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rêve

Thierry Groensteen

Le dessin est apparu très tôt comme un moyen de donner consistance aux images dont sont tissés nos rêves. À notre connaissance, le premier rêve authentique retranscrit sous cette forme est de la main de Dürer : un déluge d’eau évoqué dans une aquarelle. À l’époque moderne, des peintres surréalistes comme Ernst, Dali ou Magritte se sont inspirés de rêves, empruntant cette « voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient » − pour reprendre les mots de Freud – et qui lève les censures de la raison. Les dessinateurs humoristes n’ont pas été en reste (Voyages du rêveur, de Maurice Henry, 1979). Quant à la bande dessinée, elle a scellé un pacte entre l’imaginaire et l’onirisme dès 1905 avec le chef-d’œuvre de Winsor McCay Little Nemo in Slumberland.

[septembre 2013]

Le dessin est apparu très tôt comme un moyen de donner consistance aux images dont sont tissés nos rêves. À notre connaissance, le premier rêve authentique retranscrit sous cette forme est de la main de Dürer : un déluge d’eau évoqué dans une aquarelle. À l’époque moderne, des peintres surréalistes comme Ernst, Dali ou Magritte se sont inspirés de rêves, empruntant cette « voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient » − pour reprendre les mots de Freud – et qui lève les censures de la raison. Les dessinateurs humoristes n’ont pas été en reste (Voyages du rêveur, de Maurice Henry, 1979). Quant à la bande dessinée, elle a scellé un pacte entre l’imaginaire et l’onirisme dès 1905 avec le chef-d’œuvre de Winsor McCay Little Nemo in Slumberland.

Longtemps, les « rêveurs de papier » par excellence ont été des enfants. Petits garçons comme Nemo, comme le Nibsy de George McManus (Nibsy the Newsboy in Funny Fairyland, 1906), le Danny de Clare Briggs (Danny Dreamer, 1907) et le Bobby de Frank King (Bobby Make-Believe, 1915), ou fillette comme la Polly Sleepyhead de Peter Newell (1906).

Cette affinité naturelle s’explique aisément : l’enfant a déjà la capacité de s’échapper, par le jeu, dans une réalité parallèle, de « faire comme si » (la fameuse formule « on dirait que » permet d’entrer de plain-pied dans n’importe quel scénario fantasmatique). Il est, par ailleurs, entouré d’êtres inertes (animaux en peluche, poupées, soldats de plomb, cow-boys, etc.) qu’il investit d’un pouvoir d’animation, faisant d’eux d’authentiques partenaires vivants. (Calvin et Hobbes, de Bill Watterson, illustrera magnifiquement toute la puissance de ce mécanisme.) Le rêve et le jeu apparaissent donc comme deux types d’affabulation entre lesquels il y a peu de distance. Le ludique et l’onirique sont taillés dans la même étoffe, celle du merveilleux. La différence est que le scénario du rêve est subi au lieu d’être contrôlé.

Little Nemo fixe une formule : celle de la page, unité narrative et plastique, qui coïncide avec une « tranche de rêve » et se termine par le réveil du protagoniste, réveil qui prend fréquemment la forme littérale d’une chute… en bas du lit. McCay n’en est pas l’inventeur, puisqu’on en trouve des exemples dès le XIXe siècle, en particulier dans l’imagerie populaire (production de Pellerin, à Épinal, et surtout de Quantin, à Paris), par lesquels le maître américain a peut-être été inspiré.
Les rêves de Nemo prennent souvent un tour effrayant : l’enfant tombe dans des sortes de cactus effilés, il dégringole un escalier monumental, il se transforme en « mauvais dessin », sa jeune partenaire se brise en morceaux ou se révèle n’être qu’un trompe-l’œil, et ainsi de suite. Ses songes suivent presque tous la même pente : une situation plaisante, prometteuse, parfois héroïque, se dégrade, se délite, tourne mal, provoquant un réveil en sursaut. McCay a poussé encore plus loin la franchise dans la narrativisation des cauchemars avec son autre série, Dream of the Rarebit Fiend, qui s’adressait à un lectorat plus adulte et ne totalise pas moins de huit cents épisodes. L’imaginaire y est plus sombre, le ton plus satirique. Le rêve n’est ici qu’un déguisement, une manière de frapper d’impunité les contenus proposés et une licence permettant de pousser les situations jusqu’à l’absurde.

