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perramus : la bande dessinée révoltée

Nicolas Tellop

[juin 2013]

« Proceso de Reorganización Nacional » (Processus de réorganisation nationale) : tel est le doux euphémisme dont se dota la junte militaire argentine pour taire le titre infâme de dictature, qui sévit pourtant dans le pays à partir du coup d’état de 1976 jusqu’à sa chute en 1983, suite à la guerre des Malouines. En sept années de sévices, elle causa un nombre incalculable d’exécutions, de disparitions et de rapts d’enfants. Le scénariste de bande dessinée Hector Oesterheld fut au nombre des victimes directes de ce terrorisme politique, avalés par la machine folle du régime militaire, broyés par son intolérance sanguinaire. (Pour le récit de sa disparition et de sa probable exécution, lire ici même l’article de Philippe Videlier sur la Vida del Che.)

Pourtant, les auteurs de bandes dessinées n’étaient pas les cibles privilégiées de la junte, comme le rappelle Carlos Trillo : « N’oublions pas que nous étions réfugiés dans une revue de bande dessinée (Superhumor) et que ce n’était pas là que la censure allait chercher ses proies » [1]. Pour une fois, la vision réductrice et infantile attachée au Neuvième Art a ainsi contribué à le préserver et à en faire un moyen d’expression privilégié pour la contestation politique. Aux yeux du régime, la bande dessinée était négligeable, elle était insignifiante, sans conséquence, dénuée d’ambitions morales ou intellectuelles. Si ce point de vue apporte une preuve supplémentaire de l’étroitesse d’esprit dont dispose un totalitarisme répressif, il n’en conduit pas moins à un terrible constat, sous forme de question rhétorique : que peut la bande dessinée contre l’aveuglement barbare d’un régime politique, contre la soif de pouvoir des hommes et leur inclinaison pour le crime et la corruption ? Elle n’est pas capable d’agir, mais elle peut montrer et dire, dénoncer et représenter, faire prendre conscience et donc peut-être faire réagir. C’est au final le sens de toute représentation : celui de saisir une image du monde et d’interagir avec elle. Et cette vocation n’a jamais tant d’importance qu’en contexte de crise, où elle livre l’humanité de chacun dans son dénuement le plus total et l’aide, dans le meilleur des cas, à se redresser et à reprendre courage.

arme, cri et fer à marquer

C’est dans ce contexte particulièrement difficile que Perramus a commencé à voir le jour en 1982, né de la rencontre faite un an plus tôt entre Alberto Breccia et l’écrivain-journaliste Juan Sasturain. Sur deux des quatre volumes qui composent cette série, le récit prend pour décor cauchemardesque un état totalitaire fantasmagorique et raconte l’histoire d’un homme qui a laissé mourir ses compagnons de révolte pour fuir et qui, incapable de faire face à cette réalité, s’abandonne à l’oubli. Devenu l’homme sans mémoire, accompagné de personnages hauts en couleurs, il va parcourir le monde en quête d’identité et de rédemption. Cette œuvre cristallise de manière exemplaire la capacité de la bande dessinée à incarner une forme d’engagement esthétique et politique, qui embrasse tout à la fois l’intime et l’universel. Breccia a exprimé l’ambition contestataire de cette admirable bande dessinée : « La principale raison qui m’a poussé à commencer Perramus a été le besoin de témoigner de tout ce qui s’était passé en Argentine à l’époque de la dictature militaire. C’était mon devoir de le faire. Le dessin c’était, et c’est encore, ma seule arme. Avec cette arme, je proteste. Perramus fut un cri de contestation, un cri de révolte » [2]. On comprend bien, à travers le vocabulaire utilisé, le poids qu’accorde Breccia à la bande dessinée, à la fois « arme » et « cri », instrument d’un contrepouvoir et expression de la rage et du désespoir.

Juan Sasturain se place dans une démarche similaire, habité par la foi en une bande dessinée totalisant toutes les aspirations à la lutte pour un monde meilleur et à la renaissance démocratique. En 1984, il dirigea la revue Fierro, mot qui désigne en Amérique Latine le fer à marquer, instrument qui peut connoter aussi bien les stigmates inaltérables des « années de plomb » que la volonté de s’inscrire dans un mode d’expression violent et viscéral des traumatismes de la dictature (cette publication est d’ailleurs sous-titrée Bandes dessinées pour les survivants). À travers ces métaphores du cri, de l’arme et du fer à marquer, le dessin ne se limite plus seulement à un moyen de représentation du réel, mais devient une manière d’agir sur lui.

