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astérix : les pleins et déliés de l’élégance populaire

Christian Staebler

[Octobre 2013]

En tentant de décortiquer le style graphique d’Uderzo dans sa série majeure, on se rend vite compte d’une grande difficulté : il est presque impossible à l’œil (et surtout au cerveau), de s’arrêter sur une seule image. Le talent d’Uderzo réside essentiellement dans sa capacité à rendre vivant son dessin et de donner à sa narration une grande fluidité. Une image entraîne vers la suivante et le lecteur, sans en être conscient, se retrouve très vite happé par sa lecture.

Lorsqu’il démarre Astérix, Uderzo est un dessinateur confirmé, capable de passer d’un réalisme expressif au dessin « grotesque » le plus exacerbé. Âgé de trente-deux ans au lancement de Pilote, il a déjà produit énormément et continue à ce rythme, réalisant quatre à cinq planches hebdomadaires (une ou deux pour Astérix, une ou deux pour Tanguy et Laverdure et deux pour Oumpah-Pah), tout en aidant à l’élaboration graphique du journal. Il n’a donc guère le temps de parfaire chaque dessin.
Dans sa veine humoristique c’est l’élégance du trait qui le caractérise, autant que la rondeur et la volupté qui se dégage de l’ensemble. Le maître mot semble être la courbe. Avec ses pleins et déliés. Il ne laisse pas pour autant de côté la vigueur, la force et la nervosité qui vont de pair avec la vitesse d’exécution.

Uderzo cite régulièrement certains de ses maîtres, parlant de Milton Caniff, d’Alex Raymond ou de Harold Foster pour ce qui est des dessins réalistes [1]. Ces influences, directes sur des œuvres comme Tanguy et Laverdure, déteignent aussi sur son style humoristique. Pour s’en convaincre, il suffit de voir sa façon de jouer avec les ombres dans un portrait (Le Devin, planche 4, case 5), le rendu d’un drakkar (La Grande Traversée, pl. 29, c. 9), la reconstitution de cités antiques que n’auraient pas reniées Jacques Martin (Astérix aux Jeux Olympiques, pl. 24, c. 1) ou les drapés qui rendent crédibles ses personnages les plus caricaturaux (Astérix chez les Helvètes, pl. 9, c. 1, 2 et 3).

C’est d’ailleurs là que réside la spécificité de son style : dans la capacité à insérer, au sein d’une même planche, le grotesque le plus appuyé dans un décor parfois très réaliste, ou avec des cadrages et des jeux de lumières caractéristiques des bandes réalistes. L’apparition du devin dans la planche 3 case 1 de l’album éponyme en est un exemple merveilleux : isolée, cette ombre qui se découpe dans la lumière de la porte ouverte, aurait pu être dessinée par un Grzegorz Rosinski ou un Mœbius. Elle s’intègre pourtant absolument dans l’univers d’Astérix.

Uderzo, dessinateur du « grotesque »

Mais l’envie d’Uderzo d’aller vers un vrai dessin spécifique de la bande dessinée trouve son origine dans ce qui semble être la source principale de son style graphique : Walt Disney, auquel il rendra tardivement un hommage appuyé (trop ?) dans Le Ciel lui tombe sur la tête, paru en 2005. S’il cite accessoirement Elzie C. Segar ou Walt Kelly [2] parmi les dessinateurs qui furent primordiaux dans ses lectures de jeunesse, Walt Disney reste au pinacle, et plus précisément encore, son collaborateur Floyd Gottfredson, qui réalisait les bandes dessinées de Mickey dans les années trente. « J’ai lu une quantité importante de bandes dessinées mais Disney est toujours resté dans un coin de ma mémoire. J’en appréciais la poésie, la féerie et bien entendu le dynamisme du dessin [3]. » Il ne faut évidemment pas oublier Edmond-François Calvo : « Un qui m’a beaucoup influencé, que j’ai vu travailler, c’est Calvo. […] J’étais tellement heureux de rentrer chez ce dessinateur qui recevait gentiment ce gamin et l’asseyait à côté de lui [4]. » Toutes ces influences sont assimilées pendant les quinze premières années de sa carrière, et le conduisent à cette synthèse faite de rondeur, de simplicité et d’expressivité, à cette narration aisée et cette lisibilité qui seront sa marque de fabrique pour le reste de sa carrière.