Dans la remarquable édition compilée Ulrich Merkl, on peut trouver un recensement des thèmes abordés dans les « Rarebit Dreams » : ce sont notamment l’anticléricalisme, la boisson, le tabac, les courses, les sans-abri, la franc-maçonnerie, le suicide, les démêlés conjugaux. On ajoutera à cette liste la peur du fiasco sexuel, de la folie et de la mort. Rien de très réjouissant, comme l’on voit. L’imagination de McCay ne puise pas ici dans le répertoire du merveilleux, mais, bien souvent, dans sa propre expérience, nombre d’épisodes s’inspirant de sa vie personnelle (un déménagement, une demande d’augmentation, les tournées du dessinateur sur les scènes de vaudevilles, les goûts dispendieux de sa femme en matière de toilettes et de chapeaux).

Un autre maître du neuvième art − dont, comme l’on sait, l’œuvre comporte quantité d’allusions à la folie, à l’alcool et aux drogues − a signé des images de cauchemars mémorables et particulièrement anxiogènes. Qui ne se souvient d’Haddock s’apprêtant à vriller un tire-bouchon dans le crâne de Tintin, de Philippulus déroulant un parchemin représentant une araignée géante, ou bien encore de l’irruption de Rascar Capac dans la chambre où dort le jeune reporter ? Mais, chez Hergé, l’onirisme est une échappée hors du cercle du réel raisonnable, toujours caractérisée par sa brièveté. Une, deux, trois images au plus, qui viennent trouer la continuité narrative, faisant surgir de l’élucubration, du fantastique, de l’épouvante, en un mot du refoulé.

Dans la bande dessinée moderne, les séquences hallucinatoires sont devenues très fréquentes, au point que Jacques Dürrenmatt croit y reconnaître « un constituant obligé de la fiction psychologique ». Le rêve, supposé doter le personnage d’une épaisseur humaine, vient fixer une psychologie, nouer des liens entre des éléments disparates, cristalliser les enjeux d’un récit, ou le redoubler sur le mode métaphorique. Ainsi, dans Asterios Polyp, de Mazzucchelli (2009), la scène où Hana rêve qu’elle est étouffée par un oreiller, ou le chapitre accompagnant Asterios/Orphée dans sa descente aux Enfers. Même dans une série au ton humoristique comme Monsieur Jean, de Dupuy et Berberian, les séquences de rêve sont l’un des moyens privilégiés pour exprimer les états d’âme du personnage, ses angoisses ou ses phobies (on se souvient notamment de l’attaque des pizzas dans l’épisode Les Nuits les plus blanches). Tandis que, dans une bande dessinée de facture plus moderne comme Pages intérieures, de Jacky Beneteaud et Stéphane Courvoisier (2011), qui relève d’un fantastique cérébral et spéculaire d’inspiration borgésienne, les séquences de rêve (pages 23 à 29 et 48 à 56) se font plus longues ; elles se distinguent des autres scènes par le fait que le texte s’y absente et que le jeu des images s’y déploie souverainement, mais les liens que ces méandres oniriques entretiennent avec le cours de l’intrigue conservent une part de mystère, tant pour les protagonistes que pour les lecteurs ; il s’agit plutôt d’un système d’échos, d’un réseau de résonances sensibles.

Chez certains auteurs, rien ne distingue, formellement, les images de rêve des images de la « réalité ». Au contraire, d’autres auteurs utilisent des marqueurs visuels qui signalent le statut particulier des séquences oniriques en introduisant une différence ; celle-ci peut affecter le cadre (aux coins arrondis, au tracé ondulé ou intermittent), la chromie, la technique (passage de l’encre au crayon, par exemple) ou le style graphique lui-même (passage d’une facture globalement réaliste à un trait plus libre ou affecté de certaines distorsions). Fréquemment, le rêve cohabite avec l’image du personnage endormi : il surplombe celui-ci, occupant le fond de l’image, flottant dans un espace vide ou enclos dans une bulle en forme de nuage. Ces procédés ne sont pas spécifiques à la bande dessinée, puisqu’ils se rencontraient déjà dans l’iconographie médiévale.
Lorsque les images de rêve ne sont pas désignées comme telles par des marqueurs formels ou par le dédoublement du protagoniste, elles ne se laissent identifier que si la séquence onirique est annoncée à son début ou désannoncée à son terme. Le rêve est un espace parallèle dans lequel on entre et dont on sort. Mais la frontière entre réalité et imaginaire peut être délibérément brouillée ou rendue invisible. C’est la porte d’entrée qui, plus souvent qu’à son tour, est escamotée. On ne comprend qu’après coup que la scène sur laquelle se passaient les événements auxquels on vient d’assister n’était plus celle du réel. On en avait, certes, le pressentiment, en raison de leur « inquiétante étrangeté ». Mais l’intuition est confirmée a posteriori par la représentation de l’instant du réveil, et nous sommes alors invités à une réinterprétation de ce que nous venons de lire. Dürrenmatt note, à propos de Jimmy Corrigan, que « les rêves de Jimmy ont parfois une fin, jamais de début ». Encore s’agit-il le plus souvent, chez Chris Ware, de rêveries éveillées, de fantasmes ou de bouffées délirantes plutôt que de rêves au sens propre.

