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la « cordée » breccia-oesterheld (1958-1969)

Emilie Fabre

[juin 2013]

Présenté à Héctor Oesterheld lors d’une fête chez Hugo Pratt à Acassuso, dans la banlieue de Buenos Aires, Alberto Breccia a toujours considéré cette rencontre comme l’un des épisodes les plus marquants de sa carrière de dessinateur. Il explique, dans un entretien accordé à Latino Imparato un an avant sa mort, que c’est à partir de sa première collaboration avec le célèbre scénariste et éditeur argentin qu’il a commencé « à changer dans [sa] tête le concept qu’[il] avait du dessin [1] ».

l’époque frontera

Lorsque Breccia débute à Frontera à la fin des années 1950, il vient gonfler les rangs de l’équipe de dessinateurs talentueux que compte déjà la toute jeune maison d’édition fondée par les frères Jorge et Héctor Oesterheld. Il y côtoie à la fois Arturo Del Castillo, Carlos Roume, Fransciso Solano López et Hugo Pratt, artistes en vogue dans le milieu de l’historieta portègne à cette époque, et des jeunes dessinateurs débutants comme José Muñoz et Lito Fernandez. Frontera, selon les dires de l’un de ses fondateurs [2], serait née de l’envie de faire des petits livres en profitant du renom et du prestige accumulés grâce aux scénarios et personnages produits pour les éditions Abril, comme Sergent Kirk et Bull Rocket, et de poursuivre, dans un second temps, des collaborations fructueuses avec une petite bande de dessinateurs. Avant de se lancer dans l’aventure avec Frontera, Héctor Oesterheld avait en effet déjà derrière lui de nombreuses années d’expérience comme scénariste pour Editorial Abril [3], une importante maison d’édition créée en Argentine par l’italiano-américain César Civita, alors représentant de la compagnie Walt Disney en Amérique du Sud.

L’attrait pour la chose écrite s’exprime très tôt chez Oesterheld (né la même année que Breccia, à Buenos Aires), notamment à travers une passion précoce et dévorante pour la littérature. Il ne cessera d’ailleurs de puiser une grande partie de son inspiration dans les livres écrits par des auteurs qui ont fortement imprégné son enfance : Salgari, Defoe, Stevenson et Verne, pour en citer quelques-uns. Géologue de formation, Oesterheld publie un premier récit à l’âge de 25 ans dans le supplément littéraire du quotidien La Prensa et poursuit son travail au sein des maisons d’édition Abril et Códex, où il est chargé de rédiger des ouvrages de vulgarisation scientifique, principalement dans le domaine des sciences naturelles. À partir de 1951, il se tourne vers l’écriture de scénarios de bande dessinée en participant aux nouvelles revues d’aventure publiées par Abril. C’est dans les hebdomadaires Cinemisterio et Misterix que l’on découvre pour la première fois son talent de conteur et sa prodigieuse imagination, avec les histoires d’Alan y Crazy, en collaboration avec le dessinateur Zoppi, les personnages du détective Ray Kitt et du célèbre Sergent Kirk, sous la plume et le pinceau d’Hugo Pratt, ainsi qu’avec Bull Rocket, dessiné, entre autres, par Solano López.

La suite est connue : Oesterheld quitte Abril en 1955 pour se lancer dans une aventure plus personnelle en fondant sa propre maison d’édition, en partenariat avec son frère Jorge. Dans un premier temps, Frontera publie des « romans » basés sur des aventures en bande dessinée qui passionnent les lecteurs argentins. Porté par l’enthousiasme de leur public, les frères Œsterheld lancent deux ans plus tard leurs propres revues de bande dessinée, Hora Cero et Frontera, après avoir préalablement négocié avec César Civita les droits des personnages créés sous l’ère Abril. Dans cet arrangement à l’amiable, qui signe la véritable naissance de Frontera, les deux parties décident du sort des personnages les plus populaires : Bull Rocket reste chez Abril tandis que Sergent Kirk passe aux mains de la nouvelle maison d’édition. Dès les premières parutions, les deux revues mensuelles de Frontera rencontrent un énorme et fulgurant succès. Elles sont rapidement suivies d’un hebdomadaire, Suplemento Semanal Hora Cero, et de deux hors-séries bimensuels [4], Frontera Extra et Hora Cero Extra, publiés en grand format. Les revues mensuelles se différencient de la production contemporaine par une formule novatrice : les épisodes de chaque série se terminent dans le numéro même, s’écartant ainsi du traditionnel « à suivre ». Le supplément hebdomadaire de Hora Cero, quant à lui, perpétue cette forme narrative du feuilleton, très à la mode à l’époque avec un premier numéro, daté du 4 septembre 1957, qui inaugure la saga de L’Eternaute, dessinée par Solano López, laquelle connaîtra un triomphe sans précédent dans l’histoire de la bande dessinée argentine [5].


