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astérix à l’ère du soupçon

Clément Lemoine

[octobre 2013]

On se souvient des critiques acharnées à la sortie en 2005 du Ciel lui tombe sur la tête. Uderzo était accusé d’avoir trahi Goscinny et le Salon du livre de Bruxelles avait même organisé une conférence sur le thème Faut-il tuer Astérix ? Ce que la presse ne pardonnait pas à l’auteur, c’était notamment d’avoir mêlé au petit Gaulois des vaisseaux intersidéraux issus de la science-fiction. Chose curieuse, ce rejet des amateurs de la série contrastait fortement avec le discours d’Uderzo, qui s’est toujours réclamé de Goscinny. En dehors de tout jugement de valeur, on peut mettre en perspective les hésitations et les choix du deuxième scénariste d’Astérix.

Il faut dire que le paradoxe est ancien. Depuis 1979, année de parution du premier de ses dix albums en solo [1], Uderzo a toujours affiché une admiration répétée pour le travail de son camarade décédé et, dans le même temps, pratiqué une volonté de rupture systématique.

dans les braies d’un autre

Survivre à Goscinny ne fut pas chose facile. Ni pour Astérix, dont les aventures faillirent bien s’arrêter brusquement, ni pour Uderzo, obligé de remettre sa carrière en question. Celui-ci n’en a repris les rênes qu’en revendiquant la filiation avec le disparu et en s’efforçant de marcher dans ses traces. Dans son autobiographie, il écrit à propos du Grand Fossé : « Certains ont laissé entendre que ce scénario avait certainement été écrit par René Goscinny avant de disparaître ; c’est le plus beau compliment que l’on pouvait me faire [2] ! » En 1984, peu après la publication du Fils d’Astérix, il déclarait déjà : « J’écris comme si René était à mes côtés. Je connaissais un peu ses ficelles. Le plus dur, c’est de trouver à chaque fois une idée intéressante [3]. » La situation n’avait pas vraiment changé en 2007 : « Je ne fais pas de l’Uderzo, je fais de l’Astérix et je crois faire du Goscinny, sans avoir son talent [4]. »

La tâche n’était pas mince. L’univers d’Astérix fonctionnait de façon cohérente, structuré sur le retour d’éléments récurrents qui lui donnait solidité et constance. Pourtant, entre 1959 et 1977, déjà, Astérix avait changé. Les premiers albums tournaient en ridicule l’imagerie gauloise telle que la troisième République l’avait développée, en y associant la parodie cinématographique, les films noirs dans la Serpe d’or ou le Cléopâtre de Mankiewicz. Puis, en quelques années, les aventures du petit Gaulois se concentrèrent sur la satire sociale et sur la caricature des stéréotypes internationaux. Au point qu’en 1977, à la mort de son scénariste, la série proposait un visage uni : un univers cohérent, décliné en dessins animés, en jouets et en livres pour enfants.

La personnalité des deux hommes était un autre obstacle à la réappropriation. Uderzo était incontestablement le membre le moins médiatique du duo, face à un Goscinny populaire, habitué des plateaux de télévision et qui allait jusqu’à introduire lui-même ses émissions à la façon d’un Alfred Hitchcock. En 1977, les médias n’hésitèrent donc pas à titrer sur la mort d’Astérix sans se poser la question d’une éventuelle reprise, et en oubliant au passage le deuxième créateur. « Beaucoup n’ont pas supporté que je puisse envisager de poursuivre une série dont on attribuait surtout le succès à Goscinny. Cette déconvenue a piqué mon orgueil et m’a poussé à continuer Astérix [5]. » Aujourd’hui encore, la popularité de Goscinny est intacte, alors que celui-ci a passé moins de vingt ans à écrire les textes d’Astérix, tandis qu’Uderzo lui a succédé pendant plus de trente. Reprendre en mains le scénario était donc un combat en même temps qu’une revanche.

La gageure était double pour Uderzo. Il lui fallait à la fois prouver sa paternité sur le personnage et se placer dans la continuité de l’œuvre déjà réalisée. Agir donc sur le passé comme sur le futur, relier le travail à deux avec le travail effectué seul. À cela s’ajoutait la difficulté d’avoir assez peu pratiqué le scénario. En comparaison, Tabary, narrateur averti, réussit sans problèmes à se réapproprier Iznogoud en changeant le format des histoires, quitte à abandonner une part de l’héritage goscinnien. Morris, de son côté, écarta l’ombre du scénariste en le remplaçant par une équipe tournante, aidé en cela par son autorité complète aux origines de Lucky Luke.

