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la bande dessinée numérique française et le webtoon coréen : deux modalités de la lecture sur écran

Bokyoung Yun

[mars 2013]

La bande dessinée, fondée sur la collaboration du texte et de l’image dessinée, semble un média facilement identifiable. Cependant sa forme connaît des différences significatives suivant les aires et traditions culturelles. Et le système narratif lui-même peut présenter des dissemblances importantes en fonction du lieu de production.

1.
Au cours de la période récente, les échanges et influences croisés se sont multipliés au plan international, de sorte que l’on est amené à penser que les spécificités des différentes traditions nationales ont eu tendance à s’estomper. Nombreux sont les auteurs de bande dessinée qui s’avouent influencés par des créateurs étrangers et dont l’œuvre témoigne d’une culture internationale. Cette dernière est de plus en plus partagée par les lecteurs eux-mêmes.

Prenons l’exemple du manga. Quand il a commencé à être très timidement diffusé en Amérique et dans certains pays européens, au cours des années 1970, il passait, aux yeux des lecteurs occidentaux, pour singulièrement exotique et insolite. Devenus familiers, les codes du manga sont aujourd’hui acceptés et certains auteurs occidentaux les utilisent dans leurs propres œuvres. Scott McCloud a décrit cette évolution : « En Amérique du nord, les fans de mangas et d’animés du milieu des années 90 ont rallié les rangs des jeunes auteurs prometteurs de la dernière décennie » [1]. Et le même auteur d’observer : « Quel que soit l’élément qui fait l’unicité de la bande dessinée américaine, il s’est probablement brouillé ces vingt dernières années sous les influences japonaise et européenne − tout comme les bandes dessinées japonaises et européennes sont elles aussi moins tranchées. L’Europe, l’Amérique et le Japon ne seront peut-être plus jamais aussi distincts que quand j’ai débuté. Le monde rapetisse, des styles internationaux surgissent, et bientôt Internet risque de tout mélanger. Mais les océans semblaient particulièrement vastes pour un jeune fan de bande dessinée en 1982 » [2].

Si les échanges internationaux se sont développés, avec pour résultat d’atténuer quelque peu les différences entres des œuvres d’origines diverses, la plupart des bandes dessinées restent encore cantonnées dans les zones géographiques, sociales, culturelles où elles ont été créées. Le manhwa, dont je vais parler ici, trouve son aire de diffusion naturelle en Corée et dans quelques autres pays d’Asie. S’agissant des échanges avec la France, les deux marchés (français et coréens) se sont ouvert l’un à l’autre dans les années 2000, mais il serait très exagéré de dire que le manhwa a réussi à s’installer sur le marché français et à s’y populariser.

La bande dessinée française et la bande dessinée coréenne conservent des spécificités qui les opposent. La première concerne le support. En France, le livre reste le support dominant. Constitué d’une suite ordonnée de pages, le livre est l’héritier d’une civilisation du texte, et il appelle une lecture. Aussi les Français disent-ils lire des bandes dessinées. Mais en Corée, au lieu du verbe lire, on utilise celui de regarder. Une bande dessinée ne se lit pas, elle se regarde. Ce n’est donc peut-être pas un hasard si le manhwa semble abandonner le livre comme support de référence pour s’installer massivement sur le Net. Il a d’ailleurs reçu un nouveau nom : le webtoon.
Au-delà des questions de vocabulaire et de la question du support, il y a sans doute lieu de s’interroger sur les différences dans la perception culturelle de l’objet bande dessinée. On n’accède pas de la même façon à un média lu ou à un média regardé. La terminologie touche ici à une propriété centrale de la bande dessinée : son caractère hybride, le fait qu’elle mélange le texte et l’image. C’est tout le système de la narration propre à la bande dessinée, et les modalités de son appréhension par le public, qui sont remis en jeu par cette différence entre « lire » et « regarder ». Et peut-être touche-t-on le cœur de la différence essentielle entre la bande dessinée francophone et le manhwa en disant que l’une penche vers le lisible, l’autre vers le visible.

Ces deux traditions n’ont pas suivi le même chemin, elles ne partagent pas la même histoire. On ne peut pas les analyser comme deux conséquences d’un même processus. Aussi, pour qui compare un album de bande dessinée français et un livre de manhwa, les différences sont faciles à constater. Mais le passage à l’ère du numérique a peut-être accentué ces différences. En analysant ici certaines caractéristiques du webtoon (le manhwa numérique), je voudrais montrer que le manhwa est mieux prédisposé à s’adapter à la diffusion sur écran, celle-ci ne faisant qu’accentuer son caractère de visibilité.