expérimentation

Perramus mobilise un arsenal graphique hors du commun. Depuis la décennie précédente, Breccia n’a eu de cesse d’expérimenter à l’intérieur de son art, de façon virtuose et extrémiste. Cela commence en 1973 avec l’adaptation des Mythes de Cthulhu, d’Howard Phillips Lovecraft, histoires effroyables dans lesquelles Breccia joue avec les limites de la lisibilité, faisant de chaque case un véritable puzzle pour la perception du lecteur. En 1976, Le Cœur révélateur, d’Edgar Allan Poe, donne l’occasion au dessinateur de s’inspirer du montage cinématographique. Le fameux Buscavidas paraît en 1981, réalisé grâce à la technique originale du « négatif », le dessin étant modelé avec du blanc sur des cases préalablement noircies, pour un résultat étonnant et fascinant. Avec Dracula, en 1982, c’est sur la couleur que le maître argentin travaille tout particulièrement, offrant un magma incandescent et expressionniste qui rappelle que Breccia était aussi peintre.

À ce propos, il n’est pas inintéressant de faire remarquer que Breccia affectionnait davantage la peinture que la bande dessinée. Dans un entretien réalisé à Barcelone en 1973 par Antonio Martin pour le magazine Bang ! [3] , il affirme à propos de la peinture : « c’est ce que j’aime le plus, mais je ne le fais déjà plus ». On pourra s’étonner d’une affirmation aussi illogique, mais l’auteur s’explique aussitôt après : « Parce que, bien que ce soit ce que j’aime, ça ne m’intéresse pas de communiquer à travers la peinture ». Breccia livre là indirectement la grande fonction qu’il attache à la bande dessinée : communiquer, raconter, transmettre une vision particulière, livrer un point de vue singulier et capital. Tout au long des années 70, il a cherché à communiquer ce quelque chose qui lui tenait à cœur à travers la bande dessinée, et à l’exprimer de la manière la plus appropriée qui soit. En véritable poète du Neuvième Art, il n’a cessé de rechercher l’innovation formelle qui le conduisit, à l’instar de Rimbaud, à rapporter des visions de l’Inconnu (le dessin de Breccia, au fil des années, sidère littéralement par sa violence viscérale, sans concession, et par son caractère résolument inédit) dans le but de toucher à l’expression la plus pure et la plus juste de l’intime et de l’universel, faisant se télescoper la subjectivité et le miroir du monde.

politique de la représentation

Perramus s’identifie alors logiquement dans la carrière de l’artiste comme un véritable aboutissement, synthétisant toutes ses expérimentations formelles passées pour les mettre au service d’un récit aux résonances personnelles et politiques qui n’avaient jamais été aussi profondes. Cette bande dessinée est construite autour d’un noir et blanc expressionniste qui mêle la netteté graphique de Mort Cinder à l’abstraction inintelligible des Mythes de Cthulhu, et démontre le contraste saisissant que le dessinateur cherche ici à mettre en œuvre : le clair-obscur structure l’ensemble, du dessin au récit lui-même, et jusqu’à la démarche éthique du dessinateur. Car il ne s’agit pas tant ici de rendre compte de l’expérience traumatisante du totalitarisme que d’exprimer l’écrasement de la réalité et l’étouffement de la subjectivité qui s’y rattachent.

Les deux auteurs refusent ainsi la transparence réaliste caractéristique des récits de témoignage ; l’expressionnisme de Perramus se distingue au contraire par l’écart qui existe dans la bande dessinée entre l’objectivité historique et l’affect particulier qu’on veut éveiller chez le lecteur. En effet, Breccia ne cherche pas à représenter la réalité des six années de dictature, il la transforme pour mieux toucher à l’horreur d’une telle réalité. C’est en cela que les essais de l’artiste sur Lovecraft se révèlent extrêmement pertinents et fondateurs pour mettre en images le récit de Sasturain. La volonté de Breccia revient ici à dire l’indicible, à exprimer l’inexprimable, à repousser les limites de la représentation en bande dessinée pour aller au-delà de son incapacité à offrir un témoignage fidèle de son époque. Le caractère intransmissible d’une telle expérience, aussi abominable que tragique, trouve alors un point de convergence avec la littérature fantastico-horrifique de l’auteur de Celui qui chuchotait dans les ténèbres, puisque tous les deux posent des problématiques similaires en termes de représentation et se rejoignent au niveau de la mécanique paranoïaque de la peur. Dans Les Mythes de Cthulhu, le dessin de Breccia reste fidèle à l’expérience de l’innommable qui est au cœur de l’œuvre du romancier américain, où à chaque fois « le monstre est au-delà de toute description possible » et où « il n’existe aucune langue applicable à cet abîme d’horreur immémorial » : l’artiste transmet alors graphiquement l’irreprésentabilité de ce qui est vécu, déchirant la lisibilité du dessin pour ouvrir le regard du lecteur à la découverte de l’abject au-delà de toute figuration. C’est là aussi toute l’ambition de Perramus : donner l’impossible représentation de l’épouvante du totalitarisme, s’attaquer à la dictature militaire en montrant l’altération de la réalité qu’elle impose et le régime de la peur auquel elle participe.