Comment expliquer l’engouement suscité par les revues de Frontera ? Le concentré de dessinateurs talentueux, maîtres du noir et blanc comme Del Castillo ou Pratt, n’y est certainement pas étranger ; mais la clef principale de ce succès réside, à mon sens, dans la personnalité et le travail monstre réalisé par Héctor Oesterheld. Il semble être le seul chef à bord : directeur et éditeur, il passe la majeure partie de son temps à assurer l’écriture du scénario de presque toutes les séries qui paraissent, au rythme de quelques pages par semaine ou par mois, dans les cinq revues de Frontera [6]. Ainsi, unique scénariste attitré de la maison, il pose les bases d’une autre manière de faire et de publier l’historieta, où ses propres exigences scénaristiques entrent en parfaite résonance avec la liberté et la virtuosité graphique que manifestent les dessinateurs de la maison. Les différentes revues estampillées Hora Cero, hebdomadaire, mensuelle et « extra », frappent par l’attention accordée à l’histoire – Oesterheld répétera d’ailleurs toute sa vie que la seule chose qui lui importe, c’est de raconter une bonne histoire – et à la création de personnages forts, loin des héros stéréotypés imposés par la bande dessinée de l’époque. « Pour [Oesterheld], confiera Alberto Breccia en 1992, dans la vie, les choses ne sont pas si simples, si nettes. Il n’y avait pas simplement le bien opposé au mal : il y avait des nuances, des gris. Les hommes pouvaient être en même temps bons et méchants : des hommes en chair et os. (…) Avec Oesterheld le héros s’humanise : fort et faible, courageux et lâche, bon et méchant en même temps [7] ». Cette nouvelle conception d’un personnage « en chair et en os » trouve sa plus belle illustration dans la création d’Ernie Pike [8], correspondant de guerre profondément humain, inspiré de la vie d’Ernie Pyle, dont le visage dessiné par Pratt évoque les propres traits du scénariste. Avec du recul, il est aisé de reconnaître que le groupe d’artistes, qui a pris part à la courte aventure éditoriale de Frontera, Oesterheld en tête, a contribué à l’éclosion d’une période d’effervescence et de renouvellement autour du neuvième art, et peut-être même à l’avènement d’une véritable bande dessinée d’auteurs en Argentine.

les collaborations dans hora cero : sherlock time et docteur morgue

Revenons aux débuts de Breccia à Frontera. À la fin de l’année 1958, Héctor Oesterheld propose à Breccia de dessiner une nouvelle série dont il a écrit le scénario, Sherlock Time. A ce moment-là, le dessinateur, âgé de 39 ans, s’est déjà assuré un certain renom dans le milieu artistique portègne avec la série policière Vito Nervio, que les lecteurs argentins ont pu retrouver chaque semaine dans la revue Patoruzito, dirigée par Dante Quinterno. En entrant chez Frontera, Breccia saisit l’opportunité de se libérer de cette série qu’il dessine depuis 1946 et de se frotter à de nouveaux scénarios. Comme le personnage éponyme de Vito Nervio, Sherlock Time est un détective – endossant parfois le rôle du véritable aventurier dans certains épisodes – qui enquête avec son fidèle partenaire Julio Luna, duo inspiré de celui formé par Holmes et Watson chez Arthur Conan Doyle, à ceci près que les personnages imaginés par Oesterheld disposent d’une aptitude singulière, celle de pouvoir voyager dans le temps. Mêlant intrigue policière et science-fiction, Sherlock Time est une série qui reste très méconnue dans le monde franco-belge, ayant été peu traduite en français et en anglais [9].
Cette première collaboration entre Breccia et Oesterheld, longue de plus de 140 pages parues tout au long de l’année 1959 dans Suplemento Semanal et Hora Cero Extra, peut être considérée comme le début de l’émancipation du style du dessinateur par rapport aux modèles en vigueur dans la bande dessinée d’aventures nord-américaine. De Vito Nervio à Sherlock Time, un changement dans son dessin s’opère de façon radicale, comme si Breccia avait fait exploser sur le papier ses idées et donné libre cours aux ambitions qui macéraient en lui depuis trop longtemps. Contraint de dessiner Vito Nervio tous les jours pendant plus de quinze ans, sans pouvoir modifier son style sous peine de s’attirer les foudres de l’éditeur, Breccia découvre à Frontera une liberté d’action qui va le mener à changer son approche du dessin et à emprunter des voies graphiques originales. Le traitement réaliste des personnages et du décor, le découpage dynamique de Vito Nervio – directement issus des bandes d’Alex Raymond et plus encore de Milton Caniff – s’effacent dans les épisodes de Sherlock Time au profit d’un trait plus souple, qui se gorge de vie et de matière, et d’une ambiance qui naît des contrastes entre le noir et le blanc.

