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les mangas hantés par l’apocalypse

Nicolas Tellop

On n’a pas forcément tous les jours l’occasion de lire un ouvrage de critique savante à propos de cet obscur objet dérisoire que reste encore à bien des égards la bande dessinée. En tout cas, des livres comme Apocalypse Manga de Pierre Pigot, édité ce mois-ci aux Presses Universitaires de France, sont rares, de cette rareté qui en fait tout le prix.
Point de monographie ici ; pas d’ambition vaguement encyclopédique prétexte à un recueil de références, d’extraits et d’images choisies avec soin ; rien à voir avec ce que l’édition a fini par appeler un « Beau-Livre », relié avec art, sur papier glacé, tout en pesanteur matérielle et en inévitables lacunes scientifiques. Rien que 250 pages de texte, un objet d’une sobriété extrême, à la limite de l’austérité, et qu’on n’hésitera pourtant pas à qualifier de vraiment très beau livre. Apocalypse Manga se lit d’une seule traite, passionnant comme le genre auquel il s’intéresse, porté par une prose remarquable, aussi efficace à déployer sa pensée que bouleversante lorsqu’elle entreprend de faire vibrer ce qui se loge au plus profond de notre humanité.

Pierre Pigot n’est pas un inconnu : il est l’auteur de L’Assassinat de Mickey Mouse (PUF, 2011), un livre qui entreprenait d’enquêter sur le revers du mythe Disney. Historien de l’art, il est aussi membre du collectif de critiques Fric-Frac Club, au sein duquel il publie des textes sur des sujets aussi variés que la littérature américaine contemporaine (Thomas Pynchon, William H. Glass), les séries télé (Twin Peaks), le cinéma (Stanley Kubrick), la musique (Gustav Mahler) ou encore Walter Benjamin, parmi tant d’autres. Cet éclectisme dénote une ouverture d’esprit salutaire, où la curiosité pour toutes les formes d’expression se mêle au vertige d’une bibliophagie érudite. Au milieu de ce champ d’explorations aux confins des sciences humaines, cet intérêt pour le manga ne dépareille aucunement. On pouvait même en déceler l’amorce dans une interview que Pierre Pigot avait donnée à l’époque de la sortie de son premier livre, et dans laquelle il expliquait la science qu’il avait inventée pour l’occasion, la « disneylogie », qu’il comparait à une possible et future « mangalogie ». Grâce à Apocalypse Manga, cette mangalogie s’est aujourd’hui réalisée, et avec elle l’abolition des préjugés et des frontières traditionnelles de notre paysage culturel. C’est avec une certaine jouissance qu’on peut lire dans l’ouverture de cet essai une invitation à considérer les mangakas dont il sera question non comme des artisans créateurs d’images et d’imaginaires, mais bel et bien « comme des penseurs, des artistes à part entière ». L’entreprise d’Apocalypse Manga ne se limite pas à une sempiternelle étude sémiologique du langage propre à la bande dessinée japonaise, mais rassemble les auteurs « au sein d’un problème plus vaste que leur domaine d’action, […] qui les frotte à des domaines hétérodoxes, aussi bien l’histoire de l’art traditionnelle que la pensée moderne ».

Car l’ouvrage de Pigot est habité par une vraie problématique, centrée sur la représentation de la fin du monde dans un choix limité d’œuvres japonaises, issues de la bande dessinée ou de l’anime. Cela dit, il ne s’agit pas tant d’investir une thématique pour en étudier les déclinaisons personnelles d’une poignée d’artistes que de déceler le dialogue qui s’y noue avec la réalité et avec l’Histoire, avec notre humanité et le monde dont elle a hérité. Pierre Pigot explore la façon dont les spectres effroyables d’Hiroshima et de Nagasaki hantent toute une frange de la production de l’imaginaire au Japon, et comment cette vision incoercible de l’horreur atomique n’a cessé de travailler en particulier cet art si populaire qu’est le manga. En feuilletant avec lui les planches des feuilletons dessinés, dans l’interstice entre les cases, dans le visionnage des images animées pleines de poésie et de fureur, c’est une face cachée de notre contemporanéité qui est livrée, les fosses communes des cataclysmes nucléaires redécouvertes, les fragiles sutures des multiples scandales politiques et sanitaires rouvertes et le fil tortueux de notre Histoire déroulé, s’effilochant périlleusement aux contacts tranchants de la modernité.

Dans le détail, il y est question des créations de Leiji Matsumoto (en particulier The Cockpit, Galaxy Express 999 et la saga du Captain Harlock – autrement dit Albator), du magicien Hayao Miyazaki, du fondamental Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa, du nihiliste et traumatisant Akira de Katsuhiro Otomo, du Voyage de Ryu de Shotaro Ishinomari et de L’Ecole emportée de Kazuo Umezu, pour finir en apothéose avec Dragon Ball et One Piece. Le corpus est hétéroclite, et pourtant Pierre Pigot le déploie avec une cohérence absolue, confrontant les images dessinées à celles du réel, et dépliant sous sa lecture la cartographie d’un monde en plein basculement, ainsi que l’itinéraire d’une libération et d’un combat possible contre son inévitable destruction – ou celle de notre cœur. Le livre accorde une place essentielle à la représentation des visages, des corps, et de leur environnement : chaque chapitre de cet essai, chaque auteur évoqué, chacune de leurs créations est l’occasion pour Pierre Pigot de montrer toute l’humanité qui se loge dans les traits de pinceaux des mangakas, et d’interroger un style à la lumière de l’éthique politique qui s’y développe. Il nous parle du dessin comme vecteur de l’impalpable sentiment qui puise ses origines dans les angoisses de notre quotidien mondialisé, et il rappelle ainsi que la bande dessinée n’est pas seulement qu’une technique narrative, mais une véritable expression aux profondeurs potentiellement bouleversantes.

En cela, l’auteur répond aux vœux du directeur de la collection « Perspectives critiques » au sein de laquelle il est édité : Laurent de Sutter appelle depuis plusieurs années à considérer toutes formes artistiques non pas en elles-mêmes, mais en fonction du dehors qu’elles sont capables de déployer, quel qu’il soit. Pierre Pigot y parvient pleinement et soustrait la bande dessinée au discours sémiologique et autocentré auquel elle est souvent cantonnée, pour l’ouvrir à une dimension qui paraîtra à beaucoup insoupçonnée. Il donne à son essai une intensité un peu trop souvent absente du travail critique, qui confine même dans certaines pages à une poésie terrassante. La bande dessinée y devient constellation et côtoie dans l’espace de la pensée des nébuleuses pleines d’éclats venues d’autres univers (peinture, gravure, cinéma, littérature, etc.

Nicolas Tellop