2.
Pour être présentée au public, la bande dessinée a besoin d’un support de diffusion (plus savamment : d’une surface phénoménologique). Sa réalisation prend nécessairement ce support en compte et adapte le contenu, les intentions, aux spécificités matérielles. Le texte et l’image, notamment, peuvent se combiner de différentes manières, en fonction du support sur lequel ils devront collaborer.

Face à l’avènement du numérique, les points de vue divergent. Certains se réjouissent de la « libération » qu’offrent les ressources de la toile infinie, d’autres se montrent préoccupés par l’éventualité d’une perte de ce qui constituerait l’essence même du média. En tout état de cause, la bande dessinée numérique semble essentiellement différente de la bande dessinée imprimée sur papier. Thierry Groensteen a résumé la question à laquelle elle nous confronte, celle de décider « si la bande dessinée numérique interactive de demain pourra encore être considérée comme de la bande dessinée, ou bien si, soit qu’elle ouvre des possibilités d’expression radicalement nouvelles, soit qu’elle change du tout au tout l’expérience même de la lecture, nous assistons à la naissance d’un nouveau média. » [3]
Je suis d’accord avec le point de vue défendu par Groensteen, selon lequel la bande dessinée ne gagne rien à être enrichie par de l’image animée ou du son : « Il n’y a nul besoin de “faire vivre” la bande dessinée, qui est une forme parfaitement accomplie comme telle. » [4]

Cependant la bande dessinée a besoin d’être montrée, et il est normal que ses supports de diffusion puissent suivre l’évolution des développements techniques. Le mur (de galerie, de musée) constitue un autre support sur lequel on peut rencontrer de la bande dessinée. On l’y découvre d’une manière différente, une bande dessinée exposée étant faite pour être regardée plutôt que lue. Pierre-Laurent Daures écrit qu’il s’agit alors d’« offrir une expérience esthétique se substituant à l’expérience de lecture. En partant de l’évidence que la lecture d’un livre et la visite d’une exposition sont deux expériences distinctes, on peut admettre avec Thierry Groensteen qu’elles “n’en sont pas moins toutes les deux licites et susceptibles de procurer du plaisir”. » [5]

L’écran, pour sa part, est un dispositif individuel : il peut donc assurer une lecture intime. Comment la bande dessinée peut-elle le mieux s’adapter à son efficacité propre ? À cet égard, les choses ont déjà évolué. Au début de l’ère du numérique, les écrans ne proposaient, en fait de bandes dessinées, que des petites anecdotes. Aujourd’hui, après de multiples expériences, on trouve des bandes dessinées sur écran qui s’apparentent à des histoires longues caractérisées par une véritable ambition narrative. Mais la forme de la narration n’est plus exactement celle qu’imposait le support papier. Le dispositif qui est désormais privilégié est celui de l’écran déroulant vertical. Il induit une analogie entre la lecture sur écran et le déroulement d’une pellicule cinématographique. Le lecteur est appelé à saisir l’objet bande dessinée autrement.

3.
En Corée, où, comme nous l’avons dit, le manhwa, devenu principalement numérique, a été rebaptisé webtoon, ce principe de défilement sur écran est appelé « mode du rouleau » ou bien encore « mode de la molette de souris ».
Sur l’écran, les images peuvent être déroulées verticalement sans limite ni interruption. On parle de la « toile infinie ». Un dispositif qui n’est pas sans rappeler les supports des livres les plus anciens (le rouleau, ou volumen, qui précéda le codex) et certains systèmes de narration en images également tenus pour primitifs (les e-makimonos japonais).

McCloud, qui accueille très positivement le support écran, y voit un moyen de réinventer la bande dessinée. Il « semble avoir une certaine nostalgie d’une forme originelle de la bande dessinée, quand les images s’alignaient indéfiniment les unes à la suite des autres, sur le modèle de la colonne Trajane ou de la tapisserie de Bayeux. [6] » On peut considérer la suite infinie d’images comme un modèle parfait pour la bande dessinée ; on peut aussi ─ c’est mon avis ─ déplorer la perte de la notion de mise en page. Se contenter de mettre des images à la suite, c’est abdiquer toute intention d’ordre esthétique par rapport à la gestion de l’espace. Le principe selon lequel « chaque vignette occupe un site déterminé, non seulement dans la page mais aussi dans le livre » [7] cesse d’être vrai.

