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de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace !

La dénomination du « prix de l’audace », décerné pour la première fois à Angoulême, peut sembler curieuse. Mais peut-être ne sera-t-elle jamais si bien justifiée, dans l’avenir, qu’elle ne l’est cette année par la singularité du livre primé, Alpha… directions, de Jens Harder. Je ne veux pas utiliser l’espace de ce blog pour promouvoir un album dont je suis l’éditeur, et qui d’ailleurs n’en a pas besoin, puisqu’il en est déjà à son troisième tirage. Je voudrais seulement souligner que, audacieux, Alpha ne l’est pas seulement par un propos d’une ambition phénoménale. (Rappelons que le livre retrace les formes successives que la vie a prises sur notre planète pendant quatorze milliards d’années, c’est-à-dire du Big Bang jusqu’à l’apparition du premier homme. Et qu’il ne s’agit que du premier volet d’une trilogie – en quatre volumes –, dans laquelle Harder se propose de traiter tout ensemble du passé le plus lointain, de l’histoire récente, du présent et même du futur qui nous attend !) Il l’est aussi en tant qu’objet physique, réalisation éditoriale.

Je le mesure en voyant les éditeurs étrangers auxquels je propose de traduire cette œuvre hocher la tête : ils se déclarent très impressionnés par le travail de l’artiste, mais se refusent à assumer le risque d’un livre de 356 pages, cartonné, usant de sept bichromies différentes. Incertains de pouvoir le rentabiliser sur leur propre marché national, ils ne sont pas assez audacieux pour inscrire à leur catalogue cette œuvre hors norme. (Je pense que certains finiront tout de même par y venir, et peut-être la récompense angoumoisine aidera-t-elle à les décider.) N’est-ce pas, pourtant, la prise de risque qui fait la noblesse du métier d’éditeur, surtout quand on a entre les mains une œuvre d’exception, un enjeu qui en vaut la peine ?

Apparition du premier homme dans Alpha… directions (Actes Sud – L’An 2)

Aux États-Unis, le marché intérieur est vaste, et le risque moindre. Alpha effraie pourtant aussi les éditeurs américains, mais pour d’autres motifs. Dans ce pays où le débat entre darwinisme et créationnisme fait rage, il ne semble pas opportun de publier un roman graphique qui est une ode à la théorie de l’évolution, si celui-ci n’est pas scénarisé par un expert, une autorité scientifique. Le sujet est trop sensible. Je fais valoir que personne, à ce jour, n’a trouvé à reprendre aux propositions de Jens Harder, que celui-ci s’appuie sur une documentation irréprochable et que des magazines tels que La Recherche ou Sciences et avenir ont publié des recensions très élogieuses du livre, mais ces arguments ne paraissent pas suffire à rassurer mes confrères américains. Plus volontiers accorde-t-on, dans ce pays, une tribune médiatique, à une heure de grande écoute, aux vaticinations d’un télévangélisateur !

Et quoi ! quand Crumb illustre la Genèse, lui-demande-t-on ses diplômes de théologien ?