ou post-ménopausées, ces personnages sont certes du sexe féminin mais, n’étant pas érotisés, ils sont relativement préservés de la stigmatisation sexiste.

Même si cette typologie est trop grossière et schématique pour rendre compte de toutes les nuances existant entre les personnages que nous allons citer, on peut dire que la bande dessinée traditionnelle enfermait les femmes adultes dans quelques rôles types : d’un côté les « vraies » femmes de la vie-de-tous-les-jours, forcément ménagères (Blondie, Loïs dans Hi and Loïs, Sylvie… Flo, l’épouse d’Andy Capp, avec ses bigoudis et son rouleau à pâtisserie, en offre l’image la plus conventionnelle, mais les bandes dessinées publicitaires américaines des années 1930 à 50 vantant des produits ménagers ou alimentaires n’ont de cesse, elles aussi, de décliner l’image la plus conventionnelle de la femme au foyer) ou secrétaires (Winnie Winkle, Tillie the Toiler ou Mlle Jeanne), de l’autre les créatures de rêve : « éternelles fiancées » du héros (Diana Palmer, Dale Arden, Mary Jane Watson…), femmes fatales (Dragon Lady, Lady X, Kriss de Valnor…) et toute une cohorte bigarrée de reines, de « tarzannes » et de guerrières ninja, sorties des fictions historiques, des récits de fantasy et des romans de civilisation mystérieuse à la Rider Haggard. Les super-héroïnes (Sheena, Wonder Woman, She-Hulk, Catwoman, Red Sonja, Elektra...) s’en inspireront fortement.

Une évolution de la bande dessinée francophone moderne aura été de permettre aux femmes de devenir des aventurières à part entière, enquêtant, parcourant le monde et redressant des torts en leur nom propre, à égalité, dans l’autonomie et la bravoure, avec leurs collègues masculins.Les héroïnes américaines Jane Arden et Connie (toutes deux créées en 1927) les avaient précédées, mais étaient longtemps restées bien seules, et sans réel équivalent côté européen, sauf en terre britannique, où il existe, dès les années cinquante, une presse de bande dessinée pour filles qui, si elle aborde les centres d’intérêts des lectrices (ballet, équitation, récits scolaires, histoires d’animaux, etc.), laisse une large place à l’aventure, avec le recyclage éternel de thèmes apparemment increvables : le récit gothique, avec société secrète, souterrain mystérieux, etc. ; la robinsonnade au féminin ; le voyage périlleux autour du monde, le western avec cow-girl, le récit de détection avec jeune fille détective. À partir des années 1970, la production francophone rattrape son retard et la liste des aventurières de papier est rapidement devenue trop longue pour être citée in extenso : Laureline (dans Valérian), Yoko Tsuno, Natacha, Comanche, Cyann, Jessica Blandy, Nävis (dans Sillage), Pelisse (dans La Quête de l’oiseau du temps), etc.
Cependant, on a aussi vu prospérer toute une industrie de la bande dessinée d’aventures plus stéréotypée que jamais, où l’élément féminin, fortement érotisé (quand ses mensurations ne sont pas carrément irréalistes), est utilisé comme « produit d’appel », notamment sur les couvertures des albums. Le dessinateur Jochen Gerner s’était amusé à dresser un éloquent « Répertoire des éléments visuels récurrents sur les couvertures de bandes dessinées des éditions Soleil ». Une analyse détaillée de 74 couvertures montra que la quasi-totalité présentaient les mêmes ingrédients : « femmes (belles, grandes et minces, légèrement vêtues, à demi-nues ou entièrement nues) + armes (antiques, contemporaines ou futuristes) + ennemis ou menaces + couleurs inquiétantes (camaïeux d’ocres s’éteignant en rouges, bleus ou verts sombres) ».
Plus que tout autre personnage, Lara Croft, aventurière sexy et athlétique protagoniste de la série de jeux vidéo Tomb Raider (à partir de 1996), que la féministe australienne Germaine Greer a décrite comme un « sergent-major avec des ballons gonflés sous son T-shirt », symbolise, dans l’industrie du divertissement contemporaine, cette armada d’amazones guerrières qu’une certaine bande dessinée décline à l’envi.
Ainsi, il semble que, d’un effacement de la femme en tant que sujet (souvenons-nous que Sue Storm, l’élément féminin des Quatre Fantastiques, avait précisément pour super-pouvoir celui… de se rendre invisible !), l’on soit passé à un affichage agressif et à une surexploitation de la femme-objet hypersexuée. L’écrivain Pierre Klossowski, à propos de la mercantilisation des fantasmes érotiques, remarquait que « la suggestion voluptueuse standardisée à bas prix met hors de prix l’objet vivant de l’émotion. »

Toutefois, et fort heureusement, la bande dessinée offre aussi à la femme d’autres rôles, moins stéréotypés. Le métier de journaliste revient avec une insistance particulière (citons Seccotine dans Spirou, Lois Lane, Jeannette Pointu, Chris Winckler chez Chantal Montellier…), comme si cette profession faisait appel à des qualités spécifiquement féminines, telles que l’intuition ou l’empathie… Jeannette Pointu, de Marc Wasterlain, créée en 1982, est un exemple parfait de femme moderne, dynamique, compétente, douée d’une conscience politique et d’un cœur compatissant, dont la vocation de baroudeuse n’altère pas la féminité.