Perramus pose ainsi des questions cruciales en termes de représentation, puisqu’il s’agit d’opposer la singularité d’une vision, une subjectivité reine, à la norme imposée par l’aveuglement insensé d’un régime dictatorial – une planche presque entièrement occupée par une affiche du pouvoir invitant la population à choisir entre « oui » et « oui » dénonce d’ailleurs fort bien l’absurdité de ce fonctionnement déraisonnable, où l’absence de choix sous-tend une résignation contrainte, à laquelle la bande dessinée oppose un « non » des plus éloquents, un refus et une résistance qui filtrent à chaque case. Le dessin fonctionne alors comme une expression exacerbée de soi, tranchant au milieu d’un contexte qui tend plutôt à étouffer toute forme d’individualité. C’est tout le sens qu’on peut donner au qualificatif « baroque » en parlant de l’art de Breccia, puisque celui-ci se caractérise bien par ses excès et son exubérance, modelant un imaginaire saisissant et effrayant, débordant littéralement du cadre de la réalité, pour imposer à la rectitude d’une pensée totalitaire son envers le plus désespérément délirant. Perramus peut donc se lire comme une application de la morale contenue dans la dernière saynète du Dracula de 1982. Le prince des ténèbres s’y nourrissait du sang d’Edgar Allan Poe et se retrouvait contaminé par tout l’opium qu’a ingéré sa vie durant l’écrivain américain ; il s’agit d’empoisonner la voracité sanguinaire du régime en lui injectant la vision fantastique des horreurs qu’il inspire, l’intoxiquer de sa propre folie, l’infecter du cauchemar qu’il a fait naître.

Même au niveau du récit, cette question de la représentation est déterminante. Dans le deuxième volet de Perramus, le héros et ses compagnons ont pour mission de sauver une ville qui est en train de s’effacer de la réalité et de disparaître. Ce péril fantasmagorique fait clairement allusion à l’oppression dévastatrice du système qui étouffe l’identité du pays. Le rôle de Perramus (et par là même celui de Breccia) est de restaurer cette réalité, de la défendre, de la rendre de nouveau visible. Breccia offre alors comme bouclier à l’anéantissement provoqué par la junte militaire la puissance évocatrice du dessin, mettant au diapason sa démarche artistique et les enjeux du récit : « J’ai réalisé Perramus au lavis, avec plein de nuances de gris, parce que Buenos Aires, pendant la répression s’éteignait ; les teintes nettes, le noir et le blanc, disparaissaient. La ville devenait grise, perdait son âme » [4]. Pour le héros comme pour le dessinateur, il s’agit donc de sauver l’âme de Buenos Aires, l’âme de l’Argentine, de la rendre de nouveau perceptible, de lui redonner une image dans laquelle s’incarner.
Lorsque le danger de la dictature sera écarté, cette volonté restera toujours aussi sensible, comme au quatrième tome de ce récit, intitulé ironiquement Dent pour dent, dans lequel les personnages ont pour tâche de reconstituer le sourire irréprochable de Carlos Gardel, fameux chanteur compositeur de tango et icône populaire de l’Amérique Latine. Pour que l’Argentine retrouve espoir, Perramus et ses amis se mettent à parcourir le monde dans le but de retrouver les dix dents manquantes qui leur permettront de compléter ce sourire légendaire. On perçoit bien toute la portée de ce symbole, représentant l’identité culturelle argentine : le sourire est à la fois vecteur de renaissance pour le pays meurtri mais aussi incarnation de son essence. Sa reconstitution (pour les personnages) et sa représentation (pour Breccia) se donnent comme les bases de la reconstruction du pays.

