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hommage : jimmy corrigan par kim eun-sung

Nicolas Finet

En janvier 2010, le musée de la bande dessinée présentait l’exposition Cent pour Cent : à l’invitation de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, une centaine d’auteurs du monde entier rendaient hommage, par une planche inédite, à une planche originale choisie dans les collections du musée d’Angoulême. im Eun-sung avait porté son regard sur une planche de Jimmy Corrigan de Chris Ware. Son hommage est commenté par Nicolas Finet.

traduction
Dring !
Touss, touss
— Les albums de photos, la dinde pour le dîner, les « vacances en famille »… Pour moi, c’est de la connerie, tout ça.
Touss
Dring !
— A-allo ?
M-M’man ?
Oh… B-bien, ça va… E-et toi, ça va ?
[mère de Jimmy] — On y est, Jimmy… C’est ici qu’on va manger.
— Eh bien… de la dinde pour le dîner c’est pas mal… Ha ha
Si elle est cuite juste à point…
Dring !
— Vraiment ? C’est jeudi ?
[Jimmy enfant] — M’man, qui c’était le monsieur qui est venu à la maison aujourd’hui ?
[mère de Jimmy] — Jimmy… Mange, tu veux bien ?
[Jimmy enfant] — M-mais j-je ne sais pas si je peux…
— Dix sur dix, tu vois ce que je veux dire ?
— M’man… non… M’man, je vais essayer de venir, d’accord ?
[Jimmy enfant] — M’man, arrête de pleurer… Je peux pas dormir…
Dring
— Nom de Dieu, y a personne pour répondre à ce téléphone ?
— Allô, ici Medlife clinicare.
— Ah.
[mère de Jimmy] — Tout va bien, Jimmy… Il va juste prendre une photo.
— Personne n’est disponible actuellement pour répondre à votre appel, veuillez laisser votre nom ainsi que votre téléphone après le
— Ça marche du tonnerre ici… du tonnerre.

Avant mise en couleur, l’une des planches du mythique et définitif Jimmy Corrigan, livre fleuve qui révéla Chris Ware au monde entier – une planche issue de la longue séquence au cours de laquelle Jimmy, névrosé jusqu’à la mœlle, doit subir un face-à-face pénible avec son propre père. Deux pages plus loin, après lui avoir révélé tout à trac l’existence d’une sœur, celui-ci lui assène, impavide : « Quoi… Tu pensais être la seule erreur que j’aie faite ? » Évoquer le traitement graphique des bandes dessinées de Chris Ware, leur apparence, leur construction, c’est nécessairement en évoquer le propos, tant l’un procède de l’autre, et réciproquement, chez le dessinateur américain. Peu d’auteurs ont développé à ce point l’intrication entre la forme et le fond, et poussé à un tel degré de sophistication – tout en préservant toujours une lisibilité maximale – le rapport texte-image qui est le cœur même du médium bande dessinée. C’est ce qui fait aussi, bien sûr, la puissance et l’intensité d’expression du travail de Ware. Cette page en est une illustration parmi beaucoup d’autres, avec ses silences, ses apartés, ses non-dits, ses arrière-pensées et ses souvenirs pesants : une planche littéralement pleine de blancs. Malaise diffus, névrose rampante, gêne intense. On ne saurait être plus clair.

traduction
— Il a commencé à travailler de plus en plus.
— Je connais quelqu’un à Nonsan qui a vécu ça aussi. C’était Im Sunsik, le mari de la fille du maire de Nonsan.
Il était vraiment accaparé par ses affaires. C’était tellement prenant que sa femme ne le supportait plus.
Elle a quitté la maison. Au bout de quinze jours, elle avait envie de revenir mais elle a tenu bon.
Elle a appris qu’Im Sunsik l’avait cherchée pour se faire pardonner et lui promettre qu’il ne recommencerait plus.
Un jour, Madame Im m’a conseillé de faire comme elle.
Et donc moi aussi, j’ai fait une fugue.
J’ai mis sur mon dos mon petit dernier, et suis partie en laissant mes quatre autres enfants.
[case au niveau du tronc d’arbre] — Mon petit, ne pleure pas. On est à la maison.
Mais l’envie de revoir mes enfants l’a emportée et je suis rentrée chez nous. Ton père m’a giflée deux fois, et puis…

On conçoit aisément que la Coréenne Kim Eun-sung [1] ait eu un élan vers le travail de Chris Ware, au-delà peut-être de sa seule séduction graphique. Elle aussi, en effet, consacre l’essentiel de son travail de création au thème de la famille – quoique sur un mode sans doute moins intensément névrotique que son homologue américain, les cultures asiatiques n’ayant qu’assez peu subi la double influence de la notion chrétienne de culpabilité et de la psychanalyse –, avec son cortège d’ambivalences affectives, de secrets enfouis et de puissants ressorts biologico-émotionnels. En réponse au face-à-face tendu de Jimmy Corrigan auquel se réfère la dessinatrice, c’est l’un de ces épisodes familiaux conflictuels à la fois microscopiques et lourds de conséquences qu’elle relate ici, vraisemblablement assez proche d’une situation vécue ou connue personnellement (Kim situe l’histoire dans sa ville natale). Le récit en est fort simple (pour l’essentiel, un quasi-monologue), mais la forme générale de la planche, très sophistiquée, témoigne d’un véritable effort pour se montrer digne du maître américain. On notera le petit détail narratif, anecdotique mais savoureux, qui rappelle qu’on est loin de l’Occident : en Corée, lorsqu’on se carapate du domicile conjugal en n’emportant que son petit dernier… c’est en se l’accrochant dans le dos.

Nicolas Finet

le commentaire de la planche de Chris Ware par Thierry Groensteen.

[1] Kim Eun-sung, née en 1965, Corée du Sud
Née à Nonsan, en Corée du Sud, au sein d’une famille originaire de Corée du Nord, Kim Eun-sung s’implique tardivement dans la bande dessinée (à partir de 2003). Elle est engagée dans un projet de très longue haleine, Histoire de ma mère, une vaste fresque en quatre volumes (seul le premier a paru) relatant, en noir et blanc, un siècle d’histoire familiale.