Les personnages de femmes artistes demeurent assez rares, et beaucoup sont déjà anciens (Bianca Castafiore, cantatrice, ou Mary Perkins, actrice). La Valentina de Crepax exerçait le métier de photographe ; chez Tardi, Adèle Blanc-Sec écrit des romans populaires et, chez Montellier, Julie Bristol exerçait la profession de vidéaste documentariste. Les Filles de Montparnasse, de Nadja, s’intéresse à la difficile émancipation des femmes dans le milieu artiste de la Belle Époque.

L’un des premiers auteurs de bande dessinée dont l’œuvre a su ménager aux femmes une place de choix a été Hugo Pratt. Pandora, Soledad, Banshee, Bouche dorée, Hipazia, Morgane ou Changhaï Li sont quelques-unes de ces femmes, nombreuses, vibrantes et magnifiques, qui ont croisé la route de Corto Maltese. Inspirées quelquefois d’actrices mythiques (Louise Brooks et Marlene Dietrich), elles sont aventurière, espionne, révolutionnaire, philosophe, magicienne, évangéliste ou aristocrate, souvent dangereuses et toujours séductrices.


Dans le registre de l’humour, la bande dessinée a proposé quelques personnages repoussoirs prenant l’image « glamoureuse » ou idéalisée de la femme à contrepied. Pendant féminin de son « Gros Dégueulasse », la Jeanine de Reiser est teigneuse et vulgaire, c’est une ménagère épouvantable, une mère indigne, elle néglige complètement son apparence et n’a aucune moralité. La dessinatrice Roberta Gregory est allée encore plus loin dans la caricature avec sa Bitchy Bitch, femme perpétuellement en colère, hargneuse, névrosée et sexuellement frustrée. Reiser comme Gregory parviennent à rendre ces anti-héroïnes attachantes, malgré la férocité de la caricature. Mais ces œuvres font exception. Trop de bandes dessinées supposément comiques montrent des femmes niaises, étourdies, avec un physique de rêve et une cervelle d’oiseau. Le même constat pourrait d’ailleurs s’appliquer à bien des spectacles d’humour et satire : comme l’ont observé les auteures d’un essai sur le féminisme contemporain, « ce qui fait rire, ce sont les stéréotypes, et ceux liés au féminin et au masculin sont particulièrement efficaces » (Chaponnière et Ricci Lempen, 2012 : 110). Comme preuve de ce constat affligeant, il suffit d’évoquer le succès de la série Les Blondes, de Gaby et Dzack, dont les 17 volumes parus depuis 2005 totalisaient, en juin 2013, plus de deux millions d’exemplaires vendus. Les auteurs plaideraient sans doute le fait qu’ils jouent avec les stéréotypes, mais en les ressassant sans aucune subtilité, ils les renforcent bien plus qu’ils ne les dénoncent, et les rendent écrasants. Au reste, notent Chaponnière et Ricci Lempen, « les stéréotypes sexués sont par définition sexistes, dans la mesure où ils enferment les deux sexes dans une identité figée et caricaturale, généralement infériorisante pour les femmes » (2012 : 127). L’effet sur les lectrices est difficile à mesurer, mais on peut penser qu’à force de se voir traitées comme des objets, un certain nombre d’entre elles sont encouragées à se considérer comme telles.
Les albums satiriques prenant pour cibles des personnages publics n’échappent pas toujours à la règle ; ainsi, la misogynie est patente dans le double portrait de Ségolène Royal et de Valérie Trierweiler que propose l’album Hollande et ses deux femmes (2013), de Renaud Dély et Aurel.