Si le dessin d’Uderzo peut être qualifié de clair et de lisible, on est pourtant très éloigné de ce qui fut nommé la « ligne claire », ce trait fait d’une ligne toujours égale à elle-même, ne connaissant ni ombres, ni modelés, ni textures et dont les principaux artisans furent Hergé, Jacobs et Martin. Ce style un peu froid et prônant un semi-réalisme esthétique est aux antipodes de la vitalité d’Uderzo. « Ce n’est pas tellement ce style "ligne claire" qui me dérange, c’est surtout la forme du dessin. Moi je suis tourné vers les Américains de l’âge d’or, où le grotesque prenait le pas sur le reste, où même le dessin réaliste est déjà un peu caricatural. C’est d’ailleurs pour ça qu’après j’ai fait du dessin mi-réaliste, mi-humoristique, où j’aimais l’exagération dans la réalité [5]. » Uderzo est issu d’une longue tradition du grotesque, du style « gros-nez ». Mais, ce qui chez la plupart des autres représentants de ce style apparaît souvent comme une exagération, une caricature ou même un excès, devient chez lui quelque chose de normal, de cohérent, de réel. Pourtant, ce style si particulier n’a pas toujours été facile à faire accepter. « Si nous n’avions pas, dans Pilote, eu la possibilité de faire ce que l’on voulait, jamais nous n’aurions pu placer Astérix dans un autre support. On me reprochait, dans d’autres périodiques, d’avoir un style caricatural et l’on me disait que les enfants ne pouvaient pas s’identifier à mes personnages [6] » C’est peut-être dans cette exagération cohérente que réside le secret de son talent et l’explication de son succès.

L’évolution du dessin d’Astérix en cinquante années d’existence

Astérix voit le jour en octobre 1959 dans le premier numéro de Pilote, le nouvel hebdomadaire pour les jeunes initié notamment par Uderzo et Goscinny. C’est dans l’urgence que naît le personnage, car il leur faut créer une nouvelle série suite à l’abandon de celle prévue initialement, Le Roman de Renart. En effet, il apprennent que Jean Trubert a eu la même idée, d’adapter ce grand texte classique en bande dessinée. Restent deux mois pour mettre au point Astérix, qu’ils décident de placer dans la Gaule fraîchement occupée par les légions romaines de César. L’époque permet de se focaliser sur les personnages, les décors étant surtout des espaces naturels de forêts, de bord de mer et de huttes gauloises. Cela laisse libre cours à l’imagination et s’accorde parfaitement aux désirs graphiques du dessinateur.

1959-1961 - Les trois premiers albums
Dès le premier récit, Astérix le Gaulois, tous les éléments sont en place pour permettre au personnage d’évoluer vers le héros que nous connaissons aujourd’hui. Les pleins et déliés, si caractéristiques du style de l’auteur, sont maîtrisés d’entrée. La vitesse de réalisation impose, par contre, des décors succincts, souvent traités en silhouettes augmentées de couleurs vives. La technique d’impression de la fin des années cinquante oblige encore à utiliser la couleur en aplats, sans nuances ni dégradés, mais employée avec intelligence pour renforcer des effets expressionnistes (la peur des Romains en aplat rouge de la planche 31, par exemple). Les personnages sont tous bien campés, même si les héros principaux (Astérix et Panoramix) vont évoluer au cours de l’album.
Dès 1960 (La Serpe d’or), les choses changent. Techniquement, l’impression est de meilleure qualité, les couleurs plus subtiles. Les personnages trouvent leur apparence pratiquement définitive et Obélix devient le vrai second de la série. Uderzo commence à affiner les décors, qui prennent de plus en plus d’importance lorsque leurs aventures mènent les héros de par le vaste monde. Tous les éléments gagnent en rondeur, non seulement Obélix, qui est passé d’armoire à glace à rondouillard (non, il n’est pas gros), mais aussi les maisons, les pierres, les paysages. Uderzo diversifie ses cadrages, introduisant gros plans et panoramiques, n’hésitant pas à user de plongées et à ajouter des détails indépendants du récit (comme cette case très disneyenne en introduction de la planche 29).

Tous ces éléments vont encore être accentués avec Astérix et les Goths, qui commence à paraître dans Pilote quelques mois avant la parution du premier épisode, Astérix le Gaulois, en album. On peut noter que souvent les couleurs sont plus chaleureuses et subtiles dans le journal (avec, de plus, un format légèrement supérieur) que dans les albums. Uderzo travaille en grand, ce qui se traduit par un gain de précision à l’impression. « Mon original est deux fois plus grand que le format de l’album et je travaille par demi-planches. Je commence au crayon. Pour la mise au net, je me sers d’une plume pour le lettrage et d’un pinceau pour le trait. Je monte de bas en haut pour éviter d’effacer le crayon avec ma main [7]. »

1962-1964 - Le succès arrive
Dans Astérix gladiateur, le dessin est plus élaboré, avec des décors complexes, riches en détails finement ciselés (pl. 14, c. 8, par exemple) et de gags visuels (les touristes égyptiens, pl. 31 c. 4).