Contemporaine de Sherlock Time, la seconde collaboration de Breccia et Oesterheld, Docteur Morgue, va dans le même sens. Bien que le tracé net et précis rappelle encore le style nord-américain, elle témoigne du déplacement qui s’opère dans le dessin de Breccia, particulièrement visible dans la manière dont l’artiste appose l’encre sur le papier pour en exploiter différents effets. Cette création, qui ne compte qu’un seul épisode publié dans un numéro de Hora Cero Extra en juin 1959, tourne autour du personnage de Docteur Morgue, médecin légiste à la personnalité complexe – on reconnaît bien ici la patte d’Œsterheld, c’est ce même type de personnage qui a contribué au succès des histoires de Hora Cero – qui, sous une carapace froide, mystérieuse et inquiétante, en partie liée à sa profession médicale, cache une grande sensibilité et beaucoup d’empathie envers les problèmes des vivants. La version française de cet unique épisode a paru dans le mensuel Charlie en mars 1978.

Si l’on se concentre uniquement sur la dimension graphique, les séries Sherlock Time et Docteur Morgue frappent d’emblée par l’attention que Breccia accorde au traitement des corps et du décor, ainsi qu’au rendu des différentes textures. Visuellement, ces deux séries ne souffrent en rien de la comparaison avec les succès du moment, tels Randall the killer, un western esthétisant dessiné par Del Castillo, rehaussé de hachures, et Ernie Pike, où le style impressionniste du futur créateur de Corto Maltese commence à s’exprimer. Breccia modèle désormais le corps de ses personnages à l’aide de violents contrastes, de chocs entre un blanc éblouissant et un noir impénétrable. Ses atmosphères se font plus lourdes, plus inquiétantes : les objets et les corps se retrouvent plongés dans une obscurité opaque, partiellement trouée par une ou deux petites sources de lumière. Il fait surgir les visages de l’ombre ; figés dans l’espace d’une case, ils prennent l’apparence de masques morbides et effrayants. Que se soit en intérieur ou en extérieur, le plaisir que Breccia éprouve en dessinant des scènes crépusculaires et nocturnes va être de plus en plus palpable au fil de ses collaborations avecOesterheld.

Jouant sur l’épaisseur du trait et la quantité d’encre sur son pinceau, Breccia traite d’une façon sensible et vibrante les textures en jeu dans ses vignettes, à l’image de certains détails anatomiques et vestimentaires des personnages de Docteur Morgue : le tissu moucheté de la veste de l’Inspecteur Sullivan, ou les cheveux crépus de Sammy, l’assistant noir du Docteur. Le rendu est tout simplement saisissant. Cette manière de procéder est portée à son extrême dans l’un des épisodes de Sherlock Time publié la même année, intitulé « Hagan Juego » (« Faites vos jeux »). Prenant le prétexte de représenter un univers extra-terrestre, Breccia utilise le décor et la végétation comme un véritable laboratoire de recherche graphique dans lequel il aurait épuisé toutes les façons de tracer un trait. Les rochers, les arbres et les différentes variétés de plantes et de fleurs se déploient en plusieurs mouvements tortueux, en imitant des arabesques et des motifs floraux, dessinés par petites touches, à la manière des pointillistes. Porté par la volonté de pousser plus loin ses expériences, Breccia donne la singulière impression de montrer au lecteur ce que cet environnement exotique est vraiment, un simple « décor de papier » fait d’encre de Chine, comme si le dessinateur avait « caressé la planche avec son bâton-pinceau [10] » dans tous les sens et de toutes les manières possibles, et qu’il en avait aimé le résultat.