On pouvait affirmer jusque-là que c’était la domination de l’imaginaire masculin sur la bande dessinée qui expliquait cette image stéréotypée de la femme. Mais le phénomène de la bande dessinée « girly » (assimilable à ce que les Anglo-Saxons, depuis le succès du Journal de Bridget Jones, nomment la « chick lit » – ou littérature de poulettes), dont la mode sévit depuis quelques années, amène de nouvelles questions. Sans doute peut-on lui trouver des antécédents dus à la plume et au crayon d’auteurs masculins, par exemple du côté des célèbres Parisiennes de Kiraz, ou de la série Julie, Claire et Cécile, de Sidney et Bom (24 volumes parus depuis 1986). Ce sont toutefois des dessinatrices (en France, Pénélope Bagieu et Margaux Motin sont les plus connues à jour) qui ont mis au goût du jour – à travers leurs blogs d’abord, puis dans leurs livres – ces personnages de jeunes femmes « célibattantes » ou en couple, qui se veulent cool et insouciantes mais réussissent surtout à paraître passablement cruches et superficielles, leur vie se limitant à la sphère domestique, aux mecs, au shopping, aux fringues et aux conseils de beauté. (Le « concept » se décline dès l’adolescence, par exemple à travers une série comme Les Nombrils, qu’animent la québécoise Maryse Dubuc et son compagnon Delaf, dans Spirou.) Ces auteures semblent chercher à séduire un public de filles à leur ressemblance, c’est-à-dire post-féministes, consommatrices décomplexées de magazines féminins, de publicité et de mode. Si le girly est une réponse à la BD machiste traditionnelle, force est de constater qu’elle rate sa cible en enfermant la femme dans une image de futilité. Il n’est pas surprenant que d’autres dessinatrices aient tenu à s’élever contre cette tendance : Tanxxx a dénoncé des « greluches décervelées qui causent de leur dernière jupe à la con », et Montellier (fondatrice de l’association Artemisia pour la promotion de la bande dessinée féminine) « l’insoutenable légèreté de l’être insignifiant ».

La représentation de personnages de lesbiennes mérite un développement séparé (voir l’article « homosexualité »). On ne mentionnera ici que la série d’inspiration underground Hothead Paisan, figurant une jeune héroïne vengeresse et hyperviolente, mitraillant, torturant et mutilant les hommes qui harcèlent ou violent des femmes. Cette œuvre d’une auteure en colère contre le sexisme ambiant et l’asservissement d’un sexe par l’autre, Diana DiMassa, reste relativement exceptionnelle par son outrance. Publiée de 1987 à 2008, la série d’Alison Bechdel Dykes to Watch Out For, sans doute le plus visible des comics lesbiens américains, est beaucoup plus apaisée, et l’auteure a déclaré : « le but secret et subversif de mon travail est de montrer que les femmes, pas seulement les lesbiennes, sont des êtres humains normaux. » (Propos rapportés le 15 mai 2000 sur le site theguardsman.com).

La même ligne de partage entre exemplarité humaine et comportements extrêmes peut être observée, plus généralement, en ce qui concerne les personnages féminins les plus marquants de la bande dessinée moderne. Avec sa crête d’iroquois, ses épingles à nourrice et sa batte de base-ball, Rebecca Buck, l’héroïne de Tank Girl (1988), des Britanniques Alan Martin (scénario) et Jamie Hewlett (dessin), s’affirmait comme une très jeune femme libérée et provocante, plus ou moins anarchiste, ayant décidé de n’obéir qu’à sa propre loi pour pouvoir survivre dans un monde en pleine décomposition. En revanche, si « Maggie » (de son vrai nom Margarita Luisa Chascarillo), le personnage fétiche de Jaime Hernandez, avait elle aussi un petit côté punk lors de ses premières apparitions dans Love and Rockets au début des années 1980, le personnage n’a cessé de gagner en profondeur et en vérité au fil du temps, notamment à la faveur des nombreux flash-backs sur son enfance. En prenant de l’âge (et du poids), Maggie a gagné une biographie. L’auteur contrevient aussi à la règle de l’apparence immuable des personnages de bande dessinée en lui prêtant une apparence, un look, qui n’arrête pas de changer ; le nom même de Maggie connaît une dizaine de déclinaisons.
Sophie Milasewicz, jeune femme d’origine juive polonaise inventée par Jose Muñoz et Carlos Sampayo, extrémiste et incendiaire, haïssant l’hypocrisie et les faux-semblants, quittera New York, sa terre d’accueil, pour aller faire la révolution à Mexico. Héroïne à part entière du diptyque Sophie Comics - Sophie going South (1981), elle est aussi un personnage intermittent de la série Alack Sinner, l’une des deux femmes qui auront compté dans la vie du héros éponyme. « Dès sa première apparition, vêtue de ses seules taches de rousseur sous un long manteau noir, on pressent chez ce phénomène cette rareté qui détermine les stars », écrit d’elle Dominique Hérody.