L’évolution technique de l’imprimerie permet d’affiner la mise en couleurs. Il semble qu’à partir de cet album, elle se fasse sur bleus d’imprimerie : les nuances sont plus subtiles, avec dégradés et rendus de matières. L’abandon d’Oumpah-Pah, en 1962, donne au dessinateur plus de temps pour perfectionner les pages d’Astérix. Le trait s’est affiné tout en gardant sa virtuosité, sa beauté et sa pétulance. De plus, les scénarios de René Goscinny servent admirablement l’entrain des dessins et vice-versa. « Il y avait une osmose entre les deux auteurs. Goscinny arrivait à imaginer les dessins d’Uderzo et Uderzo ramenait les détails que Goscinny attendait [8] ». Dans les trois albums suivants (Le Tour de Gaule, Cléopâtre et Le Combat des chefs) cette évolution trouve son rythme de croisière : les personnages sont de plus en plus expressifs, les caricatures deviennent une marque de fabrique (Goscinny lui-même à la première planche du Gladiateur, ou déjà Raimu dès La Serpe d’or), les panoramiques se multiplient et posent les décors de façon très « réaliste ». Le lecteur peut s’y plonger et croire à ce que les auteurs lui racontent.

En revenant vers les albums, on est parfois étonné de trouver certaines vignettes plus petites que dans le souvenir qu’on en conservait : il s’y passe tant de choses qu’on les imaginait bien plus imposantes (Le Tour de Gaule, pl. 26, c. 6, par exemple). Uderzo commence aussi à ouvrager les onomatopées et les lettrages de manière plus pertinente, usant de typographies spécifiques selon les langues des interlocuteurs (ce qu’il avait commencé à faire dans Astérix et les Goths). Une véritable bande on se met ainsi en place graphiquement. Astérix légionnaire en est la plus belle illustration, avec les recrues de tous pays (notamment l’Égyptien qui parle en hiéroglyphes, ses phrases devenant ainsi autant de rébus) et leur traducteur qui accompagnent Astérix et Obélix dans leur quête.

Dans ce même album, on peut également constater à quel point Uderzo maîtrise le rendu du mouvement et de la vitesse. (Aurait-il subi l’influence des peintres futuristes italiens, comme Giacomo Balla et son « dynamisme d’un chien en laisse » dans des cases comme la neuvième de la planche 12 ?)

1965-1970 - Au sommet de son art
D’Astérix chez les Bretons (1965) à Astérix chez les Helvètes (1970), ce sont neuf grands classiques de la série qui se succèdent à un rythme effréné. On sent le plaisir du dessinateur dans chacune de ses cases et peut-être que le succès d’Astérix est dû en grande partie à ce plaisir-là, que le lecteur ressent à son tour. C’est dans les scènes campagnardes (et surtout forestières) que la joie de dessiner transparaît de la manière la plus évidente. Ces scènes sont pratiquement présentes dans chaque album. D’être aidé par son frère Marcel à partir d’Astérix légionnaire permet à Uderzo de consacrer encore plus de temps à ses crayonnés.

Il est à présent au sommet de son art graphique. S’il reste classique dans la forme, avec des planches comprenant pratiquement toujours quatre strips et une dizaine de cases, les cadrages et les plans sont très diversifiés, alternant larges décors et gros plans sur des visages, cases très fouillées avec d’autres n’ayant qu’un aplat de couleur franche en fond (Astérix aux Jeux Olympiques, pl. 15, c. 9). Ponctuellement une case peut déborder sur deux strips pour donner plus d’ampleur à un décor (c’est souvent le cas pour la scène d’introduction ou la scène finale) ou à une scène particulière (Le Bouclier arverne, pl. 43, c. 3).
À noter aussi sa capacité à rendre (ceci pratiquement depuis les premiers albums) les matières, grâce au trait et à l’encrage. Que ce soit du métal, du bois, du tissu ou de la pierre, quelques traits, quelques hachures bien placées permettent de donner la sensation de la texture concernée.

