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la subversion de la couverture

Thierry Groensteen

[Octobre 2013]

L’originalité des propositions artistiques de Marc-Antoine Mathieu se mesure dès le seuil de ses livres. Nous ne nous intéresserons donc ici qu’aux couvertures de quelques-uns d’entre eux, et tenterons d’en proposer un décryptage.

En regardant tout d’abord celles des albums qui composent les aventures de « Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves », une première constatation s’impose : Julius y apparaît presque toujours vêtu de bleu – fait exception le pyjama jaune pâle à carreaux de La 2,333e dimension, pyjama qui signe, en quelque sorte, sa condition de rêveur.


Or ce bleu clair, assez lumineux, presque électrique, est de nature à introduire le doute sur la nature du monde dans lequel il évolue. En effet, c’est l’absence de couleur qui caractérise les pages intérieures des albums (sauf les pages terminales de La Qu… et de La 2,333e dimension) ; le noir et le blanc qui y règnent souverainement (et qui peuvent s’échanger d’une page à l’autre, en fonction de critères esthétiques : ainsi le manteau de Julius peut-il être noir dans une séquence, blanc dans la suivante) ne définiraient donc pas un monde intrinsèquement binaire ; nous devons supposer qu’ils sont la traduction conventionnelle d’une réalité colorée, que les couvertures seules nous laissent entrevoir [1]. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », disait Camus, et il y a du Sisyphe, assurément, dans ce personnage de Julius qui ne parvient jamais à s’extirper du labyrinthe de ses rêves ─ mais un Sisyphe sans conscience de l’absurde ; le paraphrasant, nous dirons : « Il faut imaginer Julius bleu » (et peut-être même heureux, après tout).


Une deuxième observation nous conduit à relever que Mathieu affectionne, dans la composition de ses couvertures, les formes circulaires : pinceau de lumière d’un projecteur dessinant un halo autour du héros dans La Qu…, spirale hypnotique en couverture du Processus, cercles concentriques inclinés et en perspective rasante, évoquant des anneaux planétaires, pour La 2,333e dimension ; ou encore le cercle que dessine la foule autour du personnage de Dieu, dans Dieu en personne. La spirale et les anneaux peuvent évoquer métaphoriquement le ressort du récit lui-même, sa dynamique propre, son énergie ; Julius apparaît alors comme un personnage mu par des forces bien plus puissantes que lui, un pantin privé de liberté, d’initiative et de contrôle sur sa vie. Quant aux cercles qui enserrent le personnage focal, dessinés par la foule ou la lumière, ils sont frappés d’ambivalence ; en même temps qu’ils mettent le protagoniste en exergue, ils l’enserrent et peuvent être lus comme potentiellement menaçants.

Si l’on considère que les éléments canoniques d’une image de couverture sont 1° un personnage (ou un groupe de personnages) et 2° un décor, on constate que, chez Mathieu, ces conventions sont remises en question. De décor, il n’y en a pas à proprement parler. Le fond des couvertures de L’Origine, du Début de la fin et de La 2,333e dimension est noir, d’un noir qui évoque les ténèbres des espaces infinis. Le Processus ne présente qu’un motif géométrique. Sans pouvoir trancher la question de savoir si cette spirale est centrifuge ou centripète, elle nous semble creuser la couverture en son milieu, effectuer une de ces percées, un de ces forages vers les profondeurs que Mathieu affectionne, lui qui est un grand adepte du zoom avant (pas seulement dans l’emblématique 3”) et chez qui le motif de la spirale revient à plusieurs reprises, notamment sous la forme d’un escalier en colimaçon vu d’en bas ou d’en haut [2].


En couverture de La Qu…, Julius arrive sur une scène en passant entre les deux pans du rideau ; c’est la seule fois où il serait légitime de parler d’un décor, puisque cette image renvoie à un lieu que l’on peut identifier comme une salle de spectacle (et Julius se trouve bien dans un théâtre aux pages 28 à 31 de l’album, mais il n’y paraît pas sur la scène). À ceci près que le rideau de scène, au théâtre, a précisément pour fonction de cacher le décor, que les spectateurs ne découvriront qu’au moment du « lever de rideau ». On aurait donc affaire ici à un décor par l’absurde, ou par défaut : un fond provisoire. En outre, Julius est dans la situation d’un acteur mais n’en a aucunement l’allure ; avec sa serviette et son air circonspect, il a l’air d’un visiteur étranger pénétrant dans un espace inconnu. Cette couverture propose donc un triple mystère : elle associe un titre dont le sens et la prononciation se dérobent à nous (La Qu…), un « théâtre de l’action » qui se dérobe lui aussi, puisque le décor est encore masqué, et un acteur-malgré-lui qui, manifestement, ne sait pas ce qu’il fait là (c’est en cela que la lumière du projecteur le menace, car elle lui crée des obligations) et donc n’en sait pas plus que nous. En même temps, elle remplit l’une des fonctions que l’on assigne traditionnellement à une couverture ou à une affiche, celle de promettre quelque chose. Ce rideau pas encore levé mais ce projecteur déjà allumé, cette entrée en scène, signalent l’imminence d’un spectacle.


