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les ogres

Nicolas Tellop

David B. et Christophe Blain, Hiram Lowatt & Placido, t. 2 : Les Ogres | planche 54 et dernière | album Dargaud, 2000 | 49,4 x 36 cm | encre de Chine sur papier | inv. 003.11.4

[mai 2013]

Western à la lisière du surnaturel, Les Ogres, de David B. et Christophe Blain, explore surtout les limites entre civilisation et barbarie. Hiram Lowatt & Placido, les deux héros, incarnent d’ailleurs symboliquement chaque pôle : l’un est un journaliste érudit et l’autre, un chef indien. Cependant, la frontière n’est pas si nette et les apparences sont trompeuses. À la faveur des péripéties, on découvrira en effet la vraie nature de chacun, ou du moins les limites qu’il est prêt à repousser. Cette dichotomie apparaîtra de manière encore plus nette chez les meneurs des deux groupes qui s’affrontent dans le récit : d’une part le juge, homme policé et figure incarnant l’autorité, symbole de justice et de sagesse, d’autre part le « Glouton », chef d’une meute indigène appelée « le cœur des bêtes », inhumain, sauvage et cannibale.

Mais les rôles se renversent rapidement. Le juge et ses hommes sont en réalité de vrais barbares – pionniers d’abord contraints de se nourrir de la chair des hommes, ils poursuivent ce régime uniquement parce qu’ils y ont pris goût. Glouton et les cœurs de bêtes sont quant à eux des indiens honnêtes, lecteurs admiratifs des aventures de cow-boys justiciers et intègres, et même bons chrétiens ! Leur inquiétante apparence anthropomorphique s’explique par les peaux d’animaux sauvages dont ils se recouvrent. Ainsi, la bande dessinée joue-t-elle ici du motif des apparences trompeuses, puisqu’on voit bien qu’au cœur des bêtes se dissimule en fait une profonde humanité. Le juge retourne cette proposition, car, en ce qui le concerne, le cœur de l’homme dissimule la bête.

La dernière planche des Ogres, en particulier, est empreinte d’une belle mélancolie crépusculaire. On a dit que le renversement des valeurs touchait aussi les deux héros et que si l’indien gardait son intégrité morale, il n’en était pas de même pour le savant journaliste. Séparé de son ami, traqué, perdu au milieu d’une nature hostile et stérile, on comprend qu’il a cédé à l’impensable et qu’il a dévoré le Glouton pour survivre. Il revient dès lors bourré d’une rage bestiale, torturé par son crime, répercutant son dégoût de lui-même dans sa haine pour le juge. Ainsi, Lowatt n’est plus le même qu’au début de l’album et il est le premier à le regretter. Cette planche fait donc logiquement écho à celle qui ouvrait le récit, dans laquelle figurait le même trio de personnages réuni sur le même pont de bateau. L’une constitue l’envers de l’autre : d’un côté, on assiste à l’aller du voyage, de l’autre, au retour ; au début, il fait jour, à la fin, il fait nuit ; dans un sens, tous les personnages sont souriants et courtois, de l’autre, les ténèbres recouvrent leur visage d’un masque mélancolique.

La mise en page est à l’image de ce renversement. La première page s’ouvrait sur une case qui occupait le tiers de l’espace en montrant le bateau au milieu des flots, tandis que la dernière planche se termine, elle, sur une case similaire, sauf que le point de vue s’est considérablement éloigné de l’embarcation. Dès lors, en termes de tabularité, ce qui était en haut se retrouve en bas, et inversement. À cet égard, le motif de l’éloignement joue aussi un rôle important : s’il domine la dernière planche, c’est pour mieux s’opposer à la première qui, elle, était construite sur un effet de zoom avant. Ce rapprochement visuel était symbolique du rapprochement humain des trois personnages, liés par l’amitié ou l’amour naissant. À la fin, au contraire, l’éloignement signifie la rupture et l’impossible communion du journaliste avec les autres, désormais – Lowatt leur tourne même le dos.

Il faut encore remarquer un dernier détail. Au début du récit, Lowatt lisait ses notes à Placido, tandis qu’à la fin il regrette de ne plus pouvoir faire la lecture à ses compagnons. « Tous [ses] livres ont brûlé » un peu plus tôt. Telle est l’humanité en ruines du personnage, à l’aune de sa culture partie en fumée. On peut d’ailleurs s’attarder sur les petits nuages de vapeur qu’exhale le personnage en raison du froid : ils apparaissent comme des bulles blanches informes et vides, vides des mots que Lowatt voudrait lire à ses amis mais qu’il ne lira pas. Ces nuages blancs contrastent avec le panache de fumée noire du bateau, rappelant les effluves de l’incendie, comme pour relever l’ambiguïté mélancolique de ce retour. Mais Lowatt ajoute connaître néanmoins « quelques poèmes par cœur ». Ainsi le cœur, comme celui des bêtes, recèle encore des beautés qui survivent à la sauvagerie et à la destruction. C’est dès lors à la poésie de sauver cette fin teintée de désespoir. Les deux premières bandes de la planche sont d’ailleurs construites sur un parallélisme visuel qui n’est pas sans rappeler la musicalité et le rythme des vers d’un poème.

Dès lors, au-delà des limites et de la claustration qui composent le motif de ces deux bandes (porte de la cabine, garde-fou du bateau, silhouette des montagnes), tout un monde réapparaît dans la dernière case – le monde que le récit avait fini par laisser derrière lui. On retourne donc là où tout a commencé, dans un silence de deuil qui est peut-être aussi une promesse – celle de se retrouver un jour soi-même, tel qu’on était avant la tragédie.

Nicolas Tellop