les rapports entre scénariste et dessinateur : le cas de mort cinder

L’abandon de la série Docteur Morgue dès le premier épisode semble présager des difficultés financières que doit affronter Frontera à la fin de l’année 1959. Certains dessinateurs quittent la maison d’édition pour trouver une meilleure rémunération chez les concurrents directs d’Oesterheld tandis que d’autres, poussés par l’instabilité politique et économique de l’Argentine, partent à l’étranger, à l’instar de Pratt qui retourne en Italie dès 1962 après avoir passé un an au Brésil. Malgré la faillite de Frontera, deux maisons d’édition, celle d’Emilio Ramírez puis Vea y Lea, continueront de publier jusqu’en 1963 les revues du groupe dans lesquelles Oesterheld signera toujours une partie des scénarios. Mais la disparition de Frontera ne se solde pas par la fin de l’amitié ni de la collaboration entre Oesterheld et Breccia, bien au contraire. Tout deux accaparés par une activité aussi dense que variée – les deux hommes se voient dans l’obligation de travailler dans plusieurs maisons d’édition et d’accepter plusieurs commandes en même temps pour gagner leur pain –, ils décident néanmoins de continuer à travailler ensemble. Selon la légende, réunis autour d’un bifteck, leur troisième grande collaboration [11] naît d’une idée un peu floue lancée par Oesterheld à son complice sur l’histoire d’un type qui ressusciterait [12].

Avec Mort Cinder, la nature des rapports scénariste-dessinateur se modifie entre les deux hommes. Pendant la période Frontera, et à la différence d’un duo contemporain comme Muñoz et Sampayo, Œsterheld ne pouvait entretenir une relation fusionnelle avec ses dessinateurs, principalement pour des raisons matérielles. Au grand nombre de scénarios à gérer simultanément s’ajoutaient d’abord un cruel manque de temps lié aux impératifs d’une publication régulière, puis la distance géographique qui séparait les membres du groupe, habitant pour la plupart en périphérie de la capitale argentine. Dans un entretien accordé à Carlos Trillo et Guillermo Saccomanno, Oesterheld a expliqué qu’il écrivait le scénario et l’envoyait au dessinateur, mais qu’ensuite ce dernier était libre de respecter ou non le découpage et le contenu des cases. À ce propos, il ajoute, avec un peu d’amertume, que « personne n’a fait ni ne fera jamais l’histoire des très bonnes séquences conçues par les scénaristes et que les dessinateurs n’ont pas respecté. Ça, personne ne le raconte [13]… ». Oesterheld a aussi pour habitude d’écrire des scénarios destinés à des dessinateurs précis. Seulement, ces derniers n’interviennent jamais dans l’écriture du scénario ou, du moins, n’ont pas d’influence majeure sur le déroulement de l’histoire. À partir de Mort Cinder, sa collaboration avec Breccia prend une autre forme et se différencie de ses habituels rapports avec les dessinateurs. Le dialogue se noue autour des difficultés qui surgissent, tant au niveau de l’intrigue que de la représentation graphique de cette histoire très ancrée dans le genre fantastique. Traversant une période difficile, surchargé de travail, Oesterheld n’a pas le temps de penser à son scénario et Breccia peine à trouver la forme de Mort Cinder, personnage mystérieux qui ne peut pas mourir.
Publiés dans la revue Misterix – qui appartient désormais à la maison d’édition Yago – à partir de septembre 1962, les premiers épisodes de Mort Cinder font écho aux circonstances tumultueuses de sa création. Au-delà du choc visuel, l’histoire met du temps à se mettre en place. Du propre aveu d’Oesterheld, il écrit mécaniquement, improvise le scénario au fur et à mesure, accumule des effets pour gagner du temps [14]. Pourtant, ces lacunes et ces hésitations sont mises en scène par une telle virtuosité, servies par une esthétique du noir et blanc qui s’exprime avec une radicalité et une intensité si extraordinaires, qu’elles semblent intentionnelles. Breccia prend complètement part à l’histoire qui, une fois dessinée, trouve un nouvel élan, tout en insufflant une force nouvelle aux mots « inquiétude » et « indétermination ». Le tenant en haleine et jouant avec ses nerfs, le dessinateur immerge entièrement le lecteur dans des atmosphères plus ou moins menaçantes en fonction de l’issue du combat entre le noir et le blanc.
Sans l’ombre d’un doute, le véritable protagoniste de ce prologue est l’ambiance, asphyxiant le personnage de l’antiquaire londonien Ezra Winston, lequel, dépassé par les événements, est une sorte de Julio Luna vieilli qui arbore les propres traits du dessinateur. Cette lutte acharnée entre les ténèbres et la lumière évoque métaphoriquement le combat que livre Breccia avec la matière pour en extraire le protagoniste principal de Mort Cinder. Poursuivant ses recherches stylistiques entamées dans Sherlock Time et Docteur Morgue, Breccia se retrouve devant un défi de taille : il se doit d’inventer graphiquement cet être « de l’entre-deux », appartenant à la fois au monde des morts et celui des vivants. Finalement, au bout d’une trentaine de pages, le temps nécessaire à Breccia pour se mettre pleinement dans l’ambiance, le visage et le corps de l’Immortel jaillissent, non sans difficulté, de la matière même de l’encre noire. Traité comme dans un film expressionniste allemand, Mort Cinder est modelé par un jeu de contrastes violents avec l’éclairage, laissant apparaître des traits indéfinissables et penchant vers l’abstraction.