clefs de l’image

On perçoit à ce propos toute la dimension allégorique de Perramus. Depuis toujours, on sait que l’allégorie constitue l’arme par excellence du contre-pouvoir, en même temps qu’un piège rêvé pour la censure. Que ce soit au niveau de sa démarche stylistique ou en ce qui concerne le récit qui y est développé, la bande dessinée de Breccia et Sasturain repose entièrement sur ce procédé qui transforme la réalité pour en donner une image plus juste encore, plus frappante, car elle en saisit toute l’essence, l’idée plutôt que la lettre. Il n’y est par exemple pas directement question de Buenos Aires, mais d’une ville imaginaire nommée Santa-Maria. À ce propos, on a déjà fait remarquer plus tôt que le danger de dissolution de cette ville représente de manière évidente l’action malfaisante du régime sur le quotidien des Argentins. La représentation des hommes de la junte militaire est elle-même plus figurée que rationnelle : il s’agit de spectres qui affichent tous le même visage squelettique et la même silhouette décharnée, réduisant l’image du pouvoir à une hydre fantomatique et mortifère.
Les péripéties et les rebondissements affichent ainsi un revers toujours symbolique, dont le but consiste tout à la fois à dénoncer l’infamie d’une tyrannie et à réaffirmer la suprématie de la patrie argentine, en en déclinant tous ses aspects valorisants. C’est pourquoi il est constamment question d’emblèmes attachés à la culture du pays, comme le football, qui occupe le récit le temps d’un épisode mémorable [5]. Concrétisant l’antagonisme entre la probité d’un sport populaire et la malhonnêteté criminelle du régime, le match mis en scène dans la bande dessinée montre à quel point l’identité nationale est écrasée durant les années de plomb, mais aussi comment la contestation est capable de surgir de l’affirmation de cette identité-même, finalement inaliénable : à l’issue de la rencontre, truquée évidemment en faveur de la junte militaire, un des personnages principaux jettent le ballon à la tête d’un agent de l’autorité et déclenche ainsi une véritable émeute parmi les spectateurs.

Entre autres étendards de l’Amérique Latine qui servent à reconstruire la psyché malmenée du pays et à mener l’entreprise dictatoriale à sa perte, la culture littéraire occupe une place prépondérante dans la bande dessinée. D’abord, un des personnages principaux au cœur de l’action de Perramus n’est autre que Jorge Luis Borges lui-même, qui est élevé ici au rang de chef de la résistance, que le héros et ses compagnons protègent et qui les conseille dans leurs missions. (Faut-il le dire ? L’auteur de Fictions et de L’Aleph n’a, hélas, pas tenu semblable rôle dans la réalité.) L’érudition légendaire de l’écrivain, ainsi que tout le travail qu’il a mené sa vie durant sur l’imaginaire, l’illusion et les réalités alternatives en font un des éléments-clés de la bande dessinée, invitant par sa seule présence à une lecture double et interprétative du récit et de ses allégories, incarnant la figure d’un guide pour Perramus et ses compagnons mais aussi pour le lecteur. De plus, elle place la création artistique comme pivot de la contestation politique dans le pays, d’autant qu’elle est montrée de manière extrêmement méliorative, faisant de Borges presque un oracle, une effigie suprême de l’Argentine. Les auteurs n’hésitent pas à transformer les faits historiques dans ce but : dans Perramus, le héros et ses amis conduisent Borges en Suède pour qu’il y reçoive le prix Nobel de littérature, qu’il avait refusé dans la réalité – comme si la fiction devait rendre justice aux manquements du réel…

L’auteur colombien Gabriel García Márquez – lui bel et bien nobélisé dans la réalité – jouera à son tour un rôle dans l’épisode de Dent pour dent, trahissant le patronage fantasmagorique sous lequel se place la bande dessinée : immense écrivain, García Márquez est le père du mouvement littéraire répondant au nom de « réalisme magique », qui situe la création littéraire sur une ligne de partage flottante entre la réalité et le surnaturel, tout comme l’est finalement Perramus. De multiples références littéraires vont dans ce sens, comme, déjà cité, le nom de la ville menacée de disparition : Santa Maria renvoie à l’œuvre de Juan Carlos Onetti, dont tous les livres prennent pour décor cette même cité imaginaire, « labyrinthe parcouru de fantômes voraces, hanté de rêves sordides, paradis des affaires véreuses, carrefour des tripots, terre promise de la supercherie, glorieuse de désirs inassouvis qui tuent ses habitants aussi souvent que l’alcool qui y coule à flots. Santa Maria, c’est Montevideo ou Buenos Aires, où échouent les errants du monde entier en quête de fortune, d’identité, d’oubli. » [6]