L’hommage au défunt était donc nécessaire, et on le lit en filigrane derrière chaque interview. Alors même qu’Astérix continue de gagner en popularité, Uderzo présente ses initiatives comme issues d’un devoir envers René Goscinny. La rupture avec Dargaud est consommée par fidélité aux conflits qui gelaient Astérix chez les Belges, et la nouvelle maison d’édition prendra le nom symbolique d’Albert-René. En comparaison, ni les éditions Tabary ni Lucky-productions ne laissent une place officielle au défunt. Au contraire, Tabary et Morris y publieront mêmes des séries qui leur sont propres. Goscinny n’y est pas invité.

Toujours fidèle, Uderzo poursuit les espérances de Goscinny en lançant de nouveaux dessins animés en partenariat avec Gaumont et Pierre Tchernia à partir de 1985. Même le Parc Astérix de 1989, qui n’avait pas été envisagé du vivant de l’humoriste, fait écho aux parcs à thème déjà amorcés à Nice et à Orléans dans les années 1970. Par contre, il faudra attendre 1999 pour que la bande dessinée soit adaptée par des acteurs de chair et d’os, chose que Goscinny regardait avec méfiance [6].

Dans les albums, le scénariste originel n’est pas moins présent. Outre son nom, affiché en grand sur la couverture, et sous-titré d’un mince « textes et dessins d’Uderzo », on le retrouve tout particulièrement dans L’Oyssée d’Astérix. Dédicacé « à René », dessiné « en souvenir de [s]on ami très cher » [7], il met en scène une caricature souriante de Goscinny à travers le personnage de Saül Péhyé, manière de rappeler délicatement son judaïsme.

Dans le même esprit, pendant toute la décennie 1990, Uderzo abandonne la page de présentation des personnages, qu’il juge sans doute inutile, et la remplace par une caricature des deux auteurs dans la peau de leurs personnages. On notera qu’il attribue à Goscinny le corps d’Astérix – celui-ci représentant la « tête » du couple – et qu’il s’offre, pour sa part, le corps « un peu enveloppé » d’Obélix, c’est-à-dire la part des muscles. L’illustration est ancienne, la répartition l’est peut-être plus encore [8] . Mais il est clair qu’en 1989, Uderzo se voit toujours comme le faire-valoir : « René cherchait à m’empêcher de faire des bêtises [9]. »

D’une certaine façon, les scénarios d’Uderzo marquent cette volonté de prolonger le sillon déjà tracé. Loin de chercher l’originalité, il s’efforce d’abord de prouver la continuité de la série. Les indispensables sont là : les légionnaires se sont engagés et rengagés, les pirates coulent, Abraracourcix ne parvient pas à se faire porter dignement et Obélix trouve fous tous les passants. La première séquence dans le village racontée par Uderzo, au début du Grand Fossé, met en scène les habitants dans une querelle de poissons en trois planches, canonique et totalement gratuite. Le dessinateur donne à son public des gages que les fondamentaux seront toujours là.

Comme du temps de Goscinny, les personnages utilisent des expressions consacrées qui reprennent un mot latin, quitte à le traduire dans une note (« Plus jamais je ne ferai la comissatio – foire en latin », dans Astérix chez Rahâzade). D’autres gags qui étaient plus occasionnels deviennent systématiques. Les sangliers de L’Odyssée parlent en « version doublée », comme les Égyptiens d’Astérix et Cléopâtre. Obélix fait preuve régulièrement de la « politesse » bien particulière qu’il a apprise dans Astérix légionnaire [10]. Avec la même constance, Barbe-Rouge a de nouveau une surprise telle qu’on lui voit un œil intact sous son bandeau [11].