Mort Cinder, qui paraît jusqu’au début de l’année 1964, connaît un important succès et permet à Breccia de se faire connaître d’un plus large public. Très appréciée en Europe, bénéficiant d’une aura critique importante, l’œuvre est le résultat d’une fusion artistique réussie : le trait virtuose, sensible, et la maîtrise du noir et blanc de Breccia entrent ici en résonance intime avec l’imaginaire et la noirceur des paysages intérieurs d’Oesterheld. Grâce à cette œuvre, les liens entre Oesterheld et Breccia s’en trouveront renforcés : ils poursuivront sur leur lancée avec des collaborations plus politiques et engagées comme La Vie du Che et L’Éternaute (deuxième version), à la fin des années 1960. Bande dessinée audacieuse et introspective, dotée d’une grande maturité graphique, Mort Cinder marque aussi le début des expérimentations du dessinateur. C’est à cette période-là qu’il commence à utiliser le procédé, désormais célèbre, de la lame de rasoir, pour produire le décor qui entoure l’étrange duo formé par Ezra et Mort. Dans une vidéo, Breccia a livré le secret de sa trouvaille : « J’ai découvert cette technique. Je ne veux pas passer pour un inventeur mais, en me rasant j’ai vu le savon sur la lame qui caressait mon visage et qu’on pouvait s’en servir de spatule. J’étais en train de dessiner Mort Cinder et je me suis servi de cette technique pour dessiner les montagnes. À partir de ce moment-là, j’ai continué cette façon de faire et d’autres l’ont utilisée [15] »

le début des expérimentations

Si Breccia considère sa rencontre avec Oesterheld comme l’un des événements les plus importants de sa carrière, c’est avant tout parce leur collaboration coïncide avec le début de l’épanouissement de son style et se termine sur une frénésie d’expérimentations graphiques. Alors que Sherlock Time et Docteur Morgue témoignent d’un changement de style et d’une progressive libération par rapport aux codes esthétiques nord-américains, Alberto Breccia brise dans Mort Cinder et, encore plus visiblement, dans L’Éternaute de 1969, les conventions qui corsètent le monde de la bande dessinée. En quête de solutions graphiques en complète adéquation avec le sujet traité, le dessinateur n’hésite pas à s’approprier certaines techniques et propositions plastiques issues des pratiques du monde artistique de l’époque. S’inspirant des peintres des mouvements expressionnistes européens et américains pour rendre compte de l’atmosphère fantastique de Mort Cinder, Breccia ne se limite plus aux instruments traditionnels du dessinateur, le crayon et le pinceau, comme le révèle l’utilisation de la lame de rasoir. Sur le modèle de l’artiste nord-américain Jackson Pollock, adepte de l’Action Painting, le dessinateur portègne privilégie une certaine improvisation et spontanéité du geste, visibles dans les tracés et la combinaison des formes qui composent les planches de Mort Cinder.

