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à la recherche des originaux « perdus »…

Latino Imparato

[juin 2013]

Par une après-midi froide et ensoleilléė de l’hiver austral, je parcourais avec Alberto Breccia les rues de Mataderos, l’ancien quartier des abattoirs de Buenos Aires, son quartier. « El Viejo » me montrait ses recoins secrets et évoquait l’histoire du quartier de sa jeunesse, ces lieux qui, comme il aimait à le répéter, avaient fait de lui « ce qu’il était ». Au détour d’une rue, Breccia s’arrêta un instant et dit : « La triperia où je travaillais n’est pas très loin d’ici. Ça ne doit plus exister, mais je veux bien te montrer l’endroit. »

La triperia était encore là. Un grand portail métallique bleu à la peinture écaillée. Des marques de pneus sur le trottoir montraient bien que le lieu était, au moins, fréquenté. Sans trop de conviction, El Viejo frappa à la porte. Peu après, le portail s’entrebâilla ; face à nous, deux yeux soupçonneux nous scrutaient. « Bonjour. Nous avons frappé à tout hasard. Vous savez, je travaillais ici, il y a longtemps. » Breccia livra encore quelques détails et les yeux qui nous observaient changèrent d’expression ; le portail s’ouvrit grand sur une petite cour, décorée − comme dans une fête foraine − par des longues guirlandes de vessies de porc qui séchaient au soleil d’août. L’homme qui nous avait ouvert écouta Don Alberto lui raconter deux ou trois anecdotes et nous livra ensuite l’histoire des lieux durant les derniers vingt années, puis dit : « Allez, vous pouvez visiter ». L’intérieur était grand, vide et sombre. « Ici, on entreposait les barils remplis de boyaux salés. Ici on raclait les boyaux, sur une planche inclinée et avec une l’âme d’acier. La merde giclait de partout et au soir on en était couverts de la tête aux pieds. Avant de quitter le travail, on plongeait tout habillés dans un grand bac plein d’eau qui était là. Tu comprends pourquoi j’ai voulu être dessinateur et sortir d’ici ? » J’avais un peu de mal à imaginer la triperia de 1930, mais l’odeur de viande pourrie qui flottait encore dans l’entrepôt m’aidait à comprendre. « Oui, je comprends. »

À nouveau dans la rue, nous marchâmes en silence vers le café Oviedo, devant lequel nous avions laissé la voiture. El Viejo rompit enfin ce silence : « Tu vois, je dois tout à ce quartier. J’y ai appris ce qu’est la vie. J’y ai connu l’amitié, l’amour et la haine. Assis sur ces escaliers, j’ai écouté, par une nuit étoilée, la voix de Gardel qui sortait d’une radio. Il chantait Volver. Je n’ai jamais été si ému de ma vie. Je suis parti à la recherche d’un futur meilleur. Mais ce quartier est toujours resté en moi et j’aimerais y revenir. Après ma mort, je voudrais que tout ce que j’ai fait, mes dessins, mes pages, reviennent ici, à Buenos Aires. Il y a un peu de Mataderos dans tous mes dessins, dans toutes mes pages. Ce serait beau que les gens puissent les voir ici. Peut-être même dans la triperia. »

Breccia tenait beaucoup à ses pages et en particulier à celles de Mort Cinder et de Perramus, dont il disait : « Ce sont les meilleures choses que j’ai faites ». Les centaines de pages qu’il avait dessinées au début de sa carrière s’étaient perdues dans les bureaux des éditeurs et il voulait garder près de lui toutes les autres. Il rechignait à les vendre et ne le faisait qu’en cas de nécessité. Pourtant, à une époque qui ne connaissait ni Internet ni les supports numériques, faire circuler des planches originales, c’était le seul moyen de montrer son travail, de trouver un éditeur. Une nécessité à laquelle El Viejo se pliait à contrecœur, car des pans entier de son œuvre avaient disparu : par exemple la totalité des pages de Buscavidas [1], volées en Espagne, des histoires entières en couleur directe, publiées une seule et unique fois, et dont l’éditeur indélicat « séquestra » les originaux, des pages prêtées pour des expositions et jamais rendues…