D’abord nimbée de l’éclat de sa jeunesse, Sophie sera successivement confrontée à la maternité, puis à la maturité. Entre vulnérabilité et force, toujours énigmatique, vivant « avec une intensité inédite », cette « espèce de funambule » (Hérody), dont les auteurs parlent comme d’une « anarchiste d’une bonne foi désarmante » et, ailleurs, comme de l’incarnation d’un « état d’esprit », pleure à jamais « sur le sort de l’humanité ». Elle est sans contredit un des personnages de femmes les plus puissants qu’ait proposés le neuvième art.

Se glisser dans la peau d’une femme à la manière d’un Flaubert en arrivant à dire « Madame Bovary, c’est moi », tel semble avoir été le défi que s’est proposé Chris Ware dans ses Building Stories (2012). De ce puzzle narratif sur « des gens ordinaires vaquant à leur une vie quotidienne » se détache en effet la figure d’une jeune femme handicapée (l’une de ses jambes a été amputée sous le genou) et curieusement dépourvue de nom, même de prénom. Celle que nous appellerons « la fleuriste » (elle travaille de façon intermittente dans une boutique de fleurs) a renoncé à ses études d’art et à ses ambitions littéraires. Après une première expérience amoureuse plutôt désastreuse et l’épreuve d’un avortement, elle vit de longues années seule avec son chat, mais finit par se marier et par donner naissance à une fille, sans surmonter pour autant ses tendances dépressives. Cette biographie, contée dans le désordre, sur un mode éclaté, est émaillée de monologues introspectifs, tandis que nombre d’épisodes révèlent la véritable obsession qu’éprouve la jeune femme pour son propre corps. Dans une étude sur Building Stories, Joanna Davis-McElligatt a parfaitement résumé l’ambition de cette œuvre : « une bande dessinée sur les femmes et la vie privée qui est la leur », explorant plus profondément qu’aucune autre « la façon dont elles prennent de l’âge, tombent amoureuses, explorent leur sexualité, parviennent à s’accommoder des compromis qu’elles ont dû passer en grandissant, acceptent leurs limites, font face au gaspillage de leurs talents, ont des enfants (ou choisissent de ne pas avoir d’enfants), se marient (ou restent seules) et trouvent un sens au monde qui les entoure ».

Les qualités d’empathie dont Chris Ware fait preuve envers son personnage renvoient tous les stéréotypes d’une certaine bande dessinée sclérosée par les préjugés à leur inanité.

Thierry Groensteen
qui remercie Harry Morgan

Bibliographie

Baetens, Jan, « The ‘roman dessiné’ : A forgotten subgenre of the postwar era ? », communication présentée à l’International Conference in Comics Studies, University of Helsinki, 23-25 mai 2013 ; à paraître. / Chaponnière, Martine, & Ricci Lempen, Silvia, Tu vois le genre ? Débats féministes contemporains, Éditions d’En Bas et Fondation Émilie Gourd, Lausanne-Genève, 2012. / Couperie, Pierre, « L’image de la secrétaire dans l’histoire en images et la bande dessinée », Pénélope, No.10, printemps 1984, pp. 105-120. / David-McElligatt, Joanna, « Body Schemas », publié en ligne le 24 octobre 2012 sur le site The Comics Journal ; URL : www.tcj.com/body-schemas / Evans, Christophe, & Gaudet, Françoise, « La lecture de bandes dessinées », Culture études No.2012-2, ministère de la Culture et de la Communication. / Gerner, Jochen, « Femme nue + arme », L’Eprouvette, No.2, juin 2006, pp. 379-383. / Klossowski, Pierre, La Monnaie vivante, 1970 ; disponible en “Rivages Poche”. / Hérody, Dominique, « Alack Sinner : rencontres et souvenirs », Neuvième Art, No.3, janvier 1998, pp. 20-29. / Lipani Vaissade, Marie-Christine, « Femmes », Astérix de A à Z, Bibliothèque nationale de France / Hazan, 2013, pp. 72-75. / Peeters, Benoît, La Bande dessinée, Flammarion, “Dominos”, 1993. / —, & Groensteen, Thierry, Töpffer, l’invention de la bande dessinée, Hermann, “Savoirs : sur l’art”, 1994. / Pierre, Michel, Les Femmes de Corto Maltese, Casterman, Paris, 1994. / Pilloy, Annie, Les Compagnes des héros de B.D. Des femmes et des bulles, L’Harmattan, “Logiques sociales”, 1994. / Sadoul, Jacques, L’Enfer des bulles, Jean-Jacques Pauvert, 1968. / « La bande dessinée des filles », dossier, Neuvième Art, No.6, janvier 2001, pp. 32-73 ; textes de Jean-Claude Glasser, Mike Kidson, Sylvette Giet, Nicolas Dessaux, Jean-Pierre Mercier, Catherine Ternaux et Béatrice Maréchal.

Corrélats

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