1971-1979 - Dans la continuité et la complicité
Du Domaine des Dieux (1971) à Astérix chez les Belges (1979), la série est sur les rails et une certaine routine s’installe. Le travail d’Uderzo est superbe à tous les niveaux. Il lui sera dès lors difficile d’évoluer, ayant déjà atteint une sorte de perfection. La mise en couleur a énormément gagné en nuances et en force (grâce aux progrès techniques que connaît l’imprimerie offset durant les années soixante-dix mais aussi au talent de son frère Marcel). Les scènes de nuit, qui nécessitent des couleurs sombres plus difficiles à gérer, en sont une bonne illustration, comme dans Le Domaine des Dieux, pl. 7 à 11. Uderzo, qui depuis 1966 ne se consacre plus qu’à Astérix (Tanguy et Laverdure ont été confiés à Jijé), prend de plus en plus le temps d’enrichir ses planches de détails très minutieux, comme on peut notamment le constater dans les scènes citadines (Les Lauriers de César, pl. 3 par exemple). Les cadrages sont vivants, alternant gros plans et plans américains, légères plongées et cases à fonds colorés qui permettent d’accentuer le climat et les tensions (voir la pl. 42 d’Astérix en Corse).

Les auteurs se documentent de plus en plus. Ainsi, le village corse est presque plus vrai que nature (pl. 21). Toute la force d’Uderzo est résumée dans cette planche : alternance de réalisme et de burlesque, cases sobres et cases chargées en détails, cadrages classiques et cadrages audacieux (personnage coupé au niveau des bras dans la case 5). Pourtant les trois derniers albums de cette période (La Grande Traversée, Obélix et Compagnie et Astérix chez les Belges) semblent marquer un retour à un dessin moins détaillé et plus rapide.

1980-1987 - Un nouveau départ en solo
Uderzo reprend seul la série après la disparition de son ami scénariste en 1977. Le rythme de parution ralentit, le dessinateur prenant en charge seul l’écriture du scénario. L’encrage et la mise en couleur gagnent à nouveau en finesse (perdant peut-être au passage une certaine nervosité) depuis qu’ils sont assurés, à partir du Grand Fossé, par l’équipe du studio Albert-René, notamment les frères Mébarki. Mais Uderzo réalise toujours seul tous les crayonnés. « L’encrage doit tenir compte de la subtilité et de la spontanéité du trait de crayon. Il faut obtenir cette spontanéité à l’encrage. Le trait doit rester aérien, fin et souple. Les crayonnés sont impressionnants. Chaque case pourrait devenir un poster. C’est très fluide, il n’y a pas de cassures d’une case à l’autre [9]. » Si les subtilités scénaristiques de Goscinny vont manquer à la série, le talent d’Uderzo n’a rien perdu de sa verve. Sa capacité à inventer des personnages hors du commun reste entière.

1991-2005 - Fin de carrière
Dans les cinq derniers albums, une sorte de systématisme prend parfois le pas sur la spontanéité et sur l’innovation. Malgré tout, ces albums − Le Ciel lui tombe sur la tête mis à part − ne justifient pas les critiques dont ils ont fait l’objet sur le plan de la narration et du dessin : Uderzo garde presque toute sa maîtrise graphique jusqu’au bout. Si on peut discuter les choix trop fantaisistes dans certains des thèmes traités, il est surtout dommage qu’Uderzo ne se soit jamais adjoint les services d’un dialoguiste pour donner plus de vie et de force à ces dernières œuvres. Quant au dessin, on sent toujours la même vigueur, le même naturel dans les mouvements et les expressions : ce plaisir du dessin qui faisait sa force dès les premiers albums et qui semble ne jamais l’avoir quitté.
Cependant, quelques faiblesses se font parfois sentir : des cadrages moins judicieux (La Galère d’Obélix, pl. 27, c. 6), des facilités dans les décors (Le Ciel lui tombe sur la tête, pl. 33, c. 5), des perspectives moins travaillées (Astérix et Latraviata, pl. 41, c. 4). Mais cela reste minime, la qualité graphique et séquentielle de l’ensemble restant d’un niveau exceptionnel, même dans le dernier opus qui pourtant bouscule le petit monde tranquille des Gaulois.

