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le sacre de Bucquoy

Le nom de Jan Bucquoy s’efface peu à peu de la mémoire des amateurs de bande dessinée.

Vous souvenez-vous du Bal du rat mort (avec Jean-François Charles), de Jaunes (avec Tito), d’Autonomes (avec Santi) ou d’Alain Moreau (avec Hernu) ? En tout, ce sont plus de trente-cinq albums que Bucquoy a scénarisés dans les années quatre-vingt, ce qui n’est pas rien. Sauf erreur, ne sont plus disponibles aujourd’hui – aux éditions Glénat – que les trois premiers tomes de la série Les Chemins de la gloire, illustrée par Hulet, l’histoire d’un boxeur qui cherche la gloire sur fond d’années trente, et qui finira légionnaire.

En Belgique du moins, Bucquoy ne se fait pas oublier. Depuis qu’il a tourné le dos à la bande dessinée, ses activités ont pris des formes multiples : peinture, théâtre, cinéma, détournement d’objets, performances… Mais c’est d’abord pour ses provocations que l’homme fait régulièrement parler de lui. Des actions telles que la décapitation d’un buste du roi sur la Grand-Place de Bruxelles, une parodie de coup d’État tous les 21 mai, la destruction publique d’une (probablement fausse) gouache de Magritte, des attaques en règle contre certains hommes politiques, tels l’ancien premier ministre Paul Vanden Boeynants ou encore Herman Van Rompuy, bien avant que ce dernier ne devînt Président de l’Union européenne… Bucquoy refuse de poser à l’artiste et se définit d’abord comme un agitateur. Il considère la subversion comme un des Beaux-Arts.

À l’époque où je vivais à Bruxelles, il m’est arrivé de partager la tribune avec lui, pour telle ou telle rencontre autour de la bande dessinée. Nos rapports étaient cordiaux, mais je me souviens que, dès que j’essayais d’aligner deux idées, d’articuler un discours vaguement sérieux, il arrivait immanquablement que Bucquoy se levât et hurlât : « Et l’orgasme dans tout ça » ?

La France réserve un bon accueil aux enfants du surréalisme belge, à cette douce folie anarchisante qui est celle d’un Philippe Geluck, d’un Benoît Poelvoorde ou d’un Benoît Delépine. (Bon, d’accord, Delépine n’est pas belge, mais enfin convenez qu’il mériterait de l’être.) Bucquoy, lui, est inassimilable. Superlativement belge. Et longtemps fier de l’être ; mais plus maintenant, car il observe avec tristesse que le pays « se fissure en sous-tribus ».

On doit encore à Bucquoy la création d’un musée de la frite dans les années quatre-vingt, puis d’un musée du slip, ouvert à Bruxelles en janvier 1991. Certains de ses films ont une dimension autobiographique, d’autre sont ouvertement politiques, comme celui intitulé Fermeture de l’usine Renault à Vilvoorde.

Autobiographique, son album de bande dessinée Jean-Pierre Lheureux, brèves rencontres (avec Hernu ; 1987) l’était aussi. Ou plus exactement autofictif, comme l’on dit désormais. Un album pétri d’autodérision, inspiré de « la réalité de la vie, avec un zeste d’exagération, et les fantasmes qui sont aussi une partie de la réalité ». L’histoire d’un « dragueur marrant qui n’y croit pas trop, obsédé par les femmes, le sexe et la mort, hanté par le désir de devenir le meilleur écrivain du monde et qui ne parvient jamais à placer ses manuscrits. » (Je cite des propos de Bucquoy recueillis par Jacques de Pierpont pour Les Cahiers de la bande dessinée.)

Bucquoy n’a pas craint d’attaquer de front les symboles les plus consensuels de la Belgique : Tintin et la famille royale. Il fut l’éditeur (et plus que vraisemblablement le scénariste) de La Vie sexuelle de Tintin, publiée pour la première fois dans son magazine Belge en 1990. Et on lui doit nombre de collages pornographiques impliquant le roi Baudoin et la reine Fabiola.

On peut voir de larges échantillons non expurgés de toute cette production dans l’ouvrage Jan Bucquoy illustrated, que viennent de publier en coédition 100 Titres (Bruxelles) et Yellow Now (Crisnée). Cent cinquante-six pages et un DVD pour retracer le parcours de cet irrécupérable trublion, et le tout bénéficiant du soutien financier des autorités flamandes. Heureux pays, où l’argent public sert à subventionner des hommages aux fauteurs de désordre public !

Jan Bucquoy aura soixante-cinq ans cette année. Il est également l’auteur du livre La Vie est belge, paru chez Michalon en 1997.