Le subterfuge du « ce n’était qu’un rêve » est l’un des plus éculés qui soit. Töpffer déjà avait eu recours à une pirouette finale de cette sorte dans son Docteur Festus : après qu’il soit rentré du grand « voyage d’instruction » dont nous avons suivi les péripéties, « le docteur, revenu à lui le lendemain matin, s’imagine qu’il n’a pas quitté le logis et, tout en contemplant l’aurore, il songe au beau rêve qu’il a fait. » Un exemple postérieur resté fameux est celui de Zig et Puce au XXIe siècle, d’Alain Saint-Ogan (1935). La série n’était pas, habituellement, vouée à l’anticipation, les deux adolescents voyageant beaucoup dans l’espace mais pas dans le temps. Cette unique incursion de Zig et Puce dans l’avenir (au cours de laquelle ils visitent des villes futuristes et se penchent sur la tombe de leur créateur) ne s’explique rationnellement que parce que nos amis ont rêvé. Rationnellement ? Voire. Car il s’agit tout de même d’un rêve partagé, d’un rêve fait à l’unisson et solidairement par les deux héros, postulat dont Saint-Ogan fait mine de ne pas voir l’invraisemblance.
Le célèbre manga de Jirô Taniguchi Quartier lointain (2002-2003) relate, comme l’on sait, l’étrange aventure d’un homme qui se retrouve propulsé dans le passé ; il a réintégré son corps d’enfant, tout en conservant sa conscience d’adulte. Ce postulat fantastique est accrédité par l’hypothèse du rêve. Quand, après avoir perdu connaissance au cimetière où il était allé se recueillir sur la tombe de sa mère, Nakahara reprend ses esprits, il s’interroge : « Je me serais endormi ? » et bientôt « Je rêve ou quoi ? » ; quelques pages plus loin, apercevant dans une vitrine le reflet de sa silhouette d’écolier, le doute n’est plus permis : « C’est bien un rêve, finalement » ; encore plus loin, après qu’il ait repris sa place dans sa famille d’autrefois, il voudrait « se réveiller », « sortir de ce rêve » ; « C’est forcément un rêve … Et je vais me réveiller chez moi. » Mais ce réveil attendu ne se produit pas.. ou plutôt, il n’a lieu que quelque 350 pages plus loin. Quand Nakahara se retrouve à nouveau au cimetière : « Alors c’était un rêve… (…) Mais un rêve si long ? » Il faut bien admettre que l’amplitude et la cohérence de l’expérience que nous venons de partager avec lui rendent l’hypothèse du rêve improbable.

Rêve ou réalité ? L’incertitude est constitutive de nombreux récits, qui se gardent bien de la lever. Nous pensons ici, notamment, à certaines œuvres de Guido Crepax, de Moebius, de Suehiro Maruo ou de Charles Burns, sans oublier le Barnaby de Crockett Johnson (1942).
Julius Corentin Acquefacques, le héros de la série de Marc-Antoine Mathieu entamée en 1990, est, quant à lui, « prisonnier » de ses rêves. Il ouvre chaque épisode de ses aventures par un réveil brutal, une chute en bas du lit. Par un renversement paradoxal, la chute devient ici l’événement inaugural. Et il arrive que Julius se réveille de façon répétée au cours de la même aventure.

Pour cet employé au Ministère de l’humour (où la nature de ses attributions reste vague), l’angoisse existentielle prend la forme d’une crainte continuelle de ne pas faire le bon rêve au bon moment, de le partager imprudemment, de le quitter prématurément, de se « réveiller dans un autre rêve  », de se lancer dans un « rêve à ne pas faire », etc. Dans La 2,333e dimension, les « gardiens de la réalité » viennent d’ailleurs contrôler son « oniroactivité ». Bref, le rêve est une affaire bien compliquée, dont on a vite fait d’enfreindre les règles, et qui exige une attention de tous les instants.

Le thème du rêve a inspiré toute une série de motifs fantastiques : machines ou procédés permettant de lire les rêves d’autrui, d’en dicter ou d’en infléchir le cours, de les contrôler à distance, de matérialiser leur contenu, etc. La série de Segar Sappo (bande complémentaire figurant sur la même page que son Popeye ; en France : Les Prodigieuses Inventions du Professeur Picric) en avait fait le sujet de toute une série de péripéties comiques à la fin des années trente – le gaz « solidificateur de rêve » permettant par exemple à Sappo et à sa femme de découvrir qu’ils se trompaient mutuellement dans leurs songes, lui avec la manucure, elle avec le coiffeur.

