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l’origine

Jean-Philippe Martin

Marc Antoine Mathieu, L’Origine, planche 29 |version B | Éditions Delcourt, 1990 |encre de Chine et gouache blanche sur papier, collages | H 34,5 x L 25,3 cm | inv. 2010.6.2

[octobre 2013]

« C’est… incroyable ! », s’exclame Julius Corentin Acquefacques. Incroyable ? Abracadabrantesque, effarant, extraordinaire, faramineux, fou, impossible, invraisemblable, merveilleux, phénoménal, stupéfiant, aurait été tout aussi approprié, tant ce que notre héros est en train de découvrir tient, en effet, de l’inconcevable. Pouvait-il imaginer, en se rendant comme chaque jour à son bureau au ministère de l’Humour, où il est chargé de mettre à jour le grand Glossaire des blagues, que son quotidien sans éclat de petit fonctionnaire allait basculer à ce point dans l’irrationnel ? Certainement pas. Les choses ont commencé à virer à l’étrange quand il a ouvert une enveloppe contenant la quatrième page d’une bande dessinée. Extraite d’un ouvrage intitulé L’Origine, cette planche le met en scène et relate, jusque dans ses pensées les plus intimes, les quelques heures qui ont précédé son arrivée au ministère ce jour-là. D’autres pages vont bientôt faire leur apparition. Certaines, à l’instar de cette page 4, arrachées d’un livre qui semble s’écrire au fil de la plume, exposent des événements qui viennent tout juste de se dérouler (nous sommes à la page 11 lorsque nous découvrons la page 4), d’autres, plus prédictives, annoncent ce qui ne manquera pas d’arriver.

En somme, tout est écrit, comme en prend conscience avec émotion Julius Corentin devant cette nouvelle page, la 29, qu’il découvre pour la première fois en même temps que nous, lecteurs de la bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu intitulée L’Origine. Point de rencontre des temporalités, celle du récit et celle de l’histoire, la page 29 présente une structure hologigogne (gigogne en tout point) : la page 29 de la diégèse, enchâssée dans la première case de la page 29 enchâssante (celle que nous tenons entre nos doigts de lecteurs), est la copie conforme de cette dernière et se voit répétée à l’infini, sans subir la moindre modification, dans toutes les premières cases, comme elle vient encore se refléter dans les lunettes de notre héros dans la dernière case.
Cette mise en abyme vertigineuse que nous embrassons au premier regard – la mise en page tendant à dessiner un gouffre en forme de spirale – constitue une perturbation évidente de la convention narrative. Le procédé dévoile l’existence d’une instance énonciatrice supérieure, ce « Il » non-identifié auquel Julius Corentin jusqu’ici attribuait la réalisation de la bande dessinée diégétique mais qui, à cet instant, se révèle aussi être l’auteur omniscient – Marc-Antoine Mathieu ? – du récit qui l’englobe.

Julius Corentin paraît s’abîmer dans cette mise en abyme, en proie à la perplexité et au questionnement : plan serré sur un front surmonté de points d’interrogation et d’exclamation dans la dernière case, lettrages en caractères gras... Il semble réaliser que « son monde est un théâtre » ou que, plus exactement, tout cela confirme par anticipation les dires à venir d’un des personnages, Igor Ouffe : « Nous avions bien deviné que notre monde devait ressembler à une bande dessinée » (page 34).
Mais alors... « C’est… c’est incroyable ! » Julius Corentin commencerait-il à réaliser qu’il appartient à un monde en deux dimensions, un monde que l’on peut plier, et même déchirer comme cette page aux bords irréguliers ici insérée ?

Dans l’avant-dernière case, Julius Corentin est dessiné de trois-quarts, tourné vers son interlocuteur du moment, mais son regard semble fouiller le hors-case, essayant d’y deviner la figure de l’invisible. Celle de l’auteur ? Ou celle du lecteur penché par-dessus sa propre épaule ? Soudain l’angoisse saisit les lecteurs de L’Origine face à cette mise en abyme de l’énonciation, car si le personnage de la fiction est un lecteur, nous, lecteurs, ne pourrions-nous pas, à notre tour, être des personnages de fiction ?

Jean-Philippe Martin