Le désir d’expérimentation d’Alberto Breccia et l’usage affirmé de procédés inédits pour l’époque s’exprimeront avec le plus de radicalité dans la seconde version de L’Éternaute. Toutes deux écrites par Oesterheld, les deux versions du même scénario, à une dizaine d’années d’intervalle, se présentent l’une et l’autre comme une histoire de science-fiction assez traditionnelle. Le début se résume en quelques lignes : un soir, un scénariste de bande dessinée voit apparaître dans la pièce où il travaille un étrange personnage qui commence à lui raconter son histoire. Le personnage en question, Juan Salvo, surnommé l’Éternaute, fait débuter ses aventures à Buenos Aires, dans sa propre maison, avec sa femme et sa fille. Alors qu’il joue aux cartes avec trois de ses voisins, une neige mortelle se met à tomber, tuant toute personne qui se retrouve en contact avec elle. Isolé, le groupe apprend que la neige est envoyée par des extra-terrestres qui s’apprêtent à envahir la Terre.

La seconde version, dessinée par Breccia, allait provoquer un scandale en raison de son aspect trop « expérimental ». En effet, les épisodes de L’Éternaute ont seulement été publiés pendant trois mois, à la fin de l’année 1969, au rythme d’un par semaine, dans la revue réactionnaire Gente, qui souhaitait alors profiter du succès de la version antérieure, laquelle avait passionné le public argentin dans la revue Hora Cero. Visuellement, un gouffre infranchissable sépare les deux versions. Alors que le trait clair et précis de Francisco Solano López dépeint un monde en noir et blanc immédiatement lisible, Breccia plonge le lecteur dans un univers hostile empreint d’une « inquiétante étrangeté », aux contrastes aveuglants provoqués par l’assemblage de différentes tonalités de noir, de blanc et de gris.

En réponse à un scénario plus engagé et contestataire [16], Breccia déploie alors une large palette de techniques et de propositions graphiques avant-gardistes, qui ont fortement déstabilisé le public argentin et contribué à l’arrêt prématuré de la série. La ville de Buenos Aires se présente sous un visage méconnaissable, altérée par l’épaisse couche de neige opaque qui la recouvre, par la répétition de mêmes motifs et par l’intégration de morceaux bruts de photographies découpées dans la presse argentine. L’utilisation du collage date de la série noire Richard Long, une autre collaboration entre Breccia et Oesterheld inédite en français, parue dans le supplément bande dessinée de la revue Karina en 1966. Démarrant sur la rencontre de deux tueurs à gages qui ont reçu la même mission de tuer l’autre, Richard Long annonce déjà, à travers la présence de papier collés où les différents plans se confondent, l’atmosphère cauchemardesque de la seconde version de L’Éternaute.
Une autre des singularités graphiques de cette bande dessinée de 1969 est le choix clairement affiché par le dessinateur de ne pas se limiter à l’art figuratif. En engendrant pour la première fois des monstres « sans formes » − ces extra-terrestres que Solano López figurait sous les traits de cafards géants dont l’allure était suffisamment familière pour ne pas perturber les habitudes du lecteur −, Breccia s’engage dans la voie de l’abstraction et donne véritablement à voir autre chose. De cette manière, il refuse d’imposer sa propre représentation de ces monstres et souhaite que le lecteur « y ajoute du sien : qu’il utilise cette base informe (…) pour y greffer ses propres frayeurs, sa propre peur [17] ».

Convaincu du résultat malgré les nombreuses et sévères critiques de la part des éditeurs et du public qui pleuvent sur cette œuvre inachevée, Alberto Breccia n’hésitera pas à réutiliser l’ensemble des expérimentations de L’Éternaute dans ses futures productions dessinées. En effet, cette seconde vision, plus radicale et désespérée que la précédente, en violent écho avec la situation politique argentine, porte déjà en son sein les mondes lunaires et les atmosphères de terreur cosmique des adaptations fantastiques de Lovecraft, Les Mythes de Cthulhu. L’Éternaute incarne aussi la fin de la « cordée » Breccia-Oesterheld. Après la disparition de son compagnon de route sous la sanglante dictature militaire de Videla au début des années 1970, Alberto Breccia se tournera vers la transposition en bande dessinée de textes d’écrivains de la fin du XIXe et du début du XXe car, assène-t-il à la fin de sa vie, « les bons scénaristes sont rares. »

Emilie Fabre

[1] Alberto Breccia, Ombres et Lumières, entretien avec Latino Imparato, Paris, Vertige Graphic, 1992, p. 14.

