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ambiguïtés de l’auto-représentation

Thierry Groensteen

Dans les bandes dessinées du Moi (autobiographies, confessions, journaux et autres blogs), les dessinateurs sont amenés à pratiquer l’autoreprésentation. Le plus souvent, ils mettent au point une formule graphique, un « Moi-personnage » conventionnel, une effigie qui les représentera en toutes circonstance et assurera leur identification immédiate par le lecteur. Jean-Christophe Menu a proposé à cet égard le concept d’autoarchétype, qui, dit-il « [lui] permet d’avancer le récit sans se poser la question de la représentation » [1].

Comme l’on sait, Art Spiegelman ne se représente jamais sans un gilet noir et une cigarette, ni Menu sans un pull à rayures. On pourrait penser que ce sont là les attributs qu’ils ont respectivement retenus pour leur capacité à « faire image » et à signer un personnage immédiatement reconnaissable. Mais quiconque a fréquenté Spiegelman ou Menu dans la réalité peut en témoigner : il est extrêmement rare de croiser le premier sans un gilet et une cigarette, ou le second sans un pull rayé. De sorte que ce qui pourrait apparaître comme une panoplie conventionnelle − analogue au costume de groom de Spirou ou à la casquette, la boucle d’oreilles et la veste à long pans de Corto Maltese − doit en vérité être versé, non au compte de l’élaboration graphique d’un personnage, mais à celui du code vestimentaire et comportemental de la personne même, à son véritable look.
En revanche, dans la « vraie vie », Ivan Brunetti n’est pas aussi petit qu’il se dessine, Trondheim n’a pas une tête d’oiseau, Larcenet ne présente pas un tarin d’ivrogne aux proportions phénoménales. Ainsi, l’autoreprésentation a cette particularité constitutive d’ouvrir un « espace d’incertitude » : le lecteur n’est pas toujours en mesure de décider si les attributs du personnage représentant l’auteur sont conformes à son apparence réelle ou s’ils relèvent d’une création graphique.

Robert Crumb est l’un des maîtres de l’autocaricature. Adepte d’une certaine outrance dans l’autodérision et d’une hyperexpressivité du corps comme de la face, on comprend bien pourquoi, dans sa préface à l’album de Chester Brown, Paying for it (en France : 23 prostituées, aux éditions Cornélius), il a cru bon de relever la singulière impassibilité du personnage qui représente l’auteur. Cette impassibilité ne peut d’ailleurs manquer de frapper tout lecteur.

Or, le témoignage que livre le dessinateur Seth à la page 255 du même ouvrage sème le trouble. Car ce qui nous apparaissait comme une modalité volontaire de l’autoreprésentation semble relever, en réalité, d’une stricte fidélité à soi. Seth écrit : « J’ai souvent fait plaisamment référence à Chet comme au "robot". (...) Chester paraît animé d’une gamme d’émotions très limitée en comparaison de la plupart des gens. »
On veut bien le croire. Et, sur la foi de ce témoignage, en arriver à la conclusion que si Brown se dessine aussi imperméable aux sentiments, c’est que cela correspond à son comportement réel, dont ses dessins rendent compte avec lucidité.

Mais ce serait sans doute aller trop vite aux conclusions, car la question est plus complexe, plus retorse. En effet, aux pages 4, 5 et 6 de son livre, Chester Brown se dessine en compagnie de Seth et de Joe Matt. Les trois cartoonists arpentent le pavé de Toronto. Ils sont tous trois représentés dans dix-huit vignettes consécutives, et tous les trois présentent exactement le même masque inexpressif : bouches réduites à un trait horizontal et regard absent, dissimulé par des lunettes aux verres opaques.

Il n’est plus possible, au vu de cette séquence, de faire de l’impassibilité du « Moi-personnage » de Brown un reflet de son idiosyncrasie. Dès lors qu’elle est également prêtée aux autres personnages, l’impassibilité doit être réifiée en fait de style. Elle est le résultat d’un encodage graphique concerté, elle relève d’une esthétique.
Une esthétique qui contribue puissamment à faire de Paying for it un livre étonnant, dérangeant : voici en effet un artiste qui nous dévoile un pan de sa vie très privé, que beaucoup d’autres auraient gardé secret, voire jugé un peu honteux (la fréquentation assidue des prostituées), et qui en relate les épisodes les plus crus, les plus intimes, avec une imperturbabilité absolue, en gommant délibérément toute manifestation extérieure d’une quelconque émotion. Comme pour mieux placer le lecteur seul face à de multiples interrogations (sur sa propre conduite sexuelle, sur le phénomène de la prostitution, sur le geste artistique qui consiste à rendre tout cela public).

Peut-être, je n’en sais rien, ce choix esthétique résulte-t-il d’une insatisfaction de l’auteur vis-à-vis de sa gestion des codes physionomiques dans Louis Riel, son précédent roman graphique. Dans cet ouvrage, Brown empruntait assez largement le style d’Harold Gray (l’auteur du newspaper strip classique Little Orphan Annie) et notamment les fameux yeux vides censés favoriser la projection, par le lecteur, de ses propres émotions sur le personnage. Mais ce regard « vide » se combinait à des jeux de sourcils, à une grande expressivité dans les formes de la bouche et à un mélange de réalisme et de caricature dans la caractérisation.

De mon point de vue, la synthèse entre ces différents éléments de style ne se faisait pas toujours de manière très convaincante. A contrario, l’impassibilité présente des avantages certains : celui de la cohérence et celui de la radicalité.

Thierry Groensteen

[1] Jean-Christophe Menu et Christian Rosset, Corr&spondance, L’Association, 2009, p. 10.