« non, obélix, tu n’as pas droit à la potion magique ! »

Mais si la fidélité trouve ses limites, c’est aussi qu’elle finit par tourner à vide. Le mimétisme est tel qu’Uderzo semble trouver des difficultés à introduire de nouveaux éléments. Ce sont avant tout les mêmes personnages qui reviennent, y compris des personnages secondaires qui n’étaient jamais censés réapparaître. Les fugitifs Épidemaïs et Roméomontaigus font leur retour, et surtout la famille proche s’étend : Falbala, Cléopâtre, apparues dans des aventures isolées, les parents d’Astérix, simplement cités, acquièrent tous un statut de personnage récurrent. Quitte pour cela à compliquer la narration. La fin du Fils d’Astérix voit brusquement surgir près du village Cléopâtre sur son char spectaculaire, comme si le voyage entre l’Égypte, Rome et l’Armorique n’était qu’un détail secondaire. La récurrence du gag pittoresque est passée au premier plan.

On retrouve le même blocage dans le nom des personnages. Dans La Galère d’Obélix, Baba et Triple-Patte trouvent enfin leur noms officiels, tel qu’ils étaient notés dans les tapuscrits de Goscinny, au risque de perdre la finesse de l’allusion à Barbe-Rouge ; mais les femmes de Cétautomatix et d’Agécanonix ne sont toujours pas nommés, pas même dans La Rose et le Glaive qui veut pourtant défendre un idéal féministe. Uderzo en est réduit à l’autocitation.

Cette redondance n’était pas absente du temps de Goscinny. On se souvient de la scène d’ouverture d’Astérix en Corse, où les villageois invitaient tous leurs camarades de lutte à une bonne bagarre contre les Romains. Les retrouvailles participaient déjà d’une immobilisation de la série. Mais avec Uderzo seul, l’intangibilité prend une ampleur plus grande. Morris et Tabary font d’ailleurs de même dans leurs propres séries, en reprenant Calamity Jane et Ma Dalton pour le premier, et en donnant à Glouck le nom de son onomatopée favorite pour le second. Les albums de Goscinny sont devenus la référence nécessaire de chaque nouvelle étape de la reprise.
C’est que les personnages de ces bandes dessinées sont devenus des symboles de la culture populaire. Les adaptations multiples en dessin animé créent en soi une impression de récurrence pour des épisodes mêlés, collés et réinterprétés.
Astérix est devenu une icône, qui trône au sommet de son parc d’attractions, et qui fait la couverture du Times consacré à la France en 1991. Un sondage de la SOFRES de mars 1992 le fait arriver en tête des personnages les plus populaires d’Europe, devant Mickey et Tintin. Les ventes de ses albums ont grossi de façon vertigineuse à partir de la création des éditions Albert René, faisant de son nom un concept marketing de premier plan. Les films live accentueront encore cette dimension médiatique. On ne s’étonne donc pas que « le petit village que nous connaissons bien », tel que le désignait Goscinny, soit qualifié de « village d’Astérix » dans les textes d’Uderzo. Celui-ci déplace les enjeux en s’intéressant moins au collectif – le village et son organisation – qu’aux aventures individuelles du héros. Même les Romains semblent connaître personnellement Astérix et Obélix, et jusqu’au faible de ce dernier pour Falbala, quand ils n’avaient jusque-là entendu parler que d’un groupe indifférencié [12].

Moins ouvert sur l’extérieur, Uderzo triche avec l’alternance village-voyage, définie par Goscinny. L’Odyssée ne contient que quelques planches sur la Judée, mettant en scène plusieurs peuples à la suite. On est loin d’un potentiel Astérix chez les Hébreux, consacré à la parodie des stéréotypes sur un peuple. D’ailleurs, après un deuxième voyage oriental également composite, Uderzo limite l’action à l’Armorique et à des espaces fictifs.

Une des conséquences les plus amusantes de ce repli sur soi tient à l’autodésignation du médium bande dessinée. Alors que Goscinny multipliait les références au cinéma (version doublée et retour en arrière par exemple), Uderzo met en abyme son propre travail. Astérix devient narrateur de l’album dans L’Odyssée, et Obélix confie au lecteur : « J’ai l’impression que le monde entier me regarde en riant ! ». Uderzo lui-même intervient dans L’Anniversaire d’Astérix et Obélix. La réflexivité conduit ainsi à ramener les héros à leur statut de créature de papier, en même temps qu’à reconnaître à ce statut une importance réelle.