Chaque fois que Breccia arrivait d’Argentine, le même rituel immuable se répétait. De sa valise, d’entre deux couches de vêtements toujours trop légers pour les froids hivers européens, il sortait un épais paquet de planches : ses derniers travaux, ou des histoires moins récentes qui n’avaient pas encore trouvé d’éditeur. Il étalait tout sur le lit et les amis s’agglutinaient autour pour admirer ces merveilles. Breccia racontait, expliquait la technique, le détail d’une case, la composition d’une page. Puis il ajoutait, avec l’humour dont il ne se départissait jamais : « Avec ça, je vais devenir riche. Ça, ça va se vendre. »

Au fil de ses voyages, Breccia avait transféré en Europe, à Paris et à Milan, un nombre important d’originaux. Ils s’y trouvent toujours. Chez lui, dans la maison d’Haedo, restaient Mort Cinder, les deux premières parties de Perramus, un nombre important de pages isolées, des travaux plus anciens, ses peintures et ses innombrables autoportraits...
En novembre 1993, quelques jours après sa mort, les héritiers en avaient dressé l’inventaire, puis les avaient entreposées dans le coffre-fort d’une entreprise de sécurité, dans l’attente que le juge statue sur la division de l’héritage.
Neuf ans plus tard, en octobre 2011, la presse argentine révélait les détails d’une opération menée, au mois de février de la même année, par la section de Protection du Patrimoine Culturel d’Interpol : dans une maison de Clew, dans la banlieue de Buenos Aires, la police avait procédé à la saisie de presque 200 dessins et planches originales d’Alberto Breccia et procédé à l’arrestation de deux personnes. Il s’agissait d’un premier aboutissement d’une enquête commencée deux ans plus tôt, suite à une plainte déposée par les héritiers du dessinateur. Au printemps 2009, Irma Dariozzi, deuxième épouse de Breccia et administratrice de son œuvre, avait été alertée sur le grand nombre de dessins, peintures et planches originales du maître proposées à la vente sur plusieurs sites internet. Un examen du contenu de ces sites lui avait permis d’établir, sans l’ombre d’un doute, qu’il s’agissait pour l’essentiel d’originaux confiés à l’entreprise de sécurité. Grâce à l’enquête menée par Interpol, la justice argentine a déterminé la date et les circonstances du vol. Les arrestations de Clew ont permis de reconstituer les ramifications internationales du trafic, tout particulièrement en Europe : en Espagne, en Belgique, en Italie, en Autriche et en France.
Selon ce qui a été reporté par la presse argentine, en novembre 2009 la police italienne a saisi une dizaine de planches originales dans des collections privées de ce pays. En France, l’enquête a été confiée à l’Office Central de lutte contre le trafic de Biens Culturels.
Le repérage des originaux volés (si l’on se fie aux chiffres donnés par les médias argentins, il en resterait encore plus de 200) est sans doute rendu difficile, tant par les dimensions internationales de cette affaire que par l’absence d’une documentation photographique complète.

Il faut souhaiter que la police et la magistrature argentines, en collaboration avec leurs homologues des pays intéressés, puissent récupérer l’ensemble des œuvres volées et que le gouvernement argentin, qui a suivi de près cette affaire, s’engage de façon concrète, en concertation avec les héritiers, pour mettre enfin en valeur ce monument de la bande dessinée qu’est l’œuvre d’Alberto Breccia. Que les originaux volés, ainsi que tous ceux qui se trouvent à Paris et à Milan, rentrent enfin en Argentine pour reprendre la place qui est la leur. Pour que tous les Argentins, et non seulement quelques collectionneurs parfois peu scrupuleux, puissent en jouir, au cœur même de Buenos Aires. Et pourquoi pas dans cette même triperia où tout a commencé…

Latino Imparato

[1] Album publié chez Rackham en 2001, sur un scénario de Carlos Trillo.