L’idée d’une toile au déroulement infini trouve ses limites dans la réalité. Tous les contenus d’une bande dessinée d’une certaine ampleur ne peuvent tenir à l’intérieur d’une seule et même fenêtre. Des subdivisions, un chapitrage, sont inévitables. La bande dessinée numérique a donc tendance à se déployer en plusieurs épisodes. La page d’accueil est la zone intermédiaire, de transit, qui permet d’accéder aux différents épisodes. Mais, contrairement au livre qui manifeste physiquement la clôture de l’œuvre, la configuration de la page d’accueil n’est pas dictée par les caractéristiques objectives de l’œuvre (par exemple sa longueur), elle obéit à des principes visant à un usage commode pour les internautes.
Pour le dire autrement, les bandes dessinées numériques ne sont que faiblement éditées : le modèle, la forme, le style en sont relativement arrêtés et fermés. On peut voir ici deux pages d’accueil de sites ou portails de bandes dessinées numériques, l’une coréenne et l’autre française. Plusieurs bandes dessinées y sont proposées, mais on n’a pas pour autant le sentiment d’être face à une sorte de librairie virtuelle. Les œuvres ne sont présentées qu’à travers leur titre et une image miniature. Le Web offre certes « la certitude que peut procurer une formule d’abonnement de ne manquer aucun nouvel épisode » [8] mais chacune des œuvres y perd en autonomie : elle partage la même page d’accueil avec d’autres, elle ne ménage pas un seuil qui lui appartienne en propre.

Dans l’esprit de McCloud, « le modèle linéaire, ce sentier idéal, aurait (…) été brisé par l’imprimé » [9], lequel impose un format contraignant. Il me semble, au contraire, que c’est en réalité la lecture des bandes dessinées sur écran qui est « brisée » ou appauvrie par le glissement de la « fenêtre mobile » et par l’homogénéisation de la forme. Dans un album, la disposition concertée des images dans la page ne contrevient jamais à leur successivité dans l’ordre de la narration et de la lecture. En revanche, la diffusion numérique peut, elle, compliquer le fait de suivre le fil du récit et, par ailleurs, en découpant l’œuvre en épisodes, lui ôter la dimension de totalité réalisée. Un troisième problème, d’un ordre différent, est que la dématérialisation de l’œuvre peut induire chez le lecteur le sentiment de sa gratuité.


Cependant, la lecture sur écran peut aussi s’envisager en termes de gain, notamment en ce qui concerne certaines propriétés dramatiques et cinématiques de l’expression. Examinons un exemple précis. Dans cet extrait de webtoon, il s’agit d’un match de base-ball. Les actions du joueur sont décomposées en plusieurs cases, disposées à la suite selon un axe vertical. La scène profite de cette illusion de déroulement fluide engendrée par le déplacement de la « fenêtre mobile » : en regardant ces images, on reconstitue sans effort le geste du lanceur, et, parvenu à la quatrième case, on suit la trajectoire de la balle, qui semble synchrone avec le mouvement vertical imprimé à la roulette de la souris.
De semblables cases verticales perdent de leur fluidité lorsqu’elles sont transposées sur un support imprimé. Voici la version livre de la même scène.

Nous constatons que la mise en page est inadéquate. La quatrième case a été divisée, répartie sur deux pages. L’œil perçoit de manière fragmentée ce qui devait lui être proposé en continu. Pour le coup, il est patent que c’est la matérialité du livre qui bride et contrecarre un effet qui profitait pleinement de la liberté offerte par le monde virtuel.

4.
Comparons maintenant l’utilisation qui est faite de l’écran par la bande dessinée numérique française, d’une part, et par le webtoon coréen, de l’autre.

Comme la fenêtre mobile peut glisser dans les deux sens, on observe que, dans un premier temps, les concepteurs ont hésité à privilégier la séquence verticale ou la séquence horizontale. Le modèle du livre était sans doute encore prégnant, dans lequel les éléments sont alignés suivant l’axe horizontal, dans les limites de la largeur du livre qui impose des « descentes à la ligne », des changements de registres. S’agissant de la lecture sur écran, il semble pertinent de ne pas contredire la lecture verticale par l’usage de syntagmes horizontaux trop appuyés. Le strip doit être le moins large possible.
Le webtoon va quelquefois plus loin, en alignant côte à côté des cases qui ne sont pas partie prenante d’un strip, mais qui sont prises dans des articulations séquentielles strictement verticales. Cette composition fait clairement songer au déroulement d’une pellicule cinématographique.

Toutefois, à l’inverse de l’exemple reproduit ci-dessus, le webtoon a tendance à respecter un découpage en strips (souvent, mais pas systématiquement, composés d’une seule case) et à mettre beaucoup d’espace entre eux. Chaque strip tend alors à s’afficher seul dans la fenêtre de l’écran, les cases n’étant pas coupées par les bords de celui-ci. La vitesse de défilement et, partant, de lecture, est laissée à l’appréciation de l’internaute.
Pensée pour l’écran, cette configuration pose elle aussi des problèmes lorsque la même œuvre doit être adaptée pour le support papier. En dépit des modifications qu’apportent les éditeurs, la disposition des éléments au sein du livre est rarement optimale.