Il y a un élément commun aux couvertures de L’Origine et du Processus, c’est le fait que, sur les deux images, Julius est représenté en mouvement, sinon en déséquilibre. Sur celle de L’Origine, il pourrait avancer à notre rencontre mais le dessinateur le montre en vue cavalière. Julius se hâte vers on ne sait quelle destination, indifférent au fait que nous le regardions. Rien ne nous permet de comprendre pourquoi il a perdu une chaussure ni ce que signifient ces objets domestiques épars dans la partie inférieure de l’image (une cuisinière, une casserole, une table, une chaise, un livre…), qui paraissent dériver à la manière de corps cosmiques. L’Origine des aventures de Julius aurait-elle quelque chose à voir avec l’origine du monde, le Big Bang [3] ? La couverture de La 2,333e dimension semble rejouer et amplifier le phénomène. Les anneaux concentriques ont satellisé une myriade d’objets appartenant à l’environnement quotidien de notre héros, qui apparaît lui-même dans une version aplatie. Son corps est-il passé sous quelque rouleau compresseur (hypothèse narrative), ou cette image trahit-elle seulement la bidimensionnalité constitutive des images imprimées (hypothèse métanarrative) ? La couverture éveille notre curiosité mais se garde bien de trancher l’alternative.

Outre sa chaussure, il manque aussi au Julius qui se hâte sur la couverture de L’Origine ce sempiternel chapeau, qui, avec ses lunettes (et la serviette dont, à la façon d’un Major Grubert, il ne se départit jamais), est un de ses attributs les plus caractéristiques. Comme si ce Julius originel était encore incomplet, inachevé aux deux extrémités. Sur la couverture du Processus, le chapeau est bien là, mais il semble que la force dynamique de la spirale l’ait désolidarisé du chef qu’il est censé recouvrir ; la position déséquilibrée du corps de Julius, ses mains jetées en avant pour chercher un appui, la ligne folle de ses lacets de chaussure, la reprise, en miniature, de la forme spiralée sur les verres de ses lunettes, tout signale un personnage au bord de la rupture, propulsé par un ressort dont nous ignorons la nature.


Le chapeau et les lunettes reviennent spectaculairement en couverture du Début de la fin. Julius, de dos, s’y trouve confronté à une sorte de reflet incomplet : les vêtements et accessoires qu’il porte se tiennent seuls devant lui, alors que son corps est invisible. Invisible aussi le « miroir sans face » qui sert de charnière au livre, planche 25, de sorte que nous ne voyons pas sur quelle surface réfléchissante se dresse cette image. Elle n’en est que plus énigmatique et plus inquiétante : Julius semble face à un alter ego fantomatique surgissant des ténèbres, à la fois présent et absent.

L’album se lisant tête-bêche, l’autre couverture, qui annonce La Fin du début, montre le contrechamp, c’est-à-dire le même face à face, à cette différence près que l’observateur est dans le dos du « double » et voit le « vrai » Julius avancer la main vers lui. Ce changement d’axe s’accompagne d’une inversion des valeurs : le fond, qui était noir, a viré au blanc. Or c’est du blanc, aussi, que nous apercevons – sur les deux couvertures − à travers les lunettes de Julius. (Par convention, les verres de lunettes sont toujours opaques chez Mathieu. Mais cela frappe moins dans une vignette en noir et blanc que sur une couverture en couleur.) Doté d’un corps mais privé de regard, notre « héros » n’a finalement lui-même qu’une demi-consistance, il ne paraît pas achevé [4]. Et le geste que nous lui voyons faire, de tendre la main, pourrait d’ailleurs passer pour celui d’un aveugle avançant à tâtons.

Cet album-là avait deux couvertures ; comme pour rétablir l’équilibre, le dernier tome en date des aventures de Julius, Le Décalage, n’en présente aucune. C’est-à-dire que la couverture se trouve en page 59 et que nous entrons dans le livre par la planche 7, in media res, sans avoir eu à franchir le seuil symbolique traditionnellement constitué de l’association entre un titre (présent, ici, sur un bandeau mobile) et une image. Mathieu joue à nouveau d’un procédé d’inversion, non plus entre les deux faces de l’objet livre mais, de manière encore plus inattendue, entre l’intérieur et l’extérieur [5].

Sur les couvertures des albums Le Dessin (Delcourt, 2001), Les Sous-sols du Révolu (Futuropolis - Musée du Louvre Éditions, 2006) et Dieu en personne (Delcourt, 2009), Mathieu organise sa dramaturgie autour d’un même élément, qui est la lumière. Celle du Dessin présente… une feuille, montée dans une marie-louise et posée sur un chevalet vertical. Ce rectangle blanc accueille-t-il un dessin ? Rien ne permet de l’affirmer. L’homme qui se tient debout, comme en contemplation devant l’œuvre supposée, pourrait aussi bien s’adonner à une séance de luminothérapie, car cette feuille est émettrice de lumière. Un faisceau clair s’en échappe comme d’un projecteur, et cette lumière projette, à l’arrière du personnage, une ombre portée, dont le lecteur attentif ne manquera pas de noter qu’elle manifeste la présence d’un chapeau, alors que l’homme est tête nue. (Son costume bleu et son chapeau font curieusement signe vers Julius, qui est pourtant étranger à cette histoire.) C’est un peu comme si l’aura de l’œuvre d’art, chère à Walter Benjamin, se manifestait devant nous, de manière concrète (l’œuvre littéralement rayonne) et métaphorique à la fois (l’art a le pouvoir de transformer la réalité, par exemple de faire advenir un chapeau où il n’y avait que peau de balle).