[2] Héctor Germán Oesterheld, « El (¿último) gran reportaje (1975) », Oesterheld en primera persona, su vida y su obra, Volumen Uno, Ediciones La Bañadera del Comic, Buenos Aires, 2005, p. 18. Cet ouvrage, uniquement disponible en espagnol, est une véritable mine, à la fois précise et fouillée, en ce qui concerne l’œuvre et la vie d’Oesterheld.

[3] À ne pas confondre avec Editora Abril, maison d’édition fondée au Brésil en 1950 par le frère de César, Victor Civita. De nos jours, le groupe brésilien Abril est devenu l’un des plus puissants groupes de médias en Amérique du Sud.

[4] Au bout de quelques numéros, les revues Frontera Extra et Hora Cero Extra passeront à une périodicité mensuelle.

[5] La plupart des informations sur le début du parcours d’Héctor Oesterheld sont tirées du site web de la maison d’édition argentine Historieca, à la page suivante : http://www.historieteca.com.ar/HGO/hgobio.htm

[6] Selon l’ouvrage déjà cité Oesterheld en primera persona…, plus d’une centaine de séries de bande dessinée scénarisées par Oesterheld ont été répertoriées.

[7] Alberto Breccia, Ombres et Lumières…, op. cit., p. 14-16.

[8] Les aventures d’Ernie Pike sont parues régulièrement dans les revues Hora Cero. Plusieurs tomes réunissant les épisodes d’Ernie Pike sont disponibles en français chez Casterman.

[9] Il est à noter qu’un épisode complet de Sherlock Time, « Hagan juego » (« Faites vos jeux »), a été publié et traduit en français dans la revue Neuvième Art, No.3, janvier 1998, p. 50-57. Il se trouve repris dans le présent dossier en ligne. L’intégrale des épisodes de Sherlock Time est disponible en langue espagnole aux éditions Colihue, dans la collection Narrativa Dibujada, « serie del Aventurador », Buenos Aires, 1995.

[10] José Muñoz dans Neuvième Art, No.3, op. cit., p. 50.

[11] J’exclus ici le fruit d’une autre collaboration, Bubito y Panduro (1959), série destinée à la revue pour enfants Papito me cuenta, des éditions Frontera, dont les principaux protagonistes sont un chien et une souris.

[12] Héctor Germán Oesterheld, « El (¿último) gran reportaje (1975) », op. cit., p.24.

[13Idem, p. 16. Traduction personnelle.

[14Idem, p. 17.

[15Alberto Breccia, vidéo réalisée d’après des extraits des films Portraits d’auteurs : Alberto Breccia, CNBDI, Angoulême, 1992, et Tinta Roja de Carlos E. Mamud, Buenos Aires. Visible à l’adresse suivante : http://pointgmagazine.fr/Video-1-Breccia-par-lui-meme.html.http://pointgmagazine.fr/Video-1-Br...

[16] Alors que la première version fait état d’une invasion extraterrestre à l’échelle mondiale, celle de 1969 nous met face à un continent sud-américain livré aux envahisseurs par les « grandes puissances ». Oesterheld dénonce alors explicitement le joug nord-américain sur l’Argentine et sa participation future à la mise en place de la dictature de 1976. Dans une interview réalisée en 2009 à la galerie Martel à Paris, José Muñoz rappelle la portée quasi prophétique de la version dessinée par Breccia : « Nous nous approchions des règlements de compte généralisés qui éclataient dans mon pays dans les années 1970, de la tuerie militaire organisée par l’État. Et El Eternauta est pris maintenant comme une anticipation de ce qui s’est passé dans le pays. (…) Après, cette histoire a pris, aussi à cause de la mort d’Oesterheld, une atmosphère de présage, d’annonciation de la catastrophe. »

[17] Alberto Breccia, Ombres et Lumières…, op. cit., p. 22-23.