la revanche de pompée

Uderzo est sans doute prisonnier du succès. « Le plus dur, reconnaît-il, c’est de faire du neuf en conservant les "gimmicks" traditionnels de la série, comme le banquet final ou les pirates, que les lecteurs nous demandent et que nous sommes obligés de faire apparaître, fut-ce brièvement [13]. » Pourtant, au lieu de se contenter d’effectuer des variations sur un thème imposé, il va paradoxalement attaquer les fondements de l’œuvre. Obstinément, et sur une longue distance. Alors qu’en surface, les textes répètent les mêmes effets traditionnels, un travail de sape est mené en profondeur. Mettre les personnages face à leurs créateurs, dans l’épisode évoqué de L’Anniversaire, c’est aussi vouloir les dominer en leur rappelant leur statut de fiction. Dans le même but, d’album en album, le dessinateur-scénariste met de plus en plus en avant leurs défauts. Assurancetourix ne se contente plus d’avoir mauvais goût, il fait tout bonnement pleuvoir. Panoramix se trompe à tout moment, et s’humanise. Abraracourcix se lance dans des discours interminables. Astérix lui-même s’aigrit, prenant une dimension irascible qui lui était étrangère. Les films ont pu avoir une influence, notamment sur les deux derniers personnages, toujours est-il qu’on sent une volonté cohérente de la part d’Uderzo de souligner leurs mauvais penchants.

Cette démarche anti-héroïque est constante à partir du Fils d’Astérix. La couverture met en place le sacrilège : en lieu et place d’un Gaulois en action, Astérix est piteux, minuscule, occupé à nourrir son bébé, rendu aux lois de la nature. Uderzo rompt avec le célibat nécessaire au héros classique. Il met même en doute sa moralité : Bonemine et les femmes du village l’accusent de mœurs légères, une première fois à tort en le soupçonnant d’avoir eu un enfant hors mariage, puis à raison en l’accusant de dormir sous le même toit que la nourrice. Une fois de plus, on peut rapprocher cette démarche de celle de Tabary et de Morris : la même année sort Iznogoud et les femmes, et deux ans plus tard La Fiancée de Lucky Luke. Mais Uderzo est celui qui imagine le scandale le plus grave. D’ailleurs les albums suivants enfoncent le clou : Astérix forme un couple avec Maestria dans La Rose et le Glaive, à nouveau dès la couverture, et sa mère le pousse à se marier dans Astérix et Latraviata. On le voit même (le temps d’une supposition) père de famille dans L’Anniversaire. Infantilisé, robotisé, hargneux, Astérix perd sa faculté d’initiative et tout bonnement ce qui justifiait sa première place dans le récit, au point qu’Obélix prend sa place dans le titre du 30e album (La Galère d’Obélix).

Le petit guerrier n’est pas le seul à subir des attaques. Chaque nouvel album d’Uderzo semble prendre à rebours les lois du genre, et inverser les fonctions des personnages. Après Astérix et sa paternité, c’est Assurancetourix qui en fait les frais, en devenant le messie devant être conduit auprès de Rahazâde, occupant paradoxalement le rôle jusque-là dévolu à la potion magique dans Astérix et Cléopâtre ou Astérix chez les Bretons. À l’inverse, Obélix, sauveur traditionnel par sa force naturelle, n’est plus dans La Galère d’Obélix qu’un objet qu’on transporte, avant de retomber en enfance et de perdre l’embonpoint qui le caractérise. Plus radicales, les logiques féministes intègrent le récit dans La Rose et le Glaive, bousculant l’équilibre de la série autant que celui de la communauté. Le conseil du village passe en l’occurrence pour un groupe de vilains réactionnaires, au risque de déplaire aux lecteurs.

En cause, le statut de plus en plus complexe de l’héritage des années 1960 dans une industrie en mouvement. Les nouvelles séries de bande dessinée se sont affranchies de l’héroïsme, des rôles intangibles et de l’indépendance des récits. Uderzo est en première ligne dans la mesure où Astérix représente cette bande dessinée traditionnelle qui a conquis les hypermarchés et réuni toute la famille. Il est donc contraint d’afficher une modernité que par ailleurs il lui est difficile d’assumer, piégé par son héritage.