Un ou deux ans plus tôt, l’aventurier Brick Bradford avait affronté, au terme de son voyage « au centre de la Terre », Tezcatlipoca l’exterminateur (« dieu du vent nocturne »), dans un « duel en rêve », pour apprendre ensuite de la bouche de Itza, l’aveugle, que s’il n’en était pas sorti victorieux, il ne se serait plus jamais réveillé. Mentionnons aussi tel épisode de Tif et Tondu, par Will et Rosy (Le Grand Combat, en 1967 dans Spirou), où nos héros sont aux prises avec une nouvelle invention de Monsieur Choc, qui permet à celui-ci de s’introduire dans les rêves de chacun et de lui faire vivre des expériences infernales. Personne ne peut y résister. Avec l’aide du lama Tsampa, Tif parviendra à s’introduire à son tour dans le rêve de Choc. « Duel de rêves », là encore. L’histoire s’ouvre, de manière très symbolique, par le passage d’un poste frontière – un motif dont la récurrence est notable chez Marc-Antoine Mathieu.

Il a fallu attendre qu’elle annexe le vaste domaine des écritures du Moi, de l’autobiographie, pour que des dessinateurs entreprennent de mettre des images sur leurs propres rêves. La démarche ne va aucunement de soi. Qu’elles soient rêvées, imaginées ou remémorées, les images mentales sont partielles et vagues. Il leur manque la précision à laquelle est astreint le dessin. Hergé confiait à Numa Sadoul : « Les rêves que l’on fait sont tellement vagues, tellement flous qu’il est difficile de les dessiner : on sent que c’est à peu près cela, mais dès que l’on veut leur donner une forme, ils vous échappent. » À cet égard, David B. apparaît comme doué d’une mémoire exceptionnelle − d’ailleurs entraînée avec méthode −, lui qui a pu déclarer : « Dans mon sommeil, la lumière des rêves éclaire comme en plein jour. » Le Cheval blême (1992) puis Les Complots nocturnes (2005) sont des recueils de récits de rêve, tous précisément datés, aux tonalités presque toujours sombres et angoissantes, dans lesquels se déploie une véritable science de la dramaturgie onirique.


Parmi les dessinateurs qui se sont adonnés au même exercice, il faut mentionner Art Spiegelman (cf. les deux « Real Dreams » dans l’anthologie Breakdowns), David Heatley, Jean-Christophe Menu et surtout trois femmes, Julie Doucet, Johanna (Schipper) et Rachel Deville. La place du corps et de la sexualité dans les rêves rapportés par Julie Doucet (ils figurent pour la plupart dans le recueil Ciboire de Criss !, paru en 1996) a souvent été relevée. La dessinatrice québécoise se rêve notamment en astronaute se masturbant avec des biscuits ; en pique-niqueuse agressée sexuellement ; en opérée ayant changé de sexe ; en suceuse de pénis fraîchement coupé ; ou encore en femme accouchant d’un chat. Johanna, elle, s’intéresse au rêve dans son rapport avec les pratiques chamaniques des peuples animistes, chez lesquels le partage des rêves est une pratique ancienne. L’onirisme caractérise sa série pour enfants Les Phosfées, mais surtout les récits postés sur ses deux blogs successifs, Les Contes du jour nouveau puis L’Œil livre. L’Heure du loup, de Deville (2012) rassemble une vingtaine de rêves qui constituent une exploration méthodique de ses inquiétudes et tourments existentiels.

Nombre de dessinateurs ont témoigné du fait que les longues heures de quasi immobilité passées à fixer une feuille de papier et à y inscrire des traces ayant une dimension presque hypnotique les plongent dans une sorte d’état second ou, selon les mots de Moebius, de « transe légère ». Et Gary Panter a eu cette formule : « Pour moi, quand je dessine des comics c’est comme si je rêvais tout en étant éveillé ». On touche peut-être là au ressort secret de cette affinité profonde, de cette complicité que la bande dessinée semble, depuis toujours, entretenir avec le rêve.

Thierry Groensteen

Bibliographie

Dürrenmatt, Jacques, « Les rêves de Jimmy : divagations sans frontières dans la bande dessinée contemporaine », Le Début et la fin. Roman, théâtre, BD, cinéma. URL : http://www.fabula.org/colloques/document899.php / Groensteen, Thierry et allii, Nocturnes : le rêve dans la bande dessinée, Citadelles & Mazenod, octobre 2013. / Merkl, Ulrich, The Complete Dream of the Rarebit Fiend, [Marienberg], Beduinenzelt, 2007. / Horeau, Yves, « Le cauchemar prophétique de Tintin », Les Amis de Hergé, No.53, printemps 2012, p. 44-45, et No. 54, automne 2012, p.26-27. / Samson, Jacques, « Le rêve : un embrayeur pictural », Neuvième Art, No.11, octobre 2004, p. 78-81.

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