Uderzo, travailleur solitaire

Malgré sa charge de travail au début des années soixante, Albert Uderzo travaille seul, contrairement à d’autres auteurs à succès de l’école franco-belge (Hergé, Peyo, Vandersteen). Les rémunérations ne permettent pas de monter une équipe et encore moins de la payer. Il s’agit d’aller vite et de produire énormément pour pouvoir s’en sortir financièrement. Ce travail en solitaire est surtout un choix que le dessinateur maintient tout au long de sa carrière, même une fois que le succès et l’aisance matérielle seront au rendez-vous, puisqu’il réalisera seul l’ensemble des crayonnés de tous les albums. S’il prend des collaborateurs pour réaliser l’encrage et la mise en couleurs à partir du milieu des années soixante, c’est avant tout pour mieux se focaliser sur son travail de découpage, de narration et sur les crayonnés qui font l’essentiel de son art. Plus tard, lorsqu’apparaissent ses problèmes de main, il lui faudra rendre les crayonnés encore plus précis, pour que l’encrage se fasse dans les meilleures conditions. « Ma main a de plus en plus de difficultés, elle est de plus en plus raide. Je peux heureusement encore faire le crayon, mais à cause de ce passage à l’encre, je suis obligé de le faire très précis : je ne peux pas façonner quelque chose d’enlevé que je rattraperais à l’encre, comme auparavant, quand j’assumais l’intégralité de la planche [10]. »

Sous-traiter pour aller à l’essentiel

Pourtant, Astérix est devenu le fruit d’un travail en équipe. Tenté par la profession de dessinateur, Marcel Uderzo vient apprendre le métier chez son aîné. Il réalise l’encrage et la mise en couleurs de plusieurs albums d’Astérix de 1967 à 1971 puis de 1974 à 1979. « J’ai sollicité mon frère Albert pour une éventuelle embauche, car, tout comme lui, j’ai toujours eu la passion du dessin. Il a d’abord souhaité que je m’entraîne à l’encrage, et ce pendant plus d’un an. J’ai commencé par Tanguy et Laverdure en traçant les trois derniers épisodes. L’ampleur des ventes d’Astérix fait qu’il a préféré céder cette série à Jijé, Albert ne se consacrant plus qu’au petit Gaulois. À partir de l’épisode Astérix légionnaire, j’ai encré sur les crayonnés d’Albert. Après une interruption de deux ans (1972-1973), j’ai repris les encrages ainsi que les mises en couleurs de ses albums jusqu’en 1979. Je m’occupais également du lettrage et du merchandising, ainsi que de tous les produits dérivés. Ma dernière collaboration fut l’album Astérix chez les Belges. Ensuite, j’ai voulu m’évader, voler de mes propres ailes afin de mettre à l’épreuve mes compétences [11]. »
Avec la création des éditions Albert-René, au début des années quatre-vingt, Régis Grébent, Frédéric Mébarki et Thierry Mébarki deviennent les collaborateurs fidèles d’Albert Uderzo, toujours pour l’encrage, le lettrage et la mise en couleurs des albums, et pour l’aider sur tous les projets de merchandising utilisant les personnages de la série. Michel Janvier devient le lettreur officiel des derniers épisodes.

Actuellement, un studio de huit personnes travaille pour les éditions Albert-René, essentiellement pour les produits dérivés. Cette équipe, sous la direction artistique de Régis Grébent, retouche d’anciens dessins et en crée de nouveaux (parfois avec l’aide du maître). Le studio s’occupe aujourd’hui de recoloriser et de retoucher les premiers albums afin de mieux mettre en valeur le trait d’Uderzo. « Quand on regarde d’anciens albums (pourtant déjà bien colorisés comme Astérix en Hispanie), on constate que parfois le trait du dessinateur est enterré par la couleur. Avec les nouvelles techniques de colorisation numérique et de retouches du trait, on arrive à pleinement apprécier le trait d’Albert Uderzo, qui pour moi est le plus grand. Il n’a pas d’égal [12]. »
Ces collaborateurs de l’ombre ne sont finalement cités que dans les deux derniers albums. Régis Grébent semble vivre fort bien cet anonymat : « J’adore encrer les dessins d’Albert. Enfant, j’ai appris à dessiner en copiant Astérix et Michel Tanguy. Je suis très heureux d’être dans l’ombre d’Uderzo. Je suis toujours épaté, après trente ans, de le voir dessiner. Sa capacité, par exemple, à représenter un cheval parfaitement exact, sans modèle, est stupéfiante [13]. »

L’influence d’Albert Uderzo

Peu de dessinateurs ont réellement copié le style d’Albert Uderzo. Ceux qui l’ont fait n’ont pas connu de véritable grand succès. Pourtant, son influence est importante sur beaucoup de dessinateurs ayant grandi dans les années soixante, soixante-dix et même quatre-vingt (il suffit d’écouter Frank Margerin ou Boucq pour s’en convaincre). Mais rares sont ceux qui ont tenté de le suivre directement, de le copier. Si l’imitation a existé dans l’espace francophone pour des auteurs comme Franquin, Jijé, Hergé et quelques autres, elle n’a guère touché le style si caractéristique d’Uderzo. Il faut tout de même citer Philippe Luguy, « continuateur » de qualité du style d’Uderzo avec sa série Percevan, sans toutefois atteindre la même virtuosité, la même force burlesque.