Au-delà de ces remises en causes, Uderzo pratique dans les derniers albums une contestation des interdits de la série. Obélix boit une pleine marmite de potion magique dans La Galère d’Obélix, et subit une punition quasi-divine : il est changé en granit. Le scénario laisse planer une ambiguïté sur le lien logique qui a mené à cette métamorphose, mais le discrédit retombe sur la potion. Après avoir fait gonfler et rapetisser les romains dans Le Grand Fossé, voilà qu’elle transforme en pierre et en enfant. Dans le volume suivant, elle fera encore faire des bonds gigantesques à Astérix, comme si l’effet n’était plus garanti, et que le mensonge se généralisait. Puis c’est Le Ciel qui lui tombe sur la tête, titre transparent sur la volonté de l’auteur de briser les codes. Abraracourcix avait beau dire « C’est pas demain la veille », le village est attaqué par des forces qui le dépassent, tandis qu’Uderzo intègre des effets spéciaux esthétiquement surprenants, pour marquer les bruitages extraterrestres et le vaisseau intersidéral.

Enfin, L’Anniversaire d’Astérix et Obélix, outre une « expérience unique dans les annales de la BD », à savoir imaginer les personnages vieillis de cinquante ans, propose un pot-pourri de parodies, de pastiches, de reprises et de collages qui font autant la part belle au Parc Astérix et aux films qu’à la bande dessinée proprement dite. Les albums semblent alors ne plus occuper qu’une partie de la vie de l’œuvre.

Pourtant, ces renversements successifs ne sont que temporaires. Uderzo rétablit systématiquement la situation habituelle à la fin de chaque aventure. À la fin de La Rose et le Glaive, Maestria repart et Bonemine rend son pavois à Abraracourcix ; elle ne l’occupera plus par la suite. Si la volonté de rupture du Fils d’Astérix se concrétise par un violent incendie dans le village, on sait très vite que César le fera reconstruire aussitôt par ses troupes, et Uderzo le souligne au début de l’épisode suivant. Les bouleversements n’auront jamais lieu. Pour chaque arbre qu’on déracine, Panoramix prépare un gland spécial qui le fera repousser.

Le renversement des valeurs est systématique, mais voué à l’échec. Comme si l’icône Astérix résistait d’autant plus fortement qu’on essayait de la briser. Ainsi des banquets. Comme on reprochait à Uderzo d’avoir situé celui du Fils d’Astérix sur une galère, il s’excuse : « Les banquets de tous les prochains albums se situeront dans le village, je le jure [14]. » De sorte que le suivant s’ouvre par un banquet, et finit par deux autres (d’un côté Astérix et ses compagnons, en Inde, de l’autre le reste du village). La filiation à Goscinny est donc triplée, même si l’ordre des choses est inversé.

Il y a quelque chose de tragique dans l’impasse où s’est enfermé Uderzo : on le voit chercher à scier la branche sur laquelle il est assis, tout en la recollant de l’autre main.
Pourtant, les derniers albums laissent entrevoir une véritable évolution de la situation, comme si, après avoir passé plus de temps que Goscinny sur les scénarios d’Astérix, il se sentait enfin le droit de se libérer du fantôme de son camarade.

C’est d’abord l’irruption radicale de nouveaux genres qui a sauté aux yeux du public. La Galère d’Obélix ose ouvertement le merveilleux, lorsque les Gaulois abordent l’Atlantide, peuplée de centaures et de chevaux ailés, et dont le grand-prêtre possède le secret de l’élixir de jouvence. Puis Le Ciel lui tombe sur la tête bascule sans hésiter dans la science-fiction, à grand renfort d’extraterrestres, de vaisseaux intersidéraux et d’armes secrètes. Dans un cas comme dans l’autre, la presse grinça des dents. Du moins Uderzo avait-il pris ses distances avec le canon, quitte à se rapprocher des Astérix improbables qu’il avait déjà imaginés, avec l’accord de Goscinny, en 1969 dans Astérix tel que vous ne l’avez jamais vu [15].