Sur la couverture de Dieu en personne, tout suggère que le personnage central est Dieu réincarné sur la Terre, à moins qu’il ne s’agisse d’un imposteur. La foule se rassemble-t-elle pour l’écouter prêcher ou pour le démasquer, c’est ce que l’image ne nous permet pas de décider. (Cette ambiguïté commence à se dissiper dès l’instant où, retournant le livre, on s’aperçoit que le dessin se prolonge sur la quatrième et montre une échelle descendant du Ciel). Toujours est-il que ce (vrai/faux) Dieu est représenté de trois quarts dos, exactement comme l’homme du Dessin, et qu’il fait de la main droite le même geste que Julius en couverture du Début de la fin. Comme si les mêmes postures circulaient d’une couverture à l’autre. Mais c’est surtout le fait que cette silhouette se détache en blanc sur une couverture en noir et gris qui retient l’attention. Cette lumière dont le personnage est baigné est-elle divine ? Elle possède, en tout cas, une fonction signalétique très efficace et constitue un sérieux indice.

Au centre de la couverture des Sous-sols du Révolu, la lumière émane d’une porte entrouverte, par laquelle nous apercevons un escalier en colimaçon dont un homme descend les marches pour gagner les sous-sols annoncés. Cette découpe de lumière fait un cadre beaucoup plus prégnant que le grand cadre mouluré qui entoure l’œuvre dont nous n’apercevons qu’un fragment, dans le coin supérieur droit. Mais, en fait de cadres, il faut aussi se rendre attentif à cette succession de moulures dessinant des carrés dans le soubassement du mur. Il y a là quelque chose comme une bande dessinée en puissance, une séquence virtuelle où chaque « carré » serait une vignette. Le fait que l’œuvre mise en exergue du Dessin semblait se réduire à une surface blanche nous invite à imaginer au moins la possibilité que ces cadres vides puissent accueillir une représentation. (Cadre est précisément le nom que l’on donne, en décoration, à ce genre de moulure.) Or, des cadres vides, c’est bien ce que nous verrons proliférer dans le chapitre intitulé « L’entrepôt des cadres » (pp. 44 sq), où il sera question d’expositions « à blanc » ne présentant que des cadres sans œuvres, des cadres eux-mêmes devenus œuvres.

On voit que Marc-Antoine Mathieu se plaît à subvertir l’espace de la couverture et ses usages traditionnels. Couvertures en miroir (Le Début de la fin / La Fin du début) et couverture manquante (Le Décalage) n’en sont que les manifestations les plus évidentes. À chacun de ses livres, Mathieu nous prend au piège de ses faux-semblants ou nous confronte à une énigme, avec des représentations qui n’en sont pas, des héros malgré eux, des personnages sans corps, des lumières (peut-être) trompeuses et des ombres malignes. Dans un autre sens du mot, couverture désigne ce qui sert à cacher, à dissimuler. Les couvertures de Mathieu dissimulent autant qu’elles annoncent ; elles déstabilisent le lecteur, le préparent à entrer dans un jeu entre le sens et le non-sens, entre la fiction et le langage, pour lequel il lui faut d’entrée se départir de toutes ses certitudes et se mettre en état de disponibilité et d’éveil.

Thierry Groensteen

[1] Du reste, Marc-Antoine Mathieu a aussi dessiné des couvertures en noir et blanc : voir Dieu en personne, Les Sous-sols du Révolu ou 3”.

[2] Lire sur ce point l’étude d’Adrien Genoudet, « Percer l’œuvre de Marc-Antoine Mathieu », juin 2013, en ligne à l’adresse http://culturevisuelle.org/fovea/archives/535

[3] À la page 45, le personnage émet l’hypothèse qu’il s’agit plutôt d’un « Big Crunch ».

[4] À ce regard vide s’oppose radicalement celui du personnage représenté en couverture de l’album 3’’ (qui ressemble étrangement à l’auteur) : sur cet œil exorbité qui paraît celui d’un hypnotiseur, on voit jusqu’au reflet dans le disque parfait – encore un cercle – de la pupille, et l’on ne tarde pas à découvrir, en lisant l’ouvrage, que ce regard-là contient toute l’histoire, et en vérité tout un monde.

[5] Pour un autre exemple d’album avec une couverture en forme de planches, cf. Les Dépoteurs de chrysanthèmes !, de Rochette, Futuropolis, 1980, recueil d’histoires courtes parues dans Actuel. La première histoire commençait dès la couverture, la dernière s’achevait en quatrième de couverture, et toutes les informations légales étaient rassemblées sur le dos de l’ouvrage.