En terme de recherche de lisibilité, d’efficacité et de dynamisme, l’influence d’Uderzo est énorme. Sa capacité à mêler des décors extrêmement réalistes à des scènes burlesques, à faire cohabiter le difforme Obélix avec l’éphèbe Tragicomix ou le noble César, à rendre les mouvements les plus exacerbés à côté d’une scène calme et bucolique, est exceptionnelle. Le monde de la bande dessinée comique n’est plus le même depuis Astérix. Si cela ne transparaît pas toujours sur le plan strictement graphique, la dynamique narrative, le rythme imposé à l’action, la gestuelle exagérée présente dans de nombreuses séries de bandes dessinées doivent beaucoup à Uderzo. Quant à son style proprement dit, cette alchimie entre divers extrêmes n’est peut-être, tout simplement, pas imitable !

Le passage du flambeau

Sur les derniers albums d’Astérix, la main d’Uderzo se fait parfois moins sûre (voir notamment La Galère d’Obélix, par exemple la position d’Astérix pl. 27, c. 4). Les personnages n’ont plus l’aisance qu’ils avaient encore quelques années auparavant. Des erreurs de proportions apparaissent, certes très légères, mais inenvisageables auparavant. Uderzo parle souvent de sa main et de la façon dont elle semblait jadis opérer indépendamment de lui ! Ses problèmes l’obligent à reprendre souvent ses crayonnés, à utiliser de plus en plus fréquemment la gomme : il y perd forcément en spontanéité et en justesse. On ne peut que rester admiratif devant la volonté du dessinateur de continuer de travailler régulièrement jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans passés, malgré ces soucis de santé.

Aussi n’est-ce guère étonnant qu’il décide de passer la main en 2009. Il pense tout d’abord à Frédéric Mébarki, son encreur depuis trente ans. Celui-ci se lance, mais la pression est écrasante et n’est pas Uderzo qui veut. Dessiner un personnage pour une illustration ou encrer le travail d’un autre, ce n’est pas assurer une narration. La bande dessinée est un art particulier, où doivent se conjuguer les facultés d’illustrateur, de raconteur et de metteur en scène. Malgré tout son talent, Frédéric Mébarki a donc dû céder sa place à un auteur confirmé, depuis toujours adepte du style « gros-nez » : Didier Conrad. « Dessiner Astérix est pour moi une aventure extraordinaire, c’est un rêve d’enfant qui se réalise. C’est aussi un test incessant de mes capacités de dessinateur, j’espère simplement être à la hauteur de la tâche [14]. » On découvrira son travail à la fin d’octobre 2013.

Si l’on peut faire confiance à Didier Conrad pour assurer une reprise pleine de dynamisme et d’une narration sans failles, il reste qu’Albert Uderzo demeurera comme l’un des plus talentueux dessinateurs de la bande dessinée mondiale, inégalable pour sa verve, son dynamisme et la beauté plastique de son trait.

Christian Staebler

[1] Numa Sadoul, Astérix et Cie, entretiens avec Uderzo, Hachette, 2001, pp. 42-43.

[2Idem, p. 37.

[3] Cf. Patrick Gaumer, Les Années Pilote, Dargaud, 1996, p. 33.

[4Astérix et Cie, entretiens avec Uderzo, op. cit., p. 34.

[5Idem, p. 40.

[6Les Années Pilote, op. cit., p. 48.

[7Uderzo - de Flamberge à Astérix, Philippsen, 1985, p. 182.

[8] Interview de Régis Grébent par l’auteur, le 16 juillet 2013.

[9Idem.

[10Astérix et Cie, entretiens avec Uderzo, op. cit., p. 171.

[11] Interview de Marcel Uderzo par l’auteur, 2 août 2013. Marcel Uderzo continue d’œuvrer dans la bande dessinée, réalisant actuellement une Histoire de l’aéronautique pour les éditions Idées.

[12] Interview de Régis Grébent par l’auteur, le 16 juillet 2013.

[13Idem.

[14] Sur le site de Didier Conrad (http://didierconrad.weebly.com/asterix.html).