Plus discrètement, les références parodiques se sont progressivement modernisées, passant d’un certain classicisme à la culture populaire contemporaine : James Bond, Goldorak et les Césars y ont leur place. Et au moment où Uderzo obtient la reconnaissance de la critique pour l’ensemble de son œuvre, avec prix officiels et expositions à la clef, on peut noter que son discours s’infléchit enfin, assumant sa propre paternité sur la série. Pour présenter Le Ciel lui tombe sur la tête, il revendique l’originalité de son traitement : « Astérix et Obélix, c’est vrai, se retrouvent dans une situation totalement inhabituelle. Une situation à laquelle René n’aurait pas pu penser, car elle se rapporte plutôt à ma sensibilité fantastique, mon goût pour le merveilleux [16]. » La disparition brutale de Goscinny devient une des passes difficiles de la série, rien de plus [17]. Une première, Uderzo n’hésite pas à signer une par une toutes les planches du Ciel lui tombe sur la tête. Et à l’intérieur du dernier album, quand il s’agit de reprendre des planches pour former une espèce de bêtisier à la manière des DVD, l’auteur choisit des planches de sa propre Latraviata.

Au final, c’est sans doute au moment où il s’est mis ses lecteurs le plus à dos qu’Uderzo a pris son indépendance. Le livre-anniversaire, qui clôt son parcours d’auteur de bande dessinée, en témoigne encore. Astérix et Obélix sont à égalité sur la couverture, mais à l’intérieur, une préface signée Astérix précède un témoignage d’Anne Goscinny, remisé en page impaire. La préface revient sur le « pari dangereux » qui consistait à continuer la série. Et conclut : « Le pari est gagné. » Quel que soit le jugement qu’on porte sur ces dernières années, il est certain que le dessinateur semble enfin à même de pousser un soupir de soulagement.

Clément Lemoine

[1] Sans compter Astérix et la rentrée gauloise, qui rassemble des récits anciens et trois nouvelles histoires d’Uderzo seul.

[2Albert Uderzo se raconte, Paris, Librairie Générale Française, 2009, p. 223.

[3] Stéphane Roy, « Le père d’Astérix est le plus gros contribuable français », Le Figaro Magazine, 29 septembre 1984.

[4] Albert Uderzo, « Mes souvenirs avec René », Lire Hors-Série No.6, 2007, p. 53.

[5] Entretien avec Romain Brethes, « La revanche d’Uderzo », Le Point, 24 janvier 2013.

[6] « Il ne pensait pas du tout à faire un Astérix en live. (…) René lui a répondu : "Si je rencontre un gars qui ressemble à Astérix, je pars en courant tellement j’ai peur !" » Albert Uderzo, Mes souvenirs avec René, op. cit., p. 51.

[7Albert Uderzo se raconte, op. cit., p. 225.

[8] Une photo reproduite régulièrement depuis montre ainsi Goscinny et Uderzo passant leur tête dans les corps en carton d’Astérix et d’Obélix. Une vidéo de l’ORTF de 1975 attribue également aux deux auteurs les perruques de leurs personnages. Claude de Givray, Personnages de la vie, ORTF, 1975. Visible à l’adresse suivante : www.ina.fr/video/I04287157/uderzo-et-goscinny-a-propos-des-divergences-sur-asterix-et-obelix-video.html

[9] Entretien avec Jean-Luc Douin et Yves-Marie Labé, « Je ne prétends pas faire de la pédagogie, mais de la fiction drolatique », Le Monde, 11 octobre 1996.

[10L’Odyssée d’Astérix, p. 37 ; Le Fils d’Astérix, p. 10 ; Astérix et Latraviata, p. 39.

[11] On l’avait déjà aperçu dans Astérix et le chaudron et dans Le Tour de Gaule. Il réapparait deux fois dans L’Odyssée d’Astérix, ainsi que dans La Galère d’Obélix et Astérix et Latraviata.

[12] Cf. le préfet Bonusmalus dans Astérix et Latraviata.

[13] Entretien avec Fabrice Piault, Albert Uderzo, « Ce n’est pas à moi d’arrêter Astérix », Livres Hebdo, 2 octobre 2009.

[14] Cité dans Olivier Andrieu, Le Livre d’Astérix le Gaulois – Le Village, éditions Albert-René, 1999.

[15] Paru sous le titre Amicales coopérations dans Pilote No.527 du 11 décembre 1969, repris en tant que Les Astérix que l’on n’a jamais vus dans le Journal Astérix du 29 octobre 1994 et enfin sous le titre Astérix tel que vous ne l’avez jamais vu dans Astérix et la rentrée gauloise.

[16] Entretien avec Olivier Delcroix, Uderzo : « Astérix est un mythe, pas moi ! », Le Figaro, 14 octobre 2005.

[17] Entretien avec Fabrice Piault, op. cit.