mémoire et identité

Cette évocation de Santa Maria rappelle d’ailleurs directement la condition du personnage principal, qui lui-même s’est réfugié dans l’oubli pour échapper au poids de la culpabilité. On a dit plus haut que tout l’enjeu de la bande dessinée résidait dans la réincarnation de l’identité argentine, la volonté de lui redonner une image, d’en rétablir la représentation juste et libre ; cela vaut aussi pour Perramus lui-même. L’homme a abandonné sa mémoire et son histoire dans les bras d’une prostituée (symbole de la versatilité), et devient aussitôt un antihéros dont la caractéristique principale est la lâcheté. L’allégorie renvoie alors implicitement à la population argentine dans son ensemble, qui s’est contentée dans la plupart des cas de fermer les yeux face à la réalité et qui a sacrifié son identité aux exigences de la dictature. Comme Perramus, les citoyens argentins se sont « oubliés », ils ont remisé leur personnalité, ils ont laissé l’uniformisation vorace de la pensée prendre le pas sur leur subjectivité. Et c’est ce que la bande dessinée, en même temps que son héros, tente de reconquérir. Le personnage relaie alors avec ambivalence plusieurs rôles, comme autant de personnifications des différentes postures à prendre face à la tyrannie, leur succession le conduisant progressivement vers la rédemption : la victime (il est traqué au début de l’histoire), le traître (il abandonne ses compagnons de lutte), l’exilé (il s’enfuit de l’Argentine en avion) et le résistant (il se rachète en aidant Borges) [7].
Son nom lui-même s’avère très chargé en termes de symbole : n’ayant plus d’identité, le héros choisit pour pallier cette absence le nom de la marque de l’imperméable qu’il porte, très répandue en Argentine : « perramus », donc. Alors, à la façon d’une synecdoque, le personnage n’est plus qu’associé à un vêtement sans corps, une enveloppe vide, une forme creuse qu’il s’agit donc de remplir pour lui faire retrouver son identité humaine – encore une fois le récit rejoint la problématique de la représentation et la difficulté à donner une figure pleine à ce qui n’en a plus ou qui n’en a jamais eu. La quête identitaire de Perramus reflète celle de l’Argentine elle-même, perdue au terme de six années de souffrance, et la bande dessinée se fait l’instrument d’un nécessaire et double travail de mémoire : d’abord la mémoire de la patrie argentine et de ses fondements, et la mémoire du supplice que le pouvoir a pu faire endurer à son peuple.

Perramus a remporté en 1989 le prix d’Amnesty International pour la meilleure œuvre en faveur des Droits de l’Homme – c’est dire l’importance de cette bande dessinée qui peut se lire à l’aune d’un triple bilan : bilan personnel pour Breccia, qui a vu certains de ses amis disparaître sous la dictature (Perramus est explicitement dédié à Hector Oesterheld), bilan artistique de son œuvre (qui est synthétisée pour les besoins du présent récit), et bilan politique pour l’Argentine (à travers la commémoration qu’elle implique). Et ce n’est sans doute qu’une coïncidence, mais « perramus » signifie aussi en latin « pyramide » ; or, une pyramide symbolise deux choses conjointes : d’un côté la mort, et de l’autre la vie ; d’une part un tombeau, et d’autre part l’ascension vers le sommet, point de renaissance à l’Unité primordiale, d’où rayonne la manifestation du monde qui nous entoure. Perramus peut être considéré de cette manière : c’est à la fois le tombeau des années de plomb et la quête d’une renaissance de l’identité argentine.

Nicolas Tellop

[1] Extrait d’un entretien avec Carlos Trillo réalisé par Latino Imparato, publié dans l’album Buscavidas, éd. Rackham, 2001.

[2] Alberto Breccia, dans Ombres et Lumières, éd. Vertige Graphic, 1992.

[3Bang !, No.10, page 4 à 7 – trouvable sur internet à l’adresse http://www.alberto-breccia.net/un-autor-de-hoy-alberto-breccia/

[4Ombres et Lumières, op. cit.

[5] Il faut noter de Juan Sasturnain est lui-même un ancien joueur de football et qu’il livre encore aujourd’hui des chroniques footballistiques très appréciées.

[6] Présentation de la ville par son auteur pour le recueil de nouvelles Les Bas-Fonds du rêve (1981).

[7] La figure de Borges structure à nouveau le récit à ce niveau-là, puisque cette condition ambivalente du personnage principal n’est pas sans rappeler le titre d’une de ses nouvelles extraite du recueil Fictions : « Thème du traitre et du héros ».