Comparons des extraits de webtoons coréens proposés sur le site Naver avec des extraits de bandes dessinée numériques françaises proposés sur Delitoon : on voit que les auteurs français n’ont pas adopté cette tendance à mettre beaucoup d’espace blanc entre les strips. Et pourtant Delitoon a initialement pris le webtoon pour modèle, comme l’atteste cette déclaration : « Delitoon (www.delitoon.com) propose en effet une nouvelle façon de lire, mais aussi de créer de la bande dessinée pour les écrans. À l’initiative du projet, Didier Borg, éditeur du label KSTR (Casterman) depuis 2006, présente son modèle qu’il pense simple, universel et accessible à tous. Le modèle est connu : il s’agit du webtoon coréen. » [10] La référence avouée au modèle coréen n’implique donc pas une mise en forme similaire des contenus. Mais la bande dessinée numérique française est peut-être appelée à évoluer ?

Pour l’heure, la bande dessinée numérique française a perdu la notion de page mais elle reste encore attachée à la proximité entre les cases, placées bord à bord et formant un tout compact. Si on la compare avec le webtoon, on peut dire qu’elle « coule » moins : le regard est arrêté, il reste plus longtemps sur un strip. Ainsi, à mes yeux de Coréenne, il semble que la bande dessinée numérique française, en dépit du changement de support, n’a pas renoncé à être une forme de littérature.

On a vu que, dans le cas des webtoons, la notion de page a complètement disparu, au profit de la case en plein écran. Il y a donc moins de corrélations graphiques ou plastiques entre les cases : offertes séparément à la vue, elles fonctionnent sur le mode individuel. Le lecteur utilise la roulette de sa souris et lit à vitesse à peu près constante. Le dispositif incite à une « lecture pressée ».
« Thierry Groensteen suggère que la lecture d’une bande dessinée procure un plaisir accru par la tension entre une “lecture pressée”, s’attachant au déroulement du récit, et une “lecture gourmande”, s’attardant dans la contemplation des images. » [11] En général, les bandes dessinées sont caractérisées par cette tension, elles permettent deux types de lecture. Mais le webtoon met l’accent sur la lecture pressée. Ce trait renforce l’analogie déjà mentionnée avec la bobine de cinéma, où le défilement des images s’effectue à vitesse constante.
Avant même de migrer vers le support écran, la bande dessinée coréenne avait déjà tendance à privilégier la lecture pressée. On comprend d’autant mieux pourquoi elle s’est aussi diligemment adaptée à l’environnement numérique, qui n’a fait qu’accentuer une tendance naturelle. Un webtoon se consomme souvent comme un film. Il suffit d’observer ces deux derniers extraits pour constater que les images, peu détaillées, ne nécessitent pas que l’on s’y attarde.

Ainsi, nous voyons confirmer le postulat selon lequel le manhwa serait une bande dessinée regardée, tandis que la bande dessinée française est, quant à elle, une bande dessinée lue. Lire ou regarder une bande dessinée : les deux verbes signalent bien deux modalités différentes de l’accès à l’œuvre et, partant, deux conceptions du média. D’un côté, la bande dessinée est appréhendée comme une sorte de littérature, de l’autre, comme un média visuel, à l’instar du cinéma, des séries télévisées ou des jeux vidéo.

Bokyoung Yun

[1] Scott McCloud, Faire de la bande dessinée, Delcourt, 2007, p. 228.

[2] Idem, p. 249.

[3] Thierry Groensteen, Bande dessinée et narration (Système de la bande dessinée, 2), PUF, “Formes sémiotiques”, 2011, p. 68.

[4] Idem, p. 75.

[5] Pierre-Laurent Daures, Enjeux et stratégies de l’exposition de bande dessinée, mémoire de Master, Université de Poitiers / École européenne supérieure de l’image d’Angoulême, 2011, p. 101.

[6Bande dessinée et narration, op. cit., p. 80.

[7] Idem., p. 71.

[8] Ibid., p. 73.

[9] Ibid., p. 80.

[10] Manuel F. Picaud, « Entretien avec Didier Borg », sur le site Auracan.com, octobre et novembre 2011. URL : http://www.auracan.com/Interviews/179-entretien-avec-didier-borg.html

[11] Pierre-Laurent Daures, Enjeux et stratégies de l’exposition de bande dessinée, op. cit., p. 67.