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l’enseignement d’un maître

Pedro Marzorati

[juin 2013]

J’ai été l’un des élèves argentins qu’Alberto Breccia recevait chez lui, tous les samedi après-midi, et auxquels il dispensait son enseignement. J’avais dix-huit ans quand j’y suis allé pour la première fois, et lui près de quatre-vingt. C’était en 1988.

Breccia avait été professeur à l’Ecole Panaméricaine d’Art de Buenos Aires, puis avait été l’un des fondateurs de l’Instituto de Arte. Il avait toujours eu la passion de l’enseignement, le goût d’être parmi les jeunes et de leur transmettre son savoir. À cette époque, il avait encore une dizaine d’élèves, garçons et filles. Il habitait à Haedo, dans la grande banlieue de Buenos Aires, avec sa femme Irma et ses nombreux chats. Je venais, pour ma part, de La Plata (où je fréquentais un lycée des Beaux-Arts), ce qui nécessitait deux heures de train pour me rendre à son cours et autant pour en revenir. Je lui avais soumis ma candidature en envoyant des dessins et il m’avait accepté. Pour moi, Breccia était avant tout l’auteur de Mort Cinder et de l’Eternaute. Je connaissais aussi quelques histoires en couleurs qu’il avait publiées dans Fierro. Je le considérais (nous le considérions tous) comme un maître.

Le cours se déroulait dans son atelier, une pièce de 25 m2 environ. Nous nous réunissions autour d’une énorme table. Chacun amenait le travail réalisé pendant la semaine, mais nous ne dessinions pas sur place. Breccia critiquait notre travail, s’en servait comme d’un point de départ pour parler de dessin, de narration, pour aborder les différents styles. Il ne cherchait pas du tout à nous faire dessiner comme lui : chacun devait suivre sa voie propre. Tout un mur de l’atelier était occupé par les rayonnages de sa bibliothèque, où il puisait des livres de bande dessinée ou de peinture du monde entier pour nous les montrer. Mais la plus grande place était consacrée à la littérature. Breccia nous encourageait à lire, à travailler le plus possible. Quelquefois il s’emparait d’un texte pour réfléchir avec nous à la manière de l’aborder dans la perspective d’une éventuelle adaptation.

Naturellement il nous montrait aussi son propre travail en cours, et le commentait. Il faisait absolument ce dont il avait envie, sans se soucier d’un quelconque marché. Il était le plus honnête possible par rapport à son travail, et nous enseignait à l’être. Ce qu’il dessinait n’était souvent publié que dix ans après, quand une opportunité se présentait.

À l’époque, je dessinais en noir et blanc, avec des surfaces et très peu de traits. Breccia avait des boîtes entières remplies de photos de vieux films argentins en noir et blanc (les photos qui étaient exposées à l’entrée des salles de cinéma) et il s’en servait pour nous enseigner les jeux de lumière, le clair-obscur.

Pendant les deux années où j’ai fréquenté son atelier, il a organisé une exposition collective des travaux de ses élèves, dans un centre culturel de Buenos Aires. Breccia devait quitter ce monde en 1993 et, l’année suivante, quelques-uns de ses élèves allaient créer une revue de bande dessinée, El Tripero, ainsi nommé en hommage au vieux maître qui avait commencé sa vie professionnelle en travaillant dans un abattoir.

Pour ma part, j’ai abandonné la bande dessinée pour travailler dans le théâtre, puis comme plasticien pluri-disciplinaire. Je fais du dessin, de la sculpture, des installations, du land art, mais toujours avec un souci de narration [1]. Je suis venu en France en 1992, en pensant y rester six mois, et j’y suis resté.

Pedro Marzorati

[1] Cf